Blog d’octobre 2022: Prague en son cimetière

Tchécoslovaquie (1974)

Cette fiction est inspirée d’événements authentiques

Le 5 janvier 1968, dans un hiver de neige et de brouillard, le Comité Central du Parti Communiste tchécoslovaque prit une décision historique, inattendue, inespérée : instaurer un communisme « à visage humain ». Le mot est étonnant, quand on y songe… Ceux qui l’utilisaient se disaient communistes! Quel visage avait donc à leurs yeux ce régime, dont ils se réclamaient? Certains d’entre eux avaient souffert, certains avaient même été considérés comme des ennemis du peuple, et puis réhabilités… Mais pour eux, le communisme était une nécessité inéluctable : il fallait aller dans le sens de l’histoire.  Dans l’esprit des responsables (Dubček, Svoboda, Smrkovský, Černik…) il s’agissait d’affaiblir la répression, d’échapper au dirigisme forcené, donc d’humaniser la politique du Parti, tout en restant fidèles à ses principes. Mais il existait une autre acception du terme. Vers 1960, plusieurs philosophes marxistes s’étaient regroupés autour de Jean-Paul Sartre, pour dire que le marxisme était un humanisme. Louis Althusser prétendait le contraire. Pour lui, la notion même d’humanisme relevait de l’idéologie bourgeoise. En faire un fondement nécessaire conduisait à une déviation, à un idéalisme. Le vrai  fondement, c’étaient les rapports de production : quelque chose d’objectif, de scientifique. Quelque chose sur quoi on pouvait travailler pour transformer la société. Sans doute, le but était-il de créer une société solidaire, égalitaire, où les hommes  seraient heureux, mais la question n’était pas là. Althusser, qui n’était pas un tyran – sauf, peut-être, dans son couple – inventa le concept d’antihumanisme théorique. Les intellectuels de gauche, à Paris et ailleurs, se sont divisés. Ils se sont affrontés sur ce thème. Marx avait dit l’une et l’autre chose, tout était question d’interprétation. Pouvait-on être humain, dans la pratique, sans être humain sur le plan théorique ? Une partie des drames du XXe siècle trouve là son explication.

Brejnev, en personne, avait mis Alexander Dubček au poste de Premier Secrétaire, mais il n’avait pas imaginé qu’il irait si loin dans les réformes. Surtout, il ne croyait pas que les peuples tchèque et slovaque le suivraient avec autant d’enthousiasme. Il prit peur. Il convoqua Dubček à Oujgorod, dans cette partie de l’ancienne République tchécoslovaque d’avant-guerre qui avait été annexée par l’URSS, et qu’on appelle l’Ukraine subcarpathique, le pays ruthène. La discussion se termina par un compromis. Beaucoup pensèrent que Dubček avait cédé. Pour Brejnev, ce n’était pas suffisant. À Moscou, un peu plus tard, Dubček se soumit davantage encore, mais ce n’était toujours pas assez : le 21 août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie envahirent la Tchécoslovaquie. Sur le plan militaire, il leur suffit de quelques heures, mais la résistance populaire fut inouïe. Malgré son échec apparent, malgré le limogeage de Dubček et de ses partisans, malgré la « normalisation », le régime soviétique avait perdu la face. Dans l’esprit des peuples, il avait perdu sa légitimité.

