Bénin, Mauritanie, 1907-1939. Fiction sur une base historique
Les éléments historiques de ce récit sont inspirés du livre Les royaumes nagos de Pobè et du Hollidjé, et leurs voisins, de V.O. Abogounrin.
C’était un crâne humain d’une blancheur éclatante, poli par le sable et le sel. Le vent sec et chaud qui tourbillonnait sur la dune, faisant s’envoler des nuages piquants comme des moustiques, le sortait peu à peu de l’enfouissement. C’est le destin des choses enterrées dans le sable : ces myriades de grains, fragments de roches ou de coquillages, traversées comme un liquide par des courants profonds, font remonter à la surface les corps flottants. Une heure plus tôt, on n’aurait vu que l’ivoire d’un pariétal, on l’aurait pris sans doute pour un morceau de marbre blanc, ou de calcaire. Mais le vent creusait : l’os malaire apparaissait, et une orbite, la droite ; et l’arête du nez se dessinait déjà. En s’envolant, le sable donnait à l’air une couleur dorée, d’un vieil or qui fuyait vers l’ouest, vers la mer, où il finissait par tomber, formant avec les vagues une boue légère, et grise. D’autres nappes de sable, formées de grains plus légers, partaient au loin rejoindre les nuages. D’autres encore, plus lourds, retombaient avant de toucher l’eau, et commençaient à former une nouvelle dune, à peine visible, mais qui grandirait. À l’horizon, d’autres dunes basses, celles du banc d’Arguin, formaient d’immenses brise-lames qui empêchaient les déferlantes de parvenir à cette côte : aussi n’y voyait-on que des vaguelettes, des bancs de sable où nichaient les oiseaux limicoles, et des pannes où abondaient les vers des sables, les moules et les crabes. Il y avait des hommes, aussi : des pêcheurs, enturbannés de blanc, de bleu ou d’indigo profond, qui lançaient de grands filets ronds où quelques bars, parfois, se laissaient prendre. Ces hommes du désert, pieds nus dans les flaques, lançant leurs éperviers, formaient un spectacle étrange, preuve s’il en fallait que tout a une fin : le Sahara tout autant que l’Océan. Ils ne regardaient pas l’horizon. Ni celui de la mer, ni celui du désert. Ils regardaient leurs pieds, enfoncés dans la vase, et la vie qui surgissait de cette frontière indécise. Ils ne voyaient pas le crâne qui, déjà, montrait les dents, sur la dune, à plusieurs mètres au-dessus d’eux. Pourtant, sous les premiers rayons crépusculaires qui le frappaient, il avait pris une teinte rose orangée, et brillait comme une gemme.
………………
Bien loin de là, dans le golfe de Guinée, sur ce qu’on appelait autrefois la Côte des Esclaves, il y avait une foule de petits royaumes. Jadis, ils se faisaient aimablement la guerre. Le plus souvent, les prisonniers étaient exécutés, lors de cérémonies que les Européens, peu regardants, appelèrent des « coutumes » – après tout, cela concernait les naturels du pays. Mais, de plus en plus souvent, les rois préféraient les vendre : les Blancs payaient bien. Un homme valait environ 350 g d’or, payés en armes de guerre et en marchandises diverses. Certains souverains, comme ceux d’Abomey, en avaient fait leur principale rente, la source de leur puissance, leur raison d’être. D’autres en étaient victimes : ainsi les royaumes nagos qui, cependant, résistèrent. Ils existent encore de nos jours. Mais, dans les candomblés brésiliens, les descendants des déportés ont imposé leurs rites et leur langue. Il y eut aussi des peuples qu’une farouche volonté d’indépendance, un habitat difficile d’accès, marécageux, insalubre pour tout étranger, préserva de la plupart des incursions. Ce fut le cas des Hollis.
Les Hollis vivent dans une cuvette de terres noires, fertiles, mais encombrées de marigots fétides, où vivent les schistosomes, des vers plats qui donnent la bilharziose, et dont s’élèvent les nuages de moustiques qui transmettent le paludisme et la fièvre jaune. Ce sont de bons cultivateurs, et de bons guerriers. Ils ont la réputation d’être peu sociables, même aux yeux de leurs cousins nagos, mais ils sont fidèles en amitié. Quand le roi nago de Pobè voulut se rapprocher des Anglais, quand il fut victime d’une féroce répression française, ils l’hébergèrent, et lui offrirent aide et protection.
