Dans ce blog, j’ai l’intention de publier, l’un après l’autre, des textes qui évoquent, chacun, un lieu et une époque.
Il s’agit parfois de pures fictions, évoquées toutefois par des expériences vécues. Dans ce cas, le texte utilise les caractères romains.
Parfois il s’agit de récits qui racontent des souvenirs personnels. Dans ce cas, le texte utilise les caractères italiques.
Voici donc des choses vues, et voici des choses imaginées. Toutes se trouvent dans le trésor de la mémoire. Certaines sont comme le thé blanc, qui n’aurait subi aucune altération. D’autres, comme le thé noir, ont fermenté longuement ; elles ont sans doute changé d’aspect, changé de goût, mais elles n’en sont pas moins vraies. Peut-être même le sont-elles davantage, pour s’être chargées d’effluves inconscientes.
La fiction s’écrit en minuscules romaines, ce qui est l’écriture du roman. Le récit s’écrit en italiques. Ce choix peut surprendre, mais il est logique. Le roman, qui dit l’imaginaire, est une vérité en soi. Celui qui veut garder sa position de lecteur ne questionne pas son rapport à la réalité : il l’admet, pour que le plaisir soit entier. Le récit, au contraire, prétend être fidèle à la réalité vécue : c’est la raison pour laquelle il n’en est qu’un commentaire.
Les souvenirs que je raconte sont les miens, parfois ceux de quelqu’un d’autre. Ils s’échelonnent sur une longue période. À peu près, de 1958 à 2005. Mon choix fut de ne décrire que quelques paysages, et de suggérer chaque fois, en peu de lignes, un univers différent: la Toscane, le Pérou – ville et montagne, Saint-Louis du Sénégal, un circuit fou en Slovénie, Hongrie, Slovaquie, la campagne slovène, Istanbul, le Bénin et la culture vaudou, la Moldavie et la Bukovine roumaines. Et même, un pays où je ne suis jamais allé, sauf en pensée et en littérature, le Japon.
Blog du 3 décembre 2019
Italie, 1958
Ce récit est imaginaire, mais le voyage a bien eu lieu et de nombreux détails sont authentiques.
Svs Minervam docet
J’avais quinze ans, à cette époque, et voyageais en Italie avec mes parents. Nous traversions l’Apennin d’est en ouest en venant de Bologne, sans savoir où aller, notre seul but étant de passer la montagne. Le paysage, d’une beauté insoutenable, attirait autant qu’il faisait fuir : après cette vallée, il y en avait une autre, cent autres, et le remords nous poursuivait encore de celles que nous avions laissées. Aussi, la route était mauvaise, pleine de trous et de virages traîtres, et le danger constant. Les villages fortifiés occupaient le sommet des collines. Leurs murailles, autrefois bien utiles contre les lansquenets et les routiers, les protégeaient mal contre la haine domestique, dont nous ressentions quelquefois la violence, aux souffles brusques et brûlants du sirocco.
Vers le soir, alors que la chaleur commençait à faiblir et que s’adoucissait la lumière, donnant à la terre et aux herbes un teint de rose et des reflets d’oranges, une ville nous apparut sur son socle de pierre. Une ville aux remparts circulaires, entourée de vignobles, qui semblait renvoyer au ciel les rayons accrochés par ses toits les plus nobles, ses hautes tours, et la façade resplendissante de sa cathédrale.
Notre fuite s’arrêta là, dans une auberge au milieu des vignes, assez loin de la colline pour qu’on pût en percevoir la majesté, assez près pour voir qu’un sentier l’escaladait. À moitié caché par des figuiers sombres, il débutait là où s’arrêtait le vignoble de notre aubergiste, là où le muret de pierres sèches qui le bordait s’interrompait sur quelques mètres. C’était nous inviter à passer par là, plutôt que par des chemins ordinaires, quand, après une nuit rythmée par le coassement des grenouilles, l’envie nous prit de visiter la ville. Ce sentier datait au moins du moyen-âge, et Dieu sait ceux qu’il avait vu passer, pour la guerre ou pour l’amour. Il grimpait ferme, parmi le myrte et les chênes-verts, les touffes de thym et de romarin qui embaumaient, les abeilles qui butinaient. Il entrait en ville par une poterne, à cent mètres de la cathédrale : il n’y avait que des jardins à traverser pour arriver à la Via del Duomo.