Six ans après, qu’était devenu ce pays ? Qu’était devenue Prague ? Ce pouvait être un acte de sympathie que d’y aller, non ? Ou était-ce se compromettre ? Un jour, ils s’y décidèrent. L’envie était trop forte. Lui, pour l’extraordinaire créativité de ce peuple, pour ses musiciens, ses poètes, ses cinéastes, pour les châteaux de Bohême juchés au sommet de collines vertes et rocheuses, qu’il n’avait jamais vus, sauf en photographie. Elle, parce qu’elle était attirée par l’étrange monde de l’Est, par ses langues incompréhensibles, par ses lointains infinis. Et ils rêvaient, tous deux, de la ville dorée. Ils partirent. Mais avant d’arriver à Prague, il fallait traverser l’Allemagne, Wurtzbourg, Nuremberg. Il fallait, surtout, traverser le rideau de fer : des centaines de kilomètres de barbelés, à peine troués par quelques postes-frontières devant lesquels les voitures et les camions s’accumulaient, stagnaient, désespéraient. Des heures d’attente, puis d’interminables files, puis des contrôles minutieux. Pas un sourire. De soupçonneux questionnements : « Que venez-vous faire ici ? Combien de temps restez-vous ? ». Une semaine, soit. Mais pour chaque jour passé dans le pays, il faut changer une somme d’argent censée couvrir les frais. Comment la calculer, sans connaître le coût des choses dans ce pays ? En outre, il fallait déclarer l’ensemble des devises qu’on emportait avec soi, jusqu’au moindre centime. Cette somme était inscrite sur un document qu’il fallait conserver, et montrer au moindre contrôle. Il était possible de changer en couronnes de l’argent étranger, mais il était strictement interdit d’exporter la moindre couronne hors du territoire. Tout l’argent tchécoslovaque qui n’avait pas été dépensé sur place serait rendu à la sortie, sans contrepartie. On avait le droit, cependant, d’emporter avec soi les devises étrangères non dépensées, pour autant qu’elles figurent sur le document d’entrée car, bien entendu, s’en procurer dans le pays et les exporter était un crime économique.

Cette épreuve leur fit comprendre qu’ils étaient entrés dans un autre monde, où les règles de réciprocité ne fonctionnaient pas. Qu’ils n’y étaient que très provisoirement tolérés. Et que chacun de leurs actes allait être inspecté.

Sur la route, étroite et lente, parcourue par des camions bâchés sans inscriptions ni publicité, ils respiraient un air empuanti par leurs exhalaisons et aussi, semblait-il, par les fumées d’usines voisines. On extrayait encore le charbon dans la région. Les maisons étaient noires, et les rares passants, aussi sombres que les murs. En dehors des villes, la campagne aurait pu être belle si la boue et la suie n’avaient pas déposé sur toute chose leur rideau d’ombre. Entre Plzeň et Prague,  ils eurent faim. Il était midi. On ne voyait nulle part de restaurant, le temps passait. Ils avaient de plus en plus faim. Ils virent, soudain, un écriteau qu’ils purent déchiffrer, car il n’était pas écrit en tchèque : c’était le dessin d’une fourchette et d’un couteau. Une flèche indiquait un chemin vers la gauche, où ils s’engouffrèrent. Ils passèrent bientôt sous un porche de pierre, assez déglingué, mais orné d’un bas-relief : les armes des Habsbourg. Mal entretenu, le parc avait dû être beau autrefois. Ils arrivèrent devant un château qui devait dater du XVIIIe siècle. La grand-porte était fermée mais, par une porte de service, ils pénétrèrent dans un réfectoire où deux centaines d’hommes prenaient leur repas. Des ouvriers, au visage dur et fatigué, avalaient leur assiette sans parler. Dans ce château impérial, c’était la cantine d’une usine. Deux cents paires d’yeux enregistrèrent leur entrée manifestement imprévue. Au cours d’autres voyages, parfois lointains, ils s’étaient déjà trouvés en situation délicate mais, jamais, ils n’avaient rencontré de tels regards, une telle hostilité, de la part d’un groupe aussi nombreux. On les laissa manger cependant. Ils repartirent dès que possible. Sur ce qui s’était passé, ils firent plusieurs hypothèses. Hostilité de classe ? Hostilité programmée à l’égard d’ennemis occidentaux ? Ou, plutôt, réaction spontanée de gens touchés par l’épreuve, vis-à-vis d’autres qui, sans pudeur, sans partager leur destin, venaient les observer ? Peut-être même les considérait-on comme des alliés du pouvoir communiste, puisqu’ils avaient été autorisés à  entrer ? Ces questions restèrent sans réponse. Que sommes-nous, dans le regard de l’autre ?