C’était avant le déclenchement de la Grande Guerre. Les empires coloniaux s’étaient étendus. L’Allemagne possédait le Togo, bien plus vaste qu’aujourd’hui. La Grande-Bretagne occupait l’actuel Nigeria, plus vaste encore. Entre les deux, la France s’était donné, d’abord, une tête de pont à Cotonou. De là, elle avait conquis le royaume d’Abomey, au cours d’une guerre de deux ans (1892-94). Elle avait ensuite étendu son protectorat sur toute la région, appelée dès lors « Dahomey et Dépendances ». Elle ne pouvait supporter sans réagir qu’un roitelet africain cherchât l’appui des Anglais, dont les premiers postes ne se trouvaient qu’à quelques kilomètres du palais de Pobè. De son côté, le roi trouvait, sans doute, que l’indirect rule à la britannique lui offrait plus d’avantages que le centralisme français. En 1907, il leur envoya Olou Wossa, l’un de ses conseillers, porteur de douze pots de miel en gage de bienveillance. Les Anglais goûtèrent la chose. Ils envoyèrent à Pobè un émissaire, déguisé en marchand, mais les Français le surent. Le roi fut arrêté et condamné à quatre ans de forteresse. Olou Wossa, condamné de même à deux ans, put cacher sa famille chez les Hollis. Ils y restèrent plusieurs années, et y firent souche.
En 1906, Awèlédé, le roi des Hollis, venait de mourir. Celui qui aurait dû succéder était Eïssidja, le chef du village d’Itchougan. La coutume impose en effet une rotation entre trois familles, dont chacune régit l’un des villages du pays. Mais, sans qu’on sache pourquoi, les Français se méfiaient de lui. Il y eut un long interrègne. Ce n’est qu’en 1912 qu’ils favorisèrent Anègbè, le chef du village d’Iwoyè, qui leur paraissait manipulable, et attaché à la « patrie française » : il n’avait accepté le titre qu’à la condition de n’avoir aucun problème avec les troupes françaises et que « sa récade[1] soit le drapeau français ». Par reconnaissance, et pour souligner sa dépendance, l’autorité française lui envoya « une chéchia à double galon d’argent ».
Du côté de l’administration coloniale, cette décision fut très réfléchie : il s’agissait de rompre la règle successorale pour affirmer le poids de la France, pour lui donner le droit de choisir son candidat et, surtout, pour attiser la rivalité des trois dynasties, afin de les affaiblir.
Cet espoir fut déçu.
Anègbè devint donc roi, sous le nom d’Otoutou-bi-Odjo, ce qui veut dire « froid comme la pluie ». De mauvaise grâce, Eïssidja lui envoya le sceptre et les autres regalia, qu’il avait gardés durent l’interrègne. L’arrivée du train à Pobè fit croire à l’implantation définitive de l’autorité française. Mais ce chef-d’œuvre de politique coloniale se heurta, dès avant 1912, au refus des Hollis de payer l’impôt de capitation.
Cet impôt devait être payé par chaque chef de famille, en fonction du nombre de personnes à charge. Il était calculé différemment pour chaque territoire, et censé couvrir les frais de fonctionnement administratifs, « y compris le traitement des fonctionnaires en congé en métropole ». Concrètement, il obligeait chaque paysan à produire plus que de besoin. Cette obligation était voulue : « Le Noir, foncièrement paresseux, ne produira plus qu’il ne lui en faut que par obligation ».
Cet impôt a causé plusieurs révoltes dans l’Empire français. Le mécontentement s’est manifesté dès 1907 en pays holli, et n’a fait que s’amplifier par la suite. À peine libéré en 1912, le roi de Pobè avait dû accepter l’établissement dans sa ville d’une compagnie de tirailleurs « sénégalais », et d’un Chef de poste européen. En 1914, on l’envoya chez Otoutou-bi-Odjo, pour lui expliquer ce que risquait son peuple s’il refusait de payer. Après un délai d’un mois, le roi et sa Cour furent convoqués à Pobè, pour faire leur soumission. Mais voilà… Un tabou empêchait le roi holli de sortir de ses « terres noires ». Il envoya donc le fils d’Awèlédé, Issokya, ainsi qu’Eïssidja, deux anciens rivaux devenus ses conseillers. Ils expliquèrent l’absence du roi : « Le fétiche le lui a interdit. Les autres chefs ne viendront pas, car ils ont peur. Les jeunes gens veulent se battre ».