Je connaissais bien le gothique de chez nous, mais mal celui d’Italie. J’y voyais un style hybride, hésitant entre les lignes orthogonales, tranquillement humaines, venant de l’antique, et l’inspiration ascendante et mystique qui, les pieds dans la boue de Picardie, veut monter au Paradis. Mais, Dieu sait pourquoi, devant la Maria Assunta d’Orvieto je fus touché, profondément. Sans doute à cause de l’harmonie sereine de la façade, à cause de la douceur des mosaïques, et parce que cette église, qui sort du tuf volcanique qui la porte comme si elle en faisait partie, fait résonner toute la ville, des palais qui l’entourent aux jardins, aux rues, et jusqu’à la plus petite des maisons de pierre.
Il n’y a pas de campanile à Orvieto. Comme dans une cathédrale française, on entre par la grande porte, sous la rosace. On se trouve alors dans une vaste nef, où la marche est scandée par des colonnes rayées comme une peau de zèbre, basalte noir et travertin blanc. Curieusement, les mêmes rayures, sur les murs latéraux, me firent une impression inquiétante, malgré la beauté de l’architecture, qui n’avait rien à y voir. Je sentais là quelque chose de malade. À moins que je ne fusse malade moi-même, à ne pas supporter la vue de ces rangées de pierre, savamment disposées pour produire un effet de beauté que je reconnaissais, pourtant. Mais la beauté n’est pas tout, et la pierre disait là quelque chose d’étrange.
Dans la chapelle San Brizio, à droite, ce message se précisa. C’est une apocalypse, comme il y en a beaucoup, mais construite et peinte pour que chacun se sente concerné. J’ai lu quelque part que le peintre et l’architecte avaient conçu leur œuvre comme une sphère, où chaque point, pour l’observateur, a la même importance. Encore faut-il expliquer que chacun se sente occuper exactement le centre de la sphère…
Ce jour-là – j’avais quinze ans – j’étais au cœur d’un drame cosmique. Je ne pouvais détacher mes yeux du panneau où deux personnages impassibles, vêtus de noir, regardent le spectateur dans les yeux, tandis qu’autour d’eux se perpètre un épouvantable massacre. On me dit que les peintres, Signorelli et Fra Angelico, ont signé là leur œuvre, avec la tranquille indifférence des auteurs. Un peu plus loin, d’autres personnages, des femmes, semblent réagir. Certaines se retournent à peine, mais une autre montre franchement du doigt ce qui est en train de se passer. On ne sait pas si c’est pour en dénoncer la violence ou pour s’en réjouir, car elle écoute en même temps prêcher l’Antéchrist, et rien ne dit qu’il ne l’a pas séduite. D’un côté, le Mal se prépare, en prenant toutes les apparences du bien. De l’autre, il se déchaine. Dans le ciel, un combat se déroule, qui voit le triomphe final du Bien. Mais quand on a regardé avec attention l’ensemble de l’œuvre, il est vraiment difficile d’y croire.
Voisine du combat de l’Archange, une masse grise attira mon regard. C’était une colline de roche dure, lisse et polie comme un galet de mer, derrière la basilique orgueilleuse. Celle-ci, allégorie de l’Eglise, était investie par de petits hommes noirs qui entraient ou sortaient par tous ses orifices, comme des insectes autour d’un cadavre. Mais la source du Mal, le point d’origine de toute cette violence, provenait à mes yeux de la colline rocheuse, et spécialement, à son flanc gauche, d’une sorte d’abri, peut-être une caverne, où mourait la lumière des rayons divins.
Je ne crois pas avoir interprété les intentions du peintre, ni alors ni maintenant. Je dis, maintenant, ce qu’alors j’ai ressenti. L’image de la roche, sinueuse et sombre, s’est imprimée dans ma mémoire. Elle l’a fait d’une manière si précise, que lorsque je l’ai revue, au cours d’une promenade dans la campagne, autour de la ville, quelque part entre Sugano et Rocca Ripesena, je crus d’abord que c’était un mirage, ensuite que le souvenir avait pris une consistance hallucinatoire. Ce qui ne manqua pas de m’inquiéter. Mais il ne s’agissait en réalité que d’une colline et d’un chemin, où je dus admettre que Signorelli s’était lui-même promené, jadis, avant de peindre la chapelle Saint-Brice. Sa forme l’ayant frappé, il l’avait reproduite ensuite, avec toute l’acuité de perception et de mémoire dont un grand peintre est capable.