Bientôt, ils furent dans les banlieues de Prague. Elles étaient grises et tristes, comme, il est vrai, celles de la plupart des grandes villes. La première chose était de trouver un hôtel. Il y en avait un, près de la place Venceslas, qui semblait à la fois agréable et modeste. L’employé leur fit une drôle de mine. Il était sincèrement désolé, il ne pouvait loger que sur la présentation d’un document de réquisition, établi par l’administration du Tourisme. C’est vrai, on le leur avait dit à la frontière. Ils retrouvèrent l’adresse. Heureusement, ce n’était pas trop loin : dix minutes en voiture. Ils tournèrent en rond parmi les Škoda tchèques et les Moskvitch russes, virent quelques Trabant, et aperçurent l’une ou l’autre Tatraplan noires, les voitures des gens importants, ou celles de la police politique… Il leur fallut évidemment plus de dix minutes pour trouver le Bureau du tourisme, mais il semblait accueillant : un pavillon en bois, avec de grandes fenêtres et quelques touches de couleur. Une aimable demoiselle leur demanda leurs papiers, leurs passeports et tous les documents douaniers, vérifia tout, et leur donna contre devises la somme d’argent local correspondant au minimum exigé. Puis elle leur  remit le bordereau qu’elle venait de taper à la machine. Il s’y trouvait le nom d’un hôtel, qui n’était évidemment pas celui qu’ils avaient demandé. Y figurait aussi son nom à lui, avec le prénom, la date de naissance, la nationalité, la date d’arrivée et la date de départ. Puis, un signe curieux qu’ils n’arrivèrent à lire qu’avec difficulté. Quelque chose comme « +ová ». « +ová », c’était elle.

L’hôtel portait le beau nom de « Solidarita ». Ce n’était pas du tchèque. C’était vaguement italien, sauf qu’en italien, on dit solidarietà. Un building de dix étages, tout en ciment gris, aux fenêtres rares et fermées. La porte d’entrée était toute petite, et le hall désert. Il flottait partout une odeur désagréable, sans doute celle d’un désinfectant. Leur chambre était au sixième. Dans l’ascenseur qui, heureusement, fonctionnait, ils purent lire une affichette leur souhaitant la bienvenue en plusieurs langues, au nom de la solidarité socialiste. La première langue était, évidemment, le russe.

En tout cas, le chauffage marchait. On étouffait dans les couloirs et surtout dans la chambre, dont les murs étaient recouverts d’un papier peint vaguement orange. La lumière était sinistre et, quand ils ouvrirent la fenêtre, ils ne virent que les masses sombres d’autres immeubles. Bientôt, +ová ne put plus le supporter. Ce n’était pas cela, leurs vacances… La ville magique, dont on leur avait tant parlé, qu’était-elle devenue ? Elle se mit à pleurer. Il n’avait pas l’habitude de la voir pleurer. Cette femme, qui traversait la vie avec une volonté sans faille, qui savait supporter la douleur physique comme personne, était sensible aux douleurs morales. Ici, ce n’était pourtant qu’une déception… Il voulut la rassurer, lui dit qu’ils n’avaient encore rien vu de la ville, mais il se rendit compte que son discours sonnait faux. Il ne s’agissait pas de tourisme, mais d’ambiance. Si l’ambiance de la ville avait changé depuis l’invasion, ses plus beaux monuments ne pourraient sans doute les consoler. Ni elle, ni lui.

Ils sortirent, à la recherche d’un restaurant, mais le quartier n’était pas propice aux restaurants. Ils finirent par en trouver un dans la rue Gutová. Porc, chou, knedliki. Ç’aurait pu être bon, mais il y manquait du cœur, je veux dire de l’enthousiasme. Ou de l’esprit, je veux dire de la légèreté. Il n’y avait pas beaucoup de monde. Les gens mangeaient, les uns comme si c’était leur dernier repas, les autres comme s’ils s’ennuyaient à mourir. Ils buvaient, l’une après l’autre, d’énormes pintes de bière d’un demi-litre, qui semblaient les endormir. Mais au moins, là, on ne les regardait plus comme les fruits du péché. Au retour, dans les couloirs de l’hôtel, dans l’ascenseur, ils croisèrent quelques pensionnaires : tous des hommes, imperméable et chapeau gris, visage gris, qui ne parlaient pas. Dans la chambre, ils firent l’amour. Ce ne fut pas leur meilleure étreinte, mais ils se rassurèrent l’un l’autre au contact de leur corps, et ça leur fit du bien.