Ils laissent clairement entendre que les Hollis n’obéiront pas. Après l’expiration d’un dernier délai, ce sera donc la guerre.
Comme il arrive souvent, c’est un impardonnable incident qui met le feu aux poudres. Des tirailleurs ont violé une femme. Un homme, venu protester, est assassiné par le Capitaine Angellini. Le peuple prend les armes, mais il le fait d’une manière organisée, et d’abord imperceptible.
Quelques coups de feu sont tirés, obligeant les tirailleurs à des tournées d’inspection. Angellini parcourt la région en vain. L’adversaire se cache. Mais, lors d’une de ces tournées, un détachement, commandé par le Capitaine Castex, est sérieusement attaqué. Plusieurs tirailleurs sont blessés, ainsi que leur commandant. Les officiers comprennent qu’ils ne peuvent maîtriser un ennemi invisible, qui devine et prévient tous leurs mouvements. Ils ignorent encore que les habitants de Pobè, où ils sont casernés, sont les principaux informateurs des Hollis. Ils décident cependant de changer de tactique. Le bataillon de Pobè se tient tranquille, sur pied de guerre, mais la région est encerclée, à partir d’Adja Ouéré et de Fonditi, deux postes situés respectivement à l’ouest et au sud. La route joignant Pobè à Zagnanado, à l’ouest, est systématiquement défrichée sur une largeur de 50 mètres, correspondant à la portée des arbalètes locales (80 mètres). Il semble, au début, que cette mesure soit efficace : quelques échauffourées n’occasionnent aucune perte aux Français.
Les forces des Hollis sont pourtant organisées. Ce ne sont pas des paysans en armes, mais des bataillons entraînés à la guérilla. Ce peuple a toujours dû se défendre contre les razzias. On n’est pas à Abomey, il n’y a pas d’amazones féroces, mais, en majorité, de très jeunes adolescents : des enfants-soldats, dirions-nous aujourd’hui. Il semble qu’il y ait eu, à cette époque, un peu moins de 1500 guerriers pour une population totale estimée à 6000 personnes. On les appelle djagoun-djagoun (le pluriel était souvent fait de la répétition du mot, comme en indonésien). Ils sont armés d’arbalètes, et de fusils de chasse de fabrication locale. Un des chefs de village est le Balogoun, le « Commander-in-chief ».
C’est cette petite troupe qui va tendre aux Français plusieurs embuscades meurtrières. Les Français s’y essaient aussi, aux embuscades, mais sans résultats probants, car leurs déplacements sont immédiatement communiqués. Le 2 mars 1914, non loin de Pobè, une colonne défile, imprudemment, trop près d’un fourré dont partent des coups de fusil. L’avant-garde se sauve en courant, avant de riposter. La fusillade dure deux heures trente, et les troupes coloniales comptent dix-neuf blessés. La mémoire retient surtout qu’un tirailleur, nommé Maman Jean, a décapité au coupe-coupe un ennemi holli. Dès le lendemain, les Français évacuent leurs blessés et demandent des renforts : mille neuf-cents fusils, plus un groupe de gardes-cercle, s’ajouteront à la brigade indigène présente. À la fin du mois d’avril, l’équilibre des forces s’est inversé. Les Hollis doivent se soumettre. Cela se fera en plusieurs étapes, du 11 mai au 10 août 1914. Ce jour-là voit l’ultime reddition des derniers combattants, et celle de Mohilo, leur général. Entretemps, c’est le 28 juillet que la grande guerre avait commencé en Europe, un mois après l’attentat de Sarajevo. L’Europe est en feu. Les pays belligérants ont besoin de leurs colonies, pour en tirer des ressources et des hommes. Il ne s’agit donc pas de lâcher prise : les soldats qui sont en Afrique y resteront.