C’était là l’explication. Elle était simple et naturelle, mais elle n’ôtait rien au mystère du lieu. Je dus insister pour pouvoir aller jusque-là. Il me fallut même attendre quelques jours. Il y avait trop de choses à voir à Orvieto, la vieille ville, Vrbs Vetvs. J’appris que les Etrusques y avaient leur lieu de culte le plus sacré, et que les dirigeants des douze villes s’y réunissaient, quand un problème majeur les y forçait. Orvieto s’appelait alors Velzna. Sur son socle volcanique, magnifique fortification naturelle, elle résista longtemps aux Romains, qui finirent pourtant par s’en rendre maîtres. Comment réussirent-ils à investir la ville, je n’en sais rien. Je ne vois que la trahison. Qui sait, ils sont peut-être entrés par la poterne, par où nous avions pénétré nous-mêmes dans la ville? Ce qui est sûr, c’est qu’après avoir massacré une partie de la population, les Romains déportèrent le reste sur les bords du lac de Bolsena, où ils fondèrent une nouvelle Velzna, Volsinii Novi. Le lac en conserve le nom.
Aujourd’hui, on fouille les ruines de la vieille ville étrusque et le temple, le Fanvm Voltvmnae. Mais à l’époque de notre visite, on ne connaissait que la ville des morts, construite en damier comme l’était la ville des vivants. Chaque tombe était une petite maison de pierre, au toit d’herbe verte. À la forme, cylindrique ou carrée, des stèles qui jouxtent la porte d’entrée, on connaît le sexe des défunts. Ces tombes sont anciennes et modestes. Elles ne sont ornées ni de fresques, ni de bas-reliefs. Mais on y voit, sur quelques linteaux, une inscription en lettres étrusques, disant le nom de la famille à qui la tombe appartenait. Cet alphabet est assez semblable au nôtre, sauf qu’il s’écrit de droite à gauche. Je m’amusais à le déchiffrer, et pus bientôt le lire avec facilité.
Chaque jour, nous étions accompagnés de cinq ou six gamins aux pieds nus, qui voulaient monnayer leurs connaissances archéologiques, nulles pourtant. C’étaient d’agréables compagnons, intelligents, rusés, admirateurs naïfs de la richesse imaginaire des pays du Nord. L’un d’eux, Matteo, nous dit qu’il y avait dans la campagne, près de Rocca, d’autres tombes où les touristes n’allaient pas. La bande s’entassa dans les soutes de l’immense paquebot qui nous servait de voiture. Leur plaisir était tellement grand, que nous nous mîmes à douter du sérieux de la révélation. La voix aiguë de Matteo nous criait ce qu’il fallait faire, « Svolta a sinistra !», « A destra, destra ! », dans un charivari général. Jusqu’à l’inévitable « Ferma la macchina ! », j’étais tellement bousculé par les cris, que j’avais été incapable de regarder par la fenêtre, et d’observer le chemin parcouru. Nous étions au pied d’une falaise, dont la pente semblait s’arrondir un peu vers le haut. Quelques plants d’hélianthème fleurissaient agréablement cette paroi austère. Un bosquet de hêtres nous cachait le surgissement du rocher. « Le tombe sono lì » dit Matteo, « Sono nascoste dietro i faggi ».
Derrière les hêtres, il y avait en effet plusieurs monticules herbeux. Des tombes, apparemment, non explorées. C’était fort excitant, mais l’aventure s’arrêtait là : comment aurions-nous pu y entrer ? Les tombes étrusques inviolées sont nombreuses, en Ombrie comme en Toscane. Elles sont heureusement protégées par la loi contre les fouilleurs sauvages. Les archéologues préfèrent aujourd’hui les explorer grâce à des caméras, sans les ouvrir. Celles qui ont été ouvertes se dégradent en effet très vite, au point qu’on ne reconnaît plus, en les visitant, les fresques qu’on avait admirées sur des photos prises vingt ou trente ans plus tôt. Nous sommes donc revenus bredouille, et les enfants étaient déçus. Nous les avons consolés en leur offrant d’énormes gelati. Mais au cours du voyage de retour, comme l’enthousiasme était tombé, je fis attention au paysage : en me retournant vers la falaise, soudain, le tableau de Signorelli m’apparut. Tout au moins, le détail de la colline rocheuse et sombre, qui m’avait tant frappé. Je fis arrêter la voiture. Nous étions à l’endroit même, d’où le peintre avait contemplé ce paysage, et fait sans doute quelques croquis. Les bosquets de hêtres n’existaient pas de son temps. L’ombre peinte, qui évoquait pour moi l’entrée d’une caverne, recouvrait et masquait dans le tableau l’image des tombes, que nous venions de voir.