Le lendemain, ils décidèrent de visiter la ville : après tout, c’était pour ça qu’ils étaient là. Par la grande avenue Vinohradskà, ils arrivèrent à la Place Venceslas, non sans un serrement de cœur, sous une pluie fine qui effaçait la couleur des hôtels Art Nouveau qui s’y dressent et donnait un air piteux à la statue du saint roi. À l’endroit où s’était immolé Jan Palach, il y avait des fleurs, blanches et rouges. Elles n’avaient pas belle mine sous la pluie, mais, au moins, personne ne s’était permis de les enlever. Ils quittèrent assez vite cette place chargée, trop chargée d’histoire ancienne et récente, où la fumée des chars soviétiques semblait encore flotter. La Vltava, la Moldau, les appelait. Ils se perdirent un peu, dans les rues de Nové Město, la ville neuve du XIVe siècle, qui ne garde pas grand-chose de médiéval, mais conserve le souvenir des fastes impériaux du XIXe. Sans le vouloir, ils tombèrent sur un bâtiment blanc de style classique, dont la tourelle était surmontée d’une croix « à trois étages », comme disent les Russes : la Cathédrale orthodoxe des Saints Cyrille et Méthode. C’était là. Là que se réfugièrent les meurtriers de Heydrich, là qu’ils se cachèrent, qu’ils résistèrent après avoir été trahis, là qu’ils sont morts. Un petit musée le raconte, dans les caves même où cela s’est passé. Il raconte aussi bien d’autres choses : Josef Gabčik, Jan Kubiš, les exécutants ; Lidice, ce village qui fut choisi sans aucune raison pour subir la vengeance des nazis, et qui fut anéanti. On dit que c’est à cause de l’extrême cruauté de Heydrich, avant et après sa mort, envers le peuple de Bohême-Moravie, que les Alliés ont décidé de rendre à la Tchécoslovaquie, après la guerre, la région des Sudètes, peuplée d’Allemands. Cela impliquait, dans le contexte de l’époque, de les expulser. Ils avaient certainement accueilli Hitler avec enthousiasme. Mais, quoi ? Les Autrichiens aussi l’avaient fait. La vraie raison n’est pas là, la vraie raison n’est pas Heydrich, le bourreau, à qui Hitler devait décerner, à titre posthume, l’Ordre du Sang. La vraie raison, c’est la honte de Munich.

Les quais de la Moldau… Ils y étaient. La pluie s’était arrêtée et, pour la première fois, un soleil pâle éclairait les ponts, les collines de l’autre rive, et dissipait la brume légère qui flottait encore sur les eaux : argent et or. Pour la première fois, ils purent voir le Château, la flèche de la Cathédrale Saint-Guy ; pour la première fois, derrière eux, les clochers innombrables de Staré Město. Ils se promenèrent sur les quais jusqu’à l’entrée du pont Charles, hésitèrent à le traverser, puis remirent cela au lendemain.

La beauté de la ville leur était maintenant révélée, ce qui ne lui enlevait pas le voile de tristesse, comme une rosée sur les pierres, qu’ils avaient d’abord perçu. Le lendemain, ils entrèrent à Staré Město, et comprirent pourquoi on appelait Prague la ville d’or. Ce n’était pas seulement la couleur des bâtiments, car il y en avait aussi beaucoup de blancs, de roses, de gris ou de multicolores. Ce n’était pas seulement la lumière du soleil réfléchie par ces vieux murs. C’était surtout l’effet que produisait en eux cette lumière, ces couleurs, ce chatoiement. Ils étaient entrés dans la lanterne magique, et se sentaient transportés ailleurs. C’était tellement beau qu’ils durent s’asseoir. On appelle ça le syndrome de Stendhal. La respiration s’affole, et on se sent pourtant oppressé. La tête tourne, on pourrait perdre pied. On essaie de se calmer, d’adapter son corps et son esprit à cette apparence, hors de toute habitude, qu’il faut bien prendre pour une réalité si l’on veut y vivre, ne serait-ce qu’un moment.

Quand le souffle leur revint, ils continuèrent à évoluer dans l’espace de beauté qui s’était ouvert à eux. La tristesse, la rosée semblaient s’évaporer, dans la chaleur croissante du soleil. Comment oublier, pourtant, les vingt-sept martyrs torturés, ici même, en 1621. Comment oublier l’étrange habitude qu’avaient prise les Pragois de jeter leurs opposants par la fenêtre des bâtiments publics, en 1419, en 1483, en 1618, et même en 1948, quand Masaryk se jeta, ou fut jeté, par la fenêtre de son bureau du Ministère des Affaires étrangères.