La reddition d’Otoutou-bi-Odjo posait au rituel holli un problème de taille : le dieu, qu’on appelle alors « le fétiche », c’est Adoko, la déification d’un grand chasseur d’autrefois, qui fonda le royaume aux alentours de l’an 1500. Son animal est le boa. Sa résidence, le village d’Èdé. Son ordre, c’est que le roi, son lointain successeur, ne sorte jamais, sous aucun prétexte, des terres noires de Koromi. Or, c’est ce que veulent les Français : « Le roi sortira du Koromi chaque fois que l’ordre lui en sera donné. Il accompagnera le Gouverneur de Pobè lors de son départ, le 14 mai ». Puis viennent d’autres conditions d’évidence militaire : remise des armes, débroussaillement des chemins d’accès aux villages, enlèvement des barricades. D’autres encore sont d’évidence administrative : recensement de la population et payement de l’impôt de capitation, retards compris. À titre de compensation de guerre, d’ailleurs, cet impôt est doublé. Les Hollis n’ont pas le choix. Le 14 mai, pour la première fois, le roi se rend à Pobè auprès du Gouverneur. Il va même jusqu’à Porto Novo, bien loin des terres noires.
Ce fut la première guerre des Hollis. Les Français ne vont pas plus loin dans les sanctions. Ils ne changent pas le roi. Sans doute pensent-ils qu’Otoutou leur est, tout compte fait, plus favorable qu’aucun de ses possibles remplaçants. Mais la région est quadrillée par les tirailleurs, qui renforcent les postes de Pobè et d’Adja-Ouéré, et en établissent un nouveau à Aba, en plein centre du Hollidjé, au nord de Pobè. S’ils ne s’installent pas au milieu des marais, ils profitent d’une trouée de débroussaillement et d’une très relative élévation de terrain pour montrer leur capacité d’occupation. Angellini, l’assassin par qui la guerre avait commencé, est rapatrié « pour raisons de santé ».
Au cours de l’année 1915, la situation se dégrade peu à peu. Otoutou-bi-Odjo, officiellement soumis et allié des Français, prend de plus en plus d’assurance. Un officier français, le Ca pitaine Vian, écrit : « On pouvait croire, après tant de magnanimité de notre part, que le nommé Otoutou aurait à cœur de nous servir, sinon avec amour, du moins avec loyalisme. Mais les Nagots sont essentiellement fourbes, et incapables de comprendre une mesure de clémence ». Le roi vient au poste d’Aba pour réclamer la restitution promise d’un certain nombre de fusils de chasse, puis pour défendre quatre hommes arrêtés pour « insolence ». Il s’abstient d’aider les colons dans leurs tentatives de recrutement, et favorise au contraire la fuite des gens dans la brousse. Les Hollis achètent de la poudre au marché. Une femme veut le dire aux Français. Otoutou l’apprend, et essaie de lui faire peur en la menaçant d’empoisonnement. Mais elle, au contraire, va tout déballer.
Violente et brève, la guerre reprend le 22 août 1915. De nombreux Hollis avaient fui en direction du Nigéria, mais ils revenaient avec des intentions hostiles. D’autres se cachaient dans la brousse, et avaient gardé leurs armes. Au village de Massè, le commandant du détachement d’Aba veut un jour emmener un homme qui, pris de boisson, n’avait pas voulu saluer le drapeau. Ses proches dressent alors une embuscade. Le détachement doit fuir, toujours sous les coups de fusil d’adversaires bien cachés, tout au long de la route d’Aba, passant par Itchèdè, par Issaba, où de nouveaux groupes les attaquent. En début d’après-midi, il peut un moment se cacher dans la brousse pour reprendre haleine, et constate les pertes : un officier et six tirailleurs ont été blessés dans l’action.
Cette fois, l’armée est prête à réagir avec vigueur. Le roi, la Cour royale, les « féticheurs » et les chefs de guerre sont arrêtés, jugés et déportés à Port-Étienne (aujourd’hui Nouadhibou) dans la baie du Lévrier, sur le rivage mauritanien. C’est toute l’élite du peuple holli.
Dans l’affaire des douze pots de miel, en 1907, le roi de Pobè et son conseiller Olou Wossa avaient été condamnés à quelques années de forteresse. Ils avaient passé leur temps de détention à Cotonou, puis avaient été libérés. Cette fois, il s’agissait de déportation sans limite de temps. Les colons pensaient, à juste titre, qu’elle n’aurait pas lieu d’être longue. Ces déportés, ces hommes des terres noires, durent quitter leurs familles, leurs coutumes, le climat humide auquel leur organisme s’était adapté, pour la côte désertique du banc d’Arguin.