Nous sommes retournés à Rocca Ripesena, sans les enfants cette fois. Attirés par ce lieu qui était à la fois peinture et paysage, nous pouvions nous y sentir dans le tableau de Signorelli, comme ces petits hommes noirs qui pullulaient autour de la colline, et de la basilique imaginaire. Dans le réel, il n’y avait pas de basilique. Mais j’en ressentais la présence, comme si de droites lignes horizontales et verticales, parfaitement invisibles, sortaient de la roche et du sol. Il arriva même, vers cinq heures, que les rayons du soleil déclinant dessinèrent le tracé de ces lignes et, fugacement, les rendirent visibles.
À la troisième visite, il y avait quelqu’un : une vieille femme vêtue de noir, toute menue et bossue, qui paraissait nous attendre. Elle nous conduisit à l’une des tombes, et nous montra, bien cachée par la végétation, une porte de pierre. Le linteau portait une courte inscription. Les deux seuls mots lisibles étaient : MENRVANI ZVSLE. Jamais je ne les aurais retenus, mais il faut dire que je notais tout. Sous le linteau, il y avait un bloc de tuf blanc qui n’aurait peut-être pas attiré l’attention s’il n’avait été muni d’un énorme cadenas. Lui, de toute évidence, ne datait pas des Etrusques.
L’attitude de la vieille était étrange. C’est elle qui nous avait attendus, qui nous avait conduits à cette porte, mais elle faisait mine à présent de nous en refuser l’entrée. Elle nous regardait l’un après l’autre, droit dans les yeux, en levant la tête autant que le pouvaient les vertèbres de son cou. Elle marmonnait sans cesse quelque chose, un mot que nous entendions comme « Ssuinn, ssuinn… », ou quelque chose d’approchant, car il lui manquait plusieurs dents sur le devant. Ce n’était pas de l’italien. Peut-être un mot du dialecte local ? Mon père fit une association avec le germanique : schwein, zwijn en néerlandais, signifient cochon. Cela ne nous apprenait rien. D’ailleurs, nous étions en Italie, et loin des confins du nord où l’on peut entendre parler l’allemand. Bien sûr, les Lombards sont descendus jusqu’à Bénévent, et les Normands ont conquis tout le sud. De là à entendre un mot tudesque en plein milieu de l’Ombrie…
Mon attention se reporta sur la vieille, qui maintenant tirait de la poche de son tablier une énorme clef, ouvrait le cadenas. D’un seul effort de ses bras maigres, la voilà qui nous ouvre la porte, épaisse, comme je le vis alors, d’une dizaine de centimètres, et haute d’un mètre vingt. Elle se retourna vers nous, sourit de toutes les dents qui lui restaient, puis fit le geste de nous empêcher d’entrer, avec le même mot, « ssuinn, ssuinn… ».
La curiosité fut trop forte. Derrière la porte, il y avait un escalier de dalles volcaniques, sûrement très ancien. Nous sommes descendus, sans même penser que l’étrange vieille aurait pu nous enfermer dans la tombe. Une quinzaine de marches, pas plus. La lumière du soleil couchant entrait dans le caveau, en dorait les murs, et nous permettait d’y voir clair. La tombe était peinte sur deux de ses parois, celle du fond et celle de gauche. Elle ne recelait évidemment aucun objet. Ce qui nous frappa, d’abord, c’est l’intensité des couleurs, incomparablement préservées. Les visiteurs avaient été trop peu nombreux jusqu’ici, leur souffle délétère les avait épargnées. A gauche, il y avait, semblait-il, une scène de chasse : un énorme sanglier faisait face à un guerrier en armes, casqué, cuirassé, le javelot à la main. Un second examen nous montra que ce guerrier était une femme, sûrement une déesse. Une Diane chasseresse ?