Ils quittèrent bientôt la grande place de la Vieille-Ville, Notre-Dame du Tyn et l’Hôtel de Ville, pour se promener dans les petites rues médiévales, en se rapprochant à nouveau de la large rivière. Bien qu’ils fussent peu visibles, il devait y avoir là un réseau d’anciens égouts dissimulés, de canaux autrefois navigables, traversés par des ponts de bois ou de pierre, et aujourd’hui recouverts par d’épais pavements. Entre deux murailles, il y avait un escalier d’une dizaine de marches qui s’enfonçait dans l’obscurité, et d’où montait un bruit d’eau courante et un parfum de vase. Ils descendirent quelques marches. Soudain – il regardait ailleurs – elle s’écria : « Franz ! ».

Une ombre noire, comme une silhouette humaine à l’avant d’une barque effilée, disparaissait à l’instant sous la voûte, suivant le courant d’une eau rapide. Il ne vit rien d’autre, et vit à peine ; mais, sans doute, en avait-elle vu un peu plus. Il la regarda : elle était blanche comme de la cire. Pour ne pas tomber, elle s’appuyait à son bras. Il sentait ses ongles griffer sa peau. Il entendait battre son cœur.

Elle avait connu un Franz, autrefois. Ils avaient même été fiancés. Un jour, Franz avait disparu, sans explication. On avait supposé qu’il traversait une crise personnelle, mais personne n’en savait rien. Abandonnée, elle avait énormément souffert, et c’est d’extrême justesse qu’il avait pu, lui, la sortir d’un désespoir plombé.

Que Franz ait pu réapparaître de cette manière, sous la forme d’une ombre noire dans un égout de Prague, il n’en croyait rien. Bien entendu. Le problème était qu’elle ait pu le croire, elle. Et elle y croyait ferme. Il ne pouvait pas la contredire. Il ne savait même pas comment lui en parler. Il constatait son émotion, il voyait qu’elle s’accrochait à lui, qu’elle espérait du réconfort, mais il ne savait pas les sentiments qu’elle éprouvait face à cette apparition d’un autre monde. Au fond, ce qui arrivait, là, c’était ce qu’il avait toujours craint : que l’amour qu’elle lui portait ne soit pour elle qu’en second lieu. Que tout ce qu’ils avaient vécu ensemble se dissoudrait, un jour, quand surviendrait, et pourquoi pas dans un égout de Prague, cette ombre fugitive, cette apparition définitive. Cette figure destinale.

Ils restèrent longtemps sans se parler, marchant toujours en direction de la rivière, sur les trottoirs étroits des ruelles médiévales. Elle serrait toujours son bras. Il était sûr que le sang y perlait, mais, quelle importance cela pouvait-il avoir ? Il essayait d’harmoniser son pas avec le sien, pour qu’au moins il persiste cela, cette harmonie des pas, et ce qu’elle signifiait, la difficile union de leurs deux vies.

Quand elle lui parla enfin, ce fut comme s’il ne s’était rien passé. D’une voix à peine un peu plus légère que d’habitude, elle lui proposa de passer le pont. De fait, ils étaient arrivés devant la tour gothique qui donne accès au Pont Charles, Karlův Most, à son étroit passage piétonnier, à ses quinze arcades du XIVe siècle et aux trente groupes statuaires qu’y ajouta plus tard la Contre-réforme. Elle avait cessé de lui serrer le bras, et cherchait sa main. Durant toute la traversée de la Moldau, elle caressait ses doigts comme ils faisaient autrefois, lorsqu’il n’était pas encore question de s’embrasser sur la bouche. Il acceptait cette forme d’étreinte, mais, lorsqu’ils passèrent devant la statue de Saint Jean Népomucène, il eut d’étranges pensées : celle d’un homme tombant dans le fleuve, et qui s’y noyait ; celle d’un roi qui exigeait du confesseur de sa femme qu’il avouât le secret de sa confession et de son adultère. Il se reprit cependant, en passant sous le porche de la seconde tour gothique, celle de Malá Strana.

Malá Strana, c’est le « petit côté » de la ville ancienne, qui escalade la colline du Château. On y accède par la Ruelle d’or, celle où vivaient autrefois les orfèvres et les alchimistes de l’Empereur Rodolphe. Plus tard, Franz Kafka y vécut. Franz… se dit-il, est-ce là qu’il se transforma en cafard ?