On sait trop peu qu’à cette époque, ce qu’on appelait le climat jouait, sur la santé humaine, un rôle meurtrier. Les Blancs ne survivaient pas longtemps à « l’hivernage », c’est-à-dire à la saison des pluies. La plupart rentraient en Europe chaque année, pour y échapper. Les populations locales, tout au moins ceux qui n’étaient pas morts dans l’enfance, s’étaient faites à leur climat, à leurs germes particuliers. Mais la déportation les rendait vulnérables. Sur la côte atlantique régnait une forme particulière de maladie du sommeil, dite gambiense. La fièvre jaune était fréquente. Le paludisme tuait partout, mais on peut penser que les Hollis adultes avaient développé leur résistance. Par contre, il y eut vers 1920, à Saint-Louis du Sénégal et dans la région, une forte épidémie de peste. Les germes de la typhoïde parasitaient les eaux usées.
Anègbè ne s’attendait pas à devenir le roi Otoutou-bi Odjo. C’était un homme paisible, probablement hésitant. Son nom fort et royal, qui veut dire froid comme la pluie, en témoigne. Ce nom peut être mal compris par un Européen. Le froid de la pluie, chez nous, évoque un ciel gris et triste, un temps bouché, et la tristesse qui l’accompagne. C’est le contraire, ici. La pluie, et même le froid, sont d’une fraîcheur bienfaisante, qui dénote la paix. Les libations alcooliques, tellement familières aux Grecs et aux Romains de l’Antiquité, peuvent ici déchaîner la colère des dieux. Il faut les rafraîchir, au contraire, les refroidir avec de l’eau, pour qu’ils nous soient bienveillants. Au début, Otoutou n’était pas sûr de son pouvoir. Il avait accepté de le recevoir des mains des Français, de faire « du drapeau français sa récade », et ce n’était pas hypocrisie de sa part. On ignorera sans doute toujours pourquoi Eïssidja, l’héritier désigné, lui a renvoyé le sceptre royal qu’il détenait. Il n’y a qu’une explication, en fait : ce fut la volonté de Fâ.
Nous ne le savons pas avec certitude, mais nous savons que rien ne se fait, là-bas, sans consulter Fâ, l’oracle qui nous vient des noix du palmier, la voix même d’Odoudoua, l’Immanence de Dieu. Si Fâ dit qu’Anègbè doit être roi, il faut l’accepter, même si l’on est l’héritier légitime, même si l’on est un homme aussi fort, aussi impérieux qu’Eïssidja, qui devint par la suite un des principaux conseillers du roi et un chef de guerre. Et Fâ devait aussi dire à Otoutou qu’il avait mieux à faire que d’être un larbin des Français. Qu’il devait devenir un héros de son peuple.
Et ce fut le cas.
Dans un vapeur dont le nom m’est inconnu, amarré dans le port de Cotonou en août 1915, il y a toute la Cour royale du Hollidjé. Il y a le roi, Otoutou bi-Odjo, condamné à perpétuité ; les principaux conseillers Ikanlou, Eïssidja et son frère Eïtcha, le notable Akoagou, condamnés à dix ans. On se demande ce que sont devenus Mohilo, Okolo, Dourossimi, les autres balogoun. Certains ont eu la chance d’être déportés ailleurs, plus près de chez eux. Les sources ne parlent pas de tous, comme elles ne parlent pas de leurs femmes et suivantes – peut-être épargnées, mais qui le dira ? Ce ne sont plus des notables fiers et intouchables, ce sont des prisonniers qu’on méprise, qu’on insulte. La cale est leur demeure. Parmi les tirailleurs qui les gardent, je vois Maman Jean, avec son fusil et son coupe-coupe. Ce n’est pas un méchant homme. Il est fier de faire partie d’un régiment qui, bientôt, se battra au Togo, contre les Allemands, et remportera la victoire. Après le Togo, il faudra bien aller porter main-forte aux Blancs de France, dans les tranchées. Il reviendra, amputé d’une main, couvert de médailles en toc, et ne recevra jamais sa pension militaire. Mais il aura des descendants qui vivent encore aujourd’hui, et qui portent fièrement leur patronyme.