A ce moment, quelqu’un parmi nous s’avisa du danger que nous courions. La peur nous fit quitter les lieux, sans même avoir tout vu. Je pense que la scène du fond était celle d’un banquet, mais je n’en jurerais pas. Nous sommes sortis haletants. Les quinze marches de l’escalier n’y étaient pour rien… Mais nous étions à l’air libre, chose inappréciable quand on a cru en être privé, ne serait-ce qu’un instant. La vieille n’était pas là. Malgré cela, il n’était plus question, pour nous, de redescendre. Nous sommes partis comme des voleurs, en prenant la peine de repousser la porte, mais en laissant à la propriétaire le soin de la refermer à clef.
Cette histoire, je n’ai cessé d’y penser depuis lors. Elle me poursuit. C’est un mystère à plusieurs entrées. On peut se demander ce qui a fasciné l’artiste, Luca Signorelli, dans ce paysage qu’il a peint, dans son œuvre maîtresse, en cachant l’existence des tombes. On peut se demander pourquoi il les a remplacées par une ombre caverneuse, où je persiste à voir la source du mal. On peut aussi se demander ce que la vieille femme voulait faire, en nous attirant et en nous repoussant à la fois. L’hypothèse la plus vraisemblable, à première vue, est qu’elle voulait nous enfermer dans le caveau, pour nous extorquer de l’argent. Mais le fait est qu’elle n’a pas refermé la porte, alors qu’elle aurait pu le faire. Elle a simplement disparu. Comment pourrais-je deviner ses intentions ?
Ce n’est pas tout. J’ai appris que les mots gravés sur le linteau de la porte, MENRVANI ZVSLE, ont un sens connu. Le premier est le nom de la déesse MENRVA, Minerve, à l’accusatif. Quant à ZVSLE, c’est le nominatif singulier d’un mot signifiant porc ou sanglier. Manque le verbe, que je n’ai pas réussi à lire. Mais il existe une correspondance évidente entre l’inscription et la scène peinte sur la paroi gauche du caveau : loin d’être une Diane, la déesse est certainement Minerve. Elle en a tous les attributs: la javeline, le casque, l’égide. Mais le nom de la déesse est à l’accusatif. C’est le porc qui est le sujet de la phrase… Un jour, en feuilletant un dictionnaire latin, je suis tombé par hasard sur les mots: « Sus Minervam docet », et j’ai compris que le verbe manquant, dans l’inscription étrusque, était celui que traduit le docet latin. En d’autres termes, « le porc enseigne Minerve ». C’est une expression proverbiale, applicable aux cas où, paradoxalement, la sagesse et la science appartiennent aux moins nantis. Mais on peut aussi l’entendre ironiquement, pour se moquer des naïfs qui prétendent en remontrer à de plus savants qu’eux. Des deux interprétations, quelle est la bonne ? Et quelle fut celle de Signorelli ?
Car, j’en suis sûr, le peintre y a pensé aussi. Son tableau en témoigne. Regardez l’Antéchrist : c’est le sosie de Jésus. Autour de lui, ses disciples. En haut, l’Eglise, avec toute sa pompe et dans toute sa gloire. Un seul détail, l’agitation désordonnée des petits hommes noirs, permet d’imaginer que peut-être, les choses ne vont pas bien. Où est la Vérité ? Est-elle dans l’apparence, ou dans le malaise sourd de celui qui regarde au-delà d’elle ? Où est le Bien ? Est-il dans le discours du prophète, ou dans la saveur des fruits qu’il produit ?
Il reste encore un mystère à éclaircir, ou plutôt un mot. Celui que prononçait la vieille femme à la clef. « Ssuinn ». Ce n’est que récemment que j’ai commencé à comprendre. De sorte que je n’ai pas pu donner d’explication, sinon dans un lointain après-coup, aux événements qui se produisirent alors. Quand, dans la tombe, nous avions vu le sanglier devant Minerve, l’hypothèse d’une survivance germanique dans le dialecte local s’était renforcée. Durant plusieurs années, je n’ai rien eu de mieux à proposer. Mais la connaissance des étymons étrusques ne cesse de progresser. Récemment, j’ai su que la racine SVN- désignait le danger.
Dans le trajet de retour, un camion fou heurta notre voiture et nous fit faire trois tonneaux. Un mois plus tard, j’ai failli mourir d’une péritonite. Deux mois après, mes parents décidaient de divorcer. La belle affaire, dira-t-on. Mais voilà : ces événements presque simultanés étaient imprévisibles. Ils me laissèrent un sentiment d’insécurité, qui n’a pas totalement disparu.