Malgré cette mauvaise pensée de plus, et malgré toute douleur, la beauté de la Ruelle d’or était assez forte pour que l’un et l’autre la sentissent les baigner, s’écouler sur eux, à mesure qu’ils la remontaient. Mais, au sommet de la colline, le Château n’était pas accessible. Des policiers gardaient jalousement les portes de ce symbole ambigu de l’histoire passée du royaume de Bohême et du pouvoir qui, aujourd’hui, régnait en ce lieu. Les murs massifs et pâles du palais thérésien cachaient bien les cours intérieures, la cathédrale dont la flèche était mieux visible des bords de la rivière, et l’église romane de Saint-Georges, dont ils n’avaient fait qu’entendre parler. Ils redescendirent la colline. Les efforts qu’elle avait consentis, brièvement, pour effacer sa tristesse ou sa peur de l’avenir, se défaisaient déjà devant l’évidence : il ne la suivait pas. Il s’enfonçait. Ses pensées s’égaraient vers l’insondable tracé des égouts de Prague, où la fatale barque s’était matérialisée et avait disparu.

Il croyait, lui, n’avoir pas connu la jalousie, ni lorsqu’elle lui avait raconté Franz, ni par la suite. Il avait été requis par la nécessité de faire face, de la conquérir et de l’aider. Il pensait avoir gagné. Rien ne lui avait jamais dit qu’il se trompait. Rien ne lui avait jamais dit qu’elle le trompait, fût-ce en pensée. D’ailleurs, elle ne le trompait pas : que signifiait une simple association d’idées, l’attribution d’une identité fantasmagorique à l’ombre d’un personnage, sur un bateau ? Rien du tout, sauf que – il s’en rendait compte maintenant – elle n’avait pas été seule blessée par le souvenir. Il l’était aussi, sans même le savoir. La barque sombre circulait en lui, dans les canaux de son propre corps, dans ses veines, et son poison dans son sang. La soudaineté de l’association, l’intensité de l’émotion ne prouvaient-elles pas qu’elle était visitée par cet amour ancien sans en parler jamais, car, d’habitude, elle se contrôlait bien. Mais comment pourrait-il encore croire qu’elle n’y pensait pas ? Qu’elle n’y penserait pas la prochaine fois qu’ils feraient l’amour ?

Il eut l’impression de l’avoir perdue pour toujours.

Malgré la touffeur de leur chambre, le sommeil leur permit à tous deux d’échapper à leurs pensées pesantes. Ils ne rêvèrent pas. Ils dormirent l’un à côté de l’autre, sans se toucher. Au réveil, ils constatèrent que rien n’avait changé.

Le petit déjeuner de l’hôtel Solidarita n’avait rien de merveilleux : petits pains, beurre allégé, fromage et saucisson en tranches, café sans arôme, âcre et faible à la fois. C’était bien ce qui correspondait à leur état d’esprit, mais il leur fallut faire un effort particulier pour mastiquer, pour avaler la pâte mal cuite, qui, les autres jours, passait sans joie, mais sans difficulté. Puis ils se levèrent, machinalement, et se dirigèrent, encore une fois, vers les ruelles de Staré Město. Peut-être, le souvenir d’un moment plus heureux, et le désir vague de le retrouver, les poussèrent-ils dans cette direction.

Elle savait être la cause du drame, et se le reprochait. Mais, surtout, elle lui en voulait d’avoir réagi si mal, si bêtement. Depuis le début de leur relation, il n’ignorait rien, elle ne lui avait rien caché sauf, bien sûr, des détails personnels. Elle était heureuse avec lui. Elle ne pensait presque plus à ce Franz, qu’elle avait tant aimé, tant détesté. Il l’avait sauvée de lui, de ce souvenir, de cette emprise. Elle avait brûlé leurs lettres sans remords. Et il avait suffi d’un rêve, d’un cauchemar, d’une apparition… S’il avait seulement compris que c’était normal, que, de temps à autre, un souvenir plus fort pouvait réapparaître, sans rien détruire, sans rien casser de ce qui était devenu, maintenant, leur réalité, leur vie, leur espérance, leur tout…

Ils marchaient dans les mêmes rues que la veille, mais rien n’était pareil. Ils regardaient à peine autour d’eux, juste assez pour ne heurter personne et, quand ils devaient traverser, ils regardaient ensemble, à gauche et puis à droite, et avançaient d’un même pas, sans se voir, sans se toucher. Le ciel au-dessus d’eux était d’un bleu à peine voilé par la vapeur qui s’élevait, bue par la chaleur solaire, des eaux fraiches de la Moldau et des toits rouges et bleus de la ville, imprégnés de rosée. Mais ils ne le voyaient pas. Où allaient-ils ? Ils ne le savaient pas. Ils marchaient, parce que c’est ce que les hommes font, leur vie durant, sans savoir où aller.

L’horloge de la place sonna l’heure. Les douze apôtres sortirent, l’un après l’autre. Il y jeta un coup d’œil rapide, sans y trouver le moindre plaisir, mais il se demanda soudain lequel, parmi ces douze têtes barbues, pouvait être Judas. Une ombre noire, fugitive, semblait apparaître en dernier, juste avant que les cloches ne cessent de sonner et que la porte se referme. Il savait bien, pourtant, que parmi ces apôtres il ne pouvait pas y avoir de Judas, l’Iscariote, qu’il était mort, qu’il s’était pendu à un arbre de ce champ d’Hakeldamah qu’il avait acquis, avec trente deniers. Qu’un autre, Mathias, l’avait remplacé. Mais l’ombre était là, au moins dans sa tête. Il ne pouvait pas l’effacer.

Par la rue de Paris, Pařižská, ils arrivèrent dans l’ancien quartier juif. Il y avait là la synagogue Pinkasová, la synagogue Maiselová, l’hôtel de ville juif, la synagogue dite « Vieille-Nouvelle » (Staronová), et d’autres bâtiments vénérables. 

Au tournant de la rue Široká, elle vit, en se retournant, une silhouette humaine dont elle ne put distinguer les traits, et qui semblait les suivre et s’approcher. Elle eut peur, mais, à cause de la catastrophe de la veille, elle se contrôla et ne dit rien. Il était à côté d’elle, mais ils ne se touchaient pas, de sorte qu’il ne remarqua pas son émotion. Ils tournèrent à droite, prirent la rue Maiselová, conduisant à la Synagogue Vieille-Nouvelle. C’est un étrange bâtiment, construit au XIIe siècle, dont l’aspect contraste avec ce qui l’entoure. Ses murs sont d’ocre jaune, bas, massifs, percés de rares fenêtres romanes. Au-dessus des tuiles rouges du toit, se dresse une tour épaisse, lourde, qui semble vouloir écraser un rez-de-chaussée qui, sans elle, passerait presque inaperçu. Deux fenêtres gothiques, de part et d’autre d’un contrefort à première vue disproportionné mais, sans doute, indispensable à sa stabilité. Puis, une sorte de tiare en briques brunes, qui sert de toit à la tour, évoque l’architecture gothique de Lubeck et du nord de l’Allemagne, sauf qu’elle est follement crénelée de prolongements coudés comme des doigts, qui montent à l’assaut du ciel. Cela ne ressemble à rien de connu. En la décrivant, on sait qu’on a rendu compte de sa bizarrerie, mais échoué à en dire la beauté, le respect qu’elle inspire, l’évocation immédiate des cérémonies et des prières qu’elle abrita, et qu’elle abrite encore.

En s’approchant de l’entrée, ils virent d’abord un écriteau rédigé en tchèque et en allemand, qu’ils réussirent à déchiffrer : « Une légende dit qu’en ce lieu repose le Golem, fabriqué au XVIe siècle par le Rabbin Yehuda Loew pour protéger son peuple des pogroms. Il finit par échapper à son contrôle, et par faire de nombreux dégâts dans la ville ».

Pendant qu’ils lisaient, lentement, car ils ne connaissaient pas le tchèque et mal l’allemand, un grincement la fit se retourner. Elle vit l’ombre entrer dans la Synagogue, et refermer la porte. Cela ne prit qu’un instant. « Qu’as-tu ? » dit-il ; « Rien », répondit-elle. Il voulut entrer lui-même, pour visiter l’intérieur, mais la porte était fermée.

De la Synagogue, il n’y avait qu’un pas à faire pour rejoindre le Cimetière juif, par la rue Starého Hřbitova, c’est-à-dire, simplement, la rue du Vieux Cimetière. C’est là que le Rabbin Loew est enterré. Les pierres tombales sont innombrables, elles s’effondrent, semblent se redresser, comme si elles étaient animées d’un mouvement invisible et profond. Les plus anciennes datent du XVe siècle, les plus récentes du XVIIIe. La plupart sont de simples rectangles de grès, certaines portent des décors sculptés, toutes sont gravées de lettres hébraïques carrées qui nomment, en yiddish, le défunt et sa fonction dans la communauté. Ils y entrèrent, se promenèrent dans les allées et, peu à peu, ils se laissèrent envahir par l’esprit du lieu, auquel il est, à vrai dire, impossible de résister. Dieu sait pourquoi, l’ambiance le plus souvent silencieuse, sombre, parfois sinistre, des cimetières, n’avait pas cours ici. Au contraire. Ce que ce lieu leur apportait, c’était une sorte de joie paisible. La foi des morts, leur espérance, s’incarnaient, semble-t-il, dans la danse immobile de leurs tombes.

  • On dirait que les pierres font l’amour, dit-il.

Et il se rapprocha d’elle, pour la première fois depuis la veille.

Dans l’espace restreint, plusieurs couches de tombes se sont superposées au cours des trois ou quatre siècles pendant lesquels le cimetière fut actif. Le sol est rempli des ossements d’une douzaine de générations. Mais, de toutes les catacombes connues, celles de Rome, de Sicile, de Naples, de Paris ou d’ailleurs, c’est bien la seule qui soit joyeuse.

Il avait donc eu cette pensée, que les pierres faisaient l’amour. Cette étrange idée l’avait rapproché de sa femme. Il eut alors une autre idée, dans la droite continuité de la première : cette joie qui était là, communiquée par les morts, pouvait se partager. Et, de même, cet amour pouvait, devait se partager. Quelque chose alors tomba de ses épaules, un poids se détacha, comme s’il avait jusque-là porté sur son dos une ombre invisible et funeste. Elle tomba et, sans doute, fut-elle bue, absorbée par la terre, transfigurée par l’esprit des morts qui étaient là, en-dessous d’eux.

Il lui donna la main, puis, doucement, l’attira vers lui. Il sentit l’acceptation de son corps et le serra contre le sien. Il l’embrassa, là, parmi les tombes, et jamais lieu ne leur parut plus favorable, et plus juste, pour cette réconciliation qui scellait leur alliance et lui donnait, comme témoins, douze générations d’ancêtres.

Plus tard, ils surent que la légende du Golem se dit ainsi : Rabbi Loew avait modelé une figurine humaine dans la terre des bords de la Moldau, il l’avait animée par des rites kabbalistiques, de sorte qu’elle vivait, et qu’elle lui obéissait grâce aux lettres qu’il avait gravées sur son front, Aleph, Mêm, Tav, AMET, « Vivant », en hébreu. Quand il y avait un pogrom, une persécution, le Golem protégeait efficacement les victimes. Tous les jours de Shabbat, Loew effaçait les lettres gravées avant de les retracer plus tard, car le Golem ne pouvait alors ni travailler ni se déplacer, pas plus qu’un Juif ordinaire. Un jour, il oublia. Le Golem se mit en furie, et détruisit la ville de Prague, sans aucune raison, si ce n’est celle de la profanation du Shabbat. Le Rabbi se désespérait, mais il trouva l’occasion de se rapprocher de lui et, de son pouce, il effaça la première lettre, Aleph. Ce qui laissait MET, « Mort ». Le Golem s’immobilisa, comme une statue de terre qu’il était et, depuis lors, il ne bougea plus, ni pour le bien, ni pour le mal. Par respect, on le plaça dans la tour de la Synagogue Vieille-Nouvelle, dont Rabbi Loew était le desservant.

Ils pensèrent que, pour une raison inconnue, le Golem s’était réveillé. S’il ressemblait à Franz, ce n’était peut-être pas sans raison, se dit-il. Et elle, dans le secret de son cœur, pensa que rien ne disait que le Golem dût être laid. Ils comprirent, tous deux, que s’ils avaient retrouvé l’amour au milieu des morts, c’était à cause des lettres gravées sur son front, Mêm, Tav, qui évoquaient la mort, mais lui donnaient le sens d’une rédemption.