Le bateau se met en route, route de mer instable et dangereuse. Les prisonniers sont malades. On s’écarte de la côte togolaise, de peur de rencontrer un croiseur ennemi. On guette les fumées, à l’horizon. On craint. Il faut contourner la Gold Coast, la côte d’Ivoire, les îles portugaises des Bijagos. À Conakry, le vapeur s’arrête pour faire de l’eau, pour prendre un chargement de charbon et de nourriture. Le chef du détachement de garde n’est autre que le Capitaine Vian, celui qui écrivait : « Si le nommé Otoutou-bi-Odjo, chef du Canton des Hollis, bénéficie encore de notre clémence au point de ne pas être exécuté comme rebelle, il est indispensable, et j’ai l’honneur de le demander instamment, qu’il soit condamné à l’exil perpétuel dans une colonie de l’Afrique occidentale française ». Accompagné d’un médecin militaire, Vian profite de l’escale pour visiter ses prisonniers, et s’assurer de leur santé, dont il est responsable. Les deux hommes se rendent compte de l’état d’affaiblissement général de ces guerriers naguère forts et même, pour certains, athlétiques. Vian donne des ordres pour que leur régime soit amélioré, mais il ne peut pas faire grand-chose de plus. En outre, il ne peut se défendre d’une obscure satisfaction. Il n’y eut cependant pas de morts durant la traversée. À Dakar, nouvel arrêt. Le bateau longe Gorée, et là, l’un des tirailleurs raconte au roi l’histoire d’un ancêtre, réduit en esclavage à partir de la côte du Saloum, qui y avait séjourné. L’île resplendissait sous la lumière solaire. Elle semblait faite de gemmes, à cause des mille éclats du mica dont ses roches sont parsemées. Les massifs mauve, roses et blancs des bougainvilliers et des hibiscus étaient, pour les prisonniers, autant de blessures béantes.
Après l’estuaire du fleuve Sénégal, la côte devient rectiligne, sableuse, faite de dunes mal fixées, et nues. Une inquiétude nouvelle semble se répandre parmi les hommes d’équipage. Il ne s’agit plus maintenant des Allemands, mais des bancs de sable mouvants. Les gens savent que s’ils s’échouent, ils n’ont pas de secours à attendre de la part d’habitants invisibles, dont ils se sentent observés. Les Maures, irrédents et naufrageurs, font peur. Les prisonniers des Français savent qu’en cas de naufrage, ils ne seraient pas tués, mais vendus quelque part sur un marché maghrébin.
Port-Étienne, enfin, est en vue. À l’époque, ce n’est pas une ville, mais un simple fort de terre ocre, sur lequel flotte le drapeau bleu-blanc-rouge. À l’intérieur de l’enceinte, il y a plusieurs bâtiments : celui pour la troupe, celui pour les officiers et, bien sûr, la prison. Les deux premiers sont chaulés à l’extérieur et, sans doute aussi, à l’intérieur. Les officiers bénéficient d’un revêtement impeccable. Celui des soldats s’écaille, et ne doit offrir qu’une protection dérisoire contre les punaises de lit. Sur la muraille, on voit quelques canons. D’autres, plus puissants, sont dissimulés dans les quatre tours d’angle. Une forte odeur de poisson séché règne partout. Quand les yeux se détachent de la forteresse, bâtie sur une presqu’île rocheuse entre l’océan et la baie du Lévrier, on voit un village de pêcheurs locaux, et quelques chalutiers européens. Les eaux sont très poissonneuses. En outre, les ingénieurs français ont déjà repéré, à quelques kilomètres, des gisements de minerai de fer qui semblent prometteurs.
On débarque. Les prisonniers sont enchaînés l’un à l’autre, comme l’étaient autrefois les esclaves. La chaîne monte lentement la pente, jusqu’à l’entrée de la forteresse. Quand la lourde porte se referme, après une courte sonnerie de clairon, le commandant du fort se présente. Il ordonne qu’on libère les Hollis de leurs chaînes, et fait l’appel.
« Malgré les apparences, dit-il, vous n’êtes pas prisonniers. Vous êtes des déportés. Vous pourrez bientôt quitter cette enceinte, car il vous revient de veiller à votre subsistance. Chacun de vous recevra, dans ce but, une certaine somme d’argent qui vous est attribuée, selon votre rang, par la générosité du Gouvernement français. Vous devrez vous en contenter. Tous les matins et tous les soirs, je procéderai à l’appel. S’il y manque un nom, un seul, tout le groupe sera consigné. En outre, le fugitif sera recherché et abattu sans sommation. Ne comptez, pour vous aider, ni sur les Maures, ni sur le désert ».
Une nouvelle vie commence donc. Otoutou ne retrouvera pas le roi de Sakété, Adékoulé Alèlou, déporté au même endroit, mais mort dès janvier 1915, avant même leur arrivée. Il comprend par là qu’on n’y fait pas de vieux os. On lui allègue vingt-deux francs par mois, deux francs de plus qu’à ses compagnons. Cela correspond à environ 70 €, et permettrait, en théorie, d’acheter un peu moins de cinquante kilos de pain (à supposer qu’on n’achète que ça). À part le pain, il n’y a guère, ici, que du poisson, séché ou frais, du sorgho, des lentilles. On survit. Le plus dur, ce sont les punaises, qui se détachent du mur dès la nuit tombée, et vont piquer et boire le sang des dormeurs. Bientôt, les membres de la Cour royale verront des poux se promener dans les plis de leurs vêtements.
Très étonné, Otoutou voit ses compagnons, parmi les plus robustes, faiblir, maigrir et s’alanguir, plus vite que lui-même qui, au départ, n’était pas gros. Eïtcha, le frère d’Eïssidja, meurt le 14 juillet 1916. Akaogou, Ikanlou, décéderont quelques mois plus tard, ainsi que Saïtchan, le grand féticheur, le prêtre d’Adoko qui dirigeait le village sacré d’Édé. Ces gens sont morts de maladie. La typhoïde me semble l’hypothèse la plus probable, étant donné les conditions sanitaires du lieu, et l’impossibilité absolue de se procurer de l’eau propre.
Otoutou est très affecté par ces morts successives. Ces gens étaient devenus, ses compagnons, ses amis. La disparition de Saïtchan le plonge dans le désespoir, parce qu’Adoko, le dieu tutélaire des Hollis, n’a pas pu le protéger. Eïssidja lui-même, l’ancien rival, meurt désséché par la consomption. Bientôt, Otoutou demeure seul. Il n’apprendra pas la mort de Mohilo, le principal balogoun, à l’hospice civil de Bohicon, le 16 avril 1916. Ni celle d’Issokia, déporté à Kandi et mort avant la fin de ses cinq années de peine.
Il reste donc seul, et se demande comment il fait pour ne pas mourir. Il a appris à bien comprendre, et même à parler le français. Il entend les soldats, français et maures, maures blancs et maures noirs, se raconter entre eux d’horribles histoires sur la guerre en Europe. Il semble que cela dépasse tout ce qu’il a connu, peut-être même tout ce que son peuple a connu dans le passé. Il apprend que les Allemands ont perdu le Togo, et que les troupes qui les ont vaincus sont celles-là-mêmes qui avaient été victorieuses dans les terres noires, commandées toujours par le même Commandant Maroix.
En novembre 1918, dans le fort de Port-Étienne, c’est la fête. Les Français, alliés aux Anglais et aux Américains, ont gagné la grande guerre ! Ce jour-là, l’euphorie des vainqueurs l’associe à l’allégresse générale. On feint d’oublier qu’il fut, lui-même, un ennemi. Par la suite, d’ailleurs, la surveillance se relâche. On s’est habitué à sa présence. Mais comment s’échapperait-il, seul, entouré, dans toutes les directions sauf une, de centaines de kilomètres de désert, et d’un océan mortel à l’ouest ?
Il y a, maintenant, un petit aéroport à Port-Étienne. Il y a aussi des hydravions qui, de plus en plus souvent, amerrissent dans la baie. En descendent des aviateurs, vêtus d’une veste et d’un casque de cuir, chaudement accueillis par les militaires du fort auxquels ils apportent du courrier. Il entend parfois des plaisanteries incompréhensibles, comme « Latécoère, rastaquouères », qui font rire les Français, mais eux seuls. Un jour, il rencontre un de ces aviateurs, juste avant qu’il ne reparte en direction de l’Amérique du Sud. Il s’appelle Guillaumet. Il lui raconte qu’au Brésil, il y a beaucoup de Noirs, qu’ils ont cessé d’être esclaves, et qu’ils continuent là-bas à pratiquer leurs cultes ancestraux sous le nom de vaudou. Ce nom lui est connu. Hélas, c’est un mot de la langue des Fons, les ennemis de toujours. Guillaumet n’en sait pas plus. Il ne lui dira pas que la plupart des descendants d’esclaves africains, au Brésil et ailleurs, sont des Nagos.
La rencontre avec Guillaumet lui fait du bien. Elle lui rappelle, pourtant, quelque chose qu’il aurait bien voulu oublier. Si les cultes des orishas peuvent se pratiquer de l’autre côté de l’eau, les tabous doivent, eux aussi, se transmettre au loin. Et il y a un interdit qu’il n’a pas respecté : celui de sortir des terres noires. Bien sûr, il n’a pas transgressé volontairement ce tabou, mais il l’a fait. D’une façon ou d’une autre, il devra payer. Depuis la mort de Saïtchan, il n’a pas ici de babalawo pour lui dire quels sacrifices pourraient le réconcilier avec Adoko.
En fait, n’est-il pas justement en train de payer ? Sa longue survie, tellement surprenante, n’est-elle pas une malédiction ?
Le temps passe. Les nouvelles circulent, mais elles ne viennent jamais des terres noires. Les Allemands semblent s’être donné un nouveau chef, un homme féroce qui veut la guerre. Mais les Français sont confiants : ils ont la meilleure armée du monde, et la France est devenue une forteresse imprenable.
Otoutou est un vieil homme maintenant, son poil a blanchi, mais il marche droit, comme un jeune. Il en a assez d’être captif. Il se souvient d’être un roi. Un jour, il prend sa décision : il rentrera chez lui. Il sait que c’est impossible, mais qu’importe ? Il ne s’embarrasse pas de nourriture. À quoi cela servirait-il ? Il remplit sa gourde de l’eau trouble du puits, sachant bien qu’elle sera vite bue, et qu’il ne pourra pas la remplir à nouveau, là où il va. Il longera la côte, aussi loin que possible. Il payera sa dette à Adoko. Les Français le poursuivront-ils ? Otoutou pense qu’ils feront semblant, mais qu’ils n’iront pas loin. Dans les villages du Sahel, on ne poursuit pas les fous qui s’enfuient. On compte sur le désert.
Bien sûr, il marche la nuit. Le jour brûlant, il s’enterre sous une couche de sable dont la fraîcheur, très relative, le protège. Quand sa gourde rend sa dernière goutte, il la remplit de son urine. Elle est de plus en plus salée, de plus en plus jaune, de plus en plus imbuvable. Un jour, il ne se couche plus. Il affronte le soleil qui monte, impérieux, vers son midi. Il voit la mer et s’en approche, instinctivement : la fraîcheur de l’être est là. C’est un bon lieu pour mourir. Mais il n’atteindra pas la grève. Au sommet d’une dune orange, il s’effondre, inconscient, son corps dévale la pente et s’arrête, à l’endroit précis où son poids équilibre la résistance du sable. Le vent, chargé de grains sahariens, commence alors à recouvrir sa dépouille et la protège des chacals errants. Plus tard, un autre vent le découvrira.
Otoutou-bi-Odjo fut, selon les annales, le huitième roi du Hollidjé, depuis que la mémoire s’en souvient. Avant lui, il y eut une série de rois inconnus, successeurs d’Adoko. Intronisé en 1913, il régna jusqu’en 1939. À sa mort, il avait cinquante-sept ans. Tant qu’ils l’ont cru en vie, les Hollis ne l’ont pas remplacé. La nouvelle de sa disparition et de sa mort certaine leur a sans doute été transmise par les autorités coloniales elles-mêmes. Okpé, le chef de village d’Igbo-Isso, a assuré la régence jusqu’en 1930. Il fut remplacé par Adihaïffa. Cinq rois, par la suite, ont succédé à Otoutou-bi-Odjo. Le roi actuel s’appelle Adékoya Awèlédé II.
Jusqu’à ce jour, les Hollis sont des orphelins rituels. Leurs cérémonies sont incomplètes. Tant de morts sans sépulture… Ils sont taiseux, ils n’en parlent pas, mais ils le savent, tout comme ils se savent les fils de ceux qui, durant deux ans, ont combattu sans espoir la plus forte armée du monde. L’espoir qu’ils gardent, par contre, est d’aller un jour sur les rivages amers de la baie du Lévrier, au milieu d’un pays où ils ne sont pas les bienvenus, d’un pays qui reste esclavagiste, et d’y retrouver les tombes de leurs morts. Ou, tout au moins, les restes dispersés de leurs ossements : ceux des chefs de guerre balogoun, ceux du grand prêtre Saïtchan, et ceux d’un roi, froid comme la pluie.
[1] La récade, mot d’origine portugaise, désigne l’emblème d’un chef et son bâton de commandement.