Dans ce blog, j’ai l’intention de
publier, l’un après l’autre, des textes qui évoquent, chacun, un lieu et une
époque.
Il s’agit parfois de pures fictions,
évoquées toutefois par des expériences vécues. Dans ce cas, le texte utilise
les caractères romains.
Parfois il s’agit de récits qui racontent
des souvenirs personnels. Dans ce cas, le texte utilise les caractères
italiques.
La table des matières permet au lecteur de savoir ce qui l’attend, lors de prochaines livraisons.
Daniel Schurmans
Voici donc des choses vues, et voici des choses imaginées.
Toutes se trouvent dans le trésor de la mémoire. Certaines sont comme le thé
blanc, qui n’aurait subi aucune altération. D’autres, comme le thé noir, ont
fermenté longuement ; elles ont sans doute changé d’aspect, changé de
goût, mais elles n’en sont pas moins vraies. Peut-être même le sont-elles
davantage, pour s’être chargées d’effluves inconscientes.
Pour que le lecteur s’y retrouve, j’ai usé néanmoins d’un
artifice typographique. La fiction s’écrit en minuscules romaines, ce qui est
l’écriture du roman. Le récit s’écrit en italiques. Ce choix peut surprendre,
mais il est logique. Le roman, qui dit l’imaginaire, est une vérité en soi.
Celui qui veut garder sa position de lecteur ne questionne pas son rapport à la
réalité : il l’admet, pour que le plaisir soit entier. Le récit, au contraire, prétend être fidèle à
la réalité vécue : c’est la raison pour laquelle il n’en est qu’un
commentaire.
Les souvenirs que je raconte sont les miens, parfois ceux de quelqu’un d’autre. Ils s’échelonnent sur une longue période. À peu près, de 1958 à 2005. Mon choix fut de ne décrire que quelques paysages, et de suggérer chaque fois, en peu de lignes, un univers différent.
Table des matières
Italie, 1958
Svs Minervam docet (fiction)
Pérou, 1964-65
Gringuito mentiroso! (Lettres du Pérou)(récit)
En guise d’adieu (porque nunca mas) (fiction):
La ville sans horizon
Une bibliothèque de montagne
Partir en été
Sénégal, 1971
Un sortilège(fiction)
Slovénie, Hongrie et Slovaquie, 1998
La cinquième roue (A la recherche des Roms d’Europe centrale) (récit):
Le profil de Dante
Le cheval à bascule
Sources radioactives
Les nymphes noires
Balcon de cendres
La nuit tsigane
Le village apprivoisé
Slovénie, 2000
Croquis de Prekmurje (récit):
Le dernier potier de Filovci
Le moulin de Babic
Le restaurateur de fresques
Turquie, 2002
1980: Des têtes rouges dans la ville d’or (fiction)
Bénin, 1999 et 2004(récit):
Les palais brûlés
Des dieux et des hommes
L’au-delà si proche: Le dieu de la variole
Les femmes déesses
Conversation avec les morts
La colère qui tue
Le vieux qui a connu Gbéhanzin
Le village des fous enchaînés
Le royaume des masques
Fâ ou la fraîcheur de l’être (1999 et 2004)
Le jour de Shango
Retour: des sorciers yoroubas à Londres?
Roumanie, 2005
La bouche d’or (fiction)
Les monastères de sang(récit)
Japon (sans date)
Montée des eaux (fiction)
Mineko (fiction)
Allemagne (vers 1970)
Meurtre d’âme (fiction)
Légendes imaginaires d’Ardenne et de Brabant
La véritable histoire de Peau d’Âne (fiction)
Gudule et les sept Nains (fiction)
La sorcière aux six doigts (fiction)
La sorcière aux six doigts (suite) (fiction)
Suite des récits et fictions
Une vierge jurée (Albanie, 1960) (fiction)
Le désert des Almoravides (récit)
Une déesse aujourd’hui, ou la métamorphose (fiction)
L’accent de vérité (fiction)
A paraître:
octobre 2022: Prague en son cimetière, histoire d’une maladie (fiction)
Décembre 2022: Terres noires et dune rouge (Bénin, Mauritanie, 1907-1939)(récit historique et fictionnel)
Blog du 3 décembre 2019
Italie,
1958
Ce récit est
imaginaire, mais le voyage a bien eu lieu et de nombreux détails sont
authentiques.
Svs Minervam docet
J’avais quinze ans, à cette époque, et voyageais en Italie
avec mes parents. Nous traversions l’Apennin d’est en ouest en venant de
Bologne, sans savoir où aller, notre seul but étant de passer la montagne. Le paysage, d’une beauté insoutenable, attirait autant qu’il faisait fuir : après
cette vallée, il y en avait une autre, cent autres, et le remords nous
poursuivait encore de celles que nous avions laissées. Aussi, la route était
mauvaise, pleine de trous et de virages traîtres, et le danger constant. Les
villages fortifiés occupaient le sommet des collines. Leurs murailles,
autrefois bien utiles contre les lansquenets et les routiers, les protégeaient
mal contre la haine domestique, dont nous ressentions quelquefois la violence,
aux souffles brusques et brûlants du sirocco.
Vers le soir, alors que la chaleur commençait à faiblir et
que s’adoucissait la lumière, donnant à la terre et aux herbes un teint de rose
et des reflets d’oranges, une ville nous apparut sur son socle de pierre. Une
ville aux remparts circulaires, entourée de vignobles, qui semblait renvoyer au
ciel les rayons accrochés par ses toits
les plus nobles, ses hautes tours, et la façade resplendissante de sa
cathédrale.
Notre fuite s’arrêta là, dans une auberge au milieu des
vignes, assez loin de la colline pour
qu’on pût en percevoir la majesté, assez près pour voir qu’un sentier
l’escaladait. À moitié caché par des figuiers sombres, il débutait là où
s’arrêtait le vignoble de notre aubergiste, là où le muret de pierres sèches
qui le bordait s’interrompait sur quelques mètres. C’était nous inviter à passer par là, plutôt
que par des chemins ordinaires, quand, après une nuit rythmée par le coassement
des grenouilles, l’envie nous prit de visiter la ville. Ce sentier datait au
moins du moyen-âge, et Dieu sait ceux qu’il avait vu passer, pour la guerre ou
pour l’amour. Il grimpait ferme, parmi
le myrte et les chênes-verts, les touffes de thym et de romarin qui
embaumaient, les abeilles qui butinaient. Il entrait en ville par une poterne,
à cent mètres de la cathédrale : il n’y avait que des jardins à traverser
pour arriver à la Via del Duomo.
Je connaissais bien le gothique de chez nous, mais mal celui
d’Italie. J’y voyais un style hybride, hésitant entre les lignes orthogonales,
tranquillement humaines, venant de l’antique, et l’inspiration ascendante et
mystique qui, les pieds dans la boue de Picardie, veut monter au Paradis. Mais, Dieu sait
pourquoi, devant la Maria Assunta d’Orvieto je fus touché, profondément. Sans doute à cause de l’harmonie sereine de
la façade, à cause de la douceur des mosaïques, et parce que cette église, qui
sort du tuf volcanique qui la porte comme si elle en faisait partie, fait
résonner toute la ville, des palais qui
l’entourent aux jardins, aux rues, et jusqu’à la plus petite des maisons de
pierre.
Il n’y a pas de campanile à Orvieto. Comme dans une
cathédrale française, on entre par la grande porte, sous la rosace. On se
trouve alors dans une vaste nef, où la
marche est scandée par des colonnes rayées comme une peau de zèbre, basalte
noir et travertin blanc. Curieusement, les mêmes rayures, sur les murs
latéraux, me firent une impression inquiétante, malgré la beauté de
l’architecture, qui n’avait rien à y voir.
Je sentais là quelque chose de malade. À moins que je ne fusse malade
moi-même, à ne pas supporter la vue de ces rangées de pierre, savamment
disposées pour produire un effet de beauté que je reconnaissais, pourtant. Mais
la beauté n’est pas tout, et la pierre disait là quelque chose d’étrange.
Dans la chapelle San Brizio, à droite, ce message se
précisa. C’est une apocalypse, comme il y en a beaucoup, mais construite et
peinte pour que chacun se sente concerné. J’ai lu quelque part que le peintre
et l’architecte avaient conçu leur œuvre comme une sphère, où chaque point,
pour l’observateur, a la même importance. Encore faut-il expliquer que chacun
se sente occuper exactement le centre de la sphère…
Ce jour-là – j’avais quinze ans – j’étais au cœur d’un drame
cosmique. Je ne pouvais détacher mes yeux du panneau où deux personnages
impassibles, vêtus de noir, regardent le spectateur dans les yeux, tandis
qu’autour d’eux se perpètre un épouvantable massacre. On me dit que les
peintres, Signorelli et Fra Angelico, ont signé là leur œuvre, avec la
tranquille indifférence des auteurs. Un peu plus loin, d’autres personnages,
des femmes, semblent réagir. Certaines se retournent à peine, mais une autre montre franchement du doigt ce
qui est en train de se passer. On ne sait pas si c’est pour en dénoncer la
violence ou pour s’en réjouir, car elle écoute en même temps prêcher
l’Antéchrist, et rien ne dit qu’il ne l’a pas séduite. D’un côté, le Mal se
prépare, en prenant toutes les apparences du bien. De l’autre, il se déchaine.
Dans le ciel, un combat se déroule, qui voit le triomphe final du Bien. Mais
quand on a regardé avec attention l’ensemble de l’œuvre, il est vraiment
difficile d’y croire.
Voisine du combat de l’Archange, une masse grise attira mon
regard. C’était une colline de roche dure, lisse et polie comme un galet de
mer, derrière la basilique orgueilleuse. Celle-ci, allégorie de l’Eglise, était
investie par de petits hommes noirs qui entraient ou sortaient par tous ses
orifices, comme des insectes autour d’un cadavre. Mais la source du Mal, le
point d’origine de toute cette violence, provenait à mes yeux de la colline
rocheuse, et spécialement, à son flanc gauche, d’une sorte d’abri, peut-être
une caverne, où mourait la lumière des rayons divins.
Je ne crois pas avoir interprété les intentions du peintre,
ni alors ni maintenant. Je dis, maintenant, ce qu’alors j’ai ressenti. L’image
de la roche, sinueuse et sombre, s’est imprimée dans ma mémoire. Elle l’a fait
d’une manière si précise, que lorsque je l’ai revue, au cours d’une promenade dans
la campagne, autour de la ville, quelque part entre Sugano et Rocca Ripesena,
je crus d’abord que c’était un mirage, ensuite que le souvenir avait pris une
consistance hallucinatoire. Ce qui ne manqua pas de m’inquiéter. Mais il ne s’agissait en réalité que d’une
colline et d’un chemin, où je dus admettre que Signorelli s’était lui-même
promené, jadis, avant de peindre la chapelle Saint-Brice. Sa forme l’ayant frappé, il l’avait reproduite ensuite, avec toute
l’acuité de perception et de mémoire dont un grand peintre est capable.
C’était là l’explication. Elle était simple et naturelle, mais elle n’ôtait rien au mystère du lieu. Je
dus insister pour pouvoir aller jusque-là.
Il me fallut même attendre quelques jours. Il y avait trop de choses à
voir à Orvieto, la vieille ville, Vrbs
Vetvs. J’appris que les Etrusques y avaient leur lieu de culte le plus sacré,
et que les dirigeants des douze villes s’y réunissaient, quand un problème
majeur les y forçait. Orvieto s’appelait alors Velzna. Sur son socle
volcanique, magnifique fortification naturelle, elle résista longtemps aux
Romains, qui finirent pourtant par s’en rendre maîtres. Comment réussirent-ils
à investir la ville, je n’en sais rien. Je ne vois que la trahison. Qui sait,
ils sont peut-être entrés par la poterne, par où nous avions pénétré
nous-mêmes dans la ville? Ce qui est
sûr, c’est qu’après avoir massacré une partie de la population, les Romains
déportèrent le reste sur les bords du lac de Bolsena, où ils fondèrent une
nouvelle Velzna, Volsinii Novi. Le lac
en conserve le nom.
Aujourd’hui, on fouille les ruines de la vieille ville
étrusque et le temple, le Fanvm Voltvmnae. Mais à l’époque de notre visite, on
ne connaissait que la ville des morts, construite en damier comme l’était la
ville des vivants. Chaque tombe était une petite maison de pierre, au toit
d’herbe verte. À la forme, cylindrique
ou carrée, des stèles qui jouxtent la porte d’entrée, on connaît le sexe des
défunts. Ces tombes sont anciennes et modestes. Elles ne sont ornées ni de
fresques, ni de bas-reliefs. Mais on y
voit, sur quelques linteaux, une inscription en lettres étrusques, disant le
nom de la famille à qui la tombe appartenait. Cet alphabet est assez semblable
au nôtre, sauf qu’il s’écrit de droite à gauche. Je m’amusais à le déchiffrer,
et pus bientôt le lire avec facilité.
Chaque jour, nous étions accompagnés de cinq ou six gamins
aux pieds nus, qui voulaient monnayer leurs connaissances archéologiques,
nulles pourtant. C’étaient d’agréables compagnons, intelligents, rusés,
admirateurs naïfs de la richesse imaginaire des pays du Nord. L’un d’eux,
Matteo, nous dit qu’il y avait dans la campagne, près de Rocca, d’autres tombes où les
touristes n’allaient pas. La bande s’entassa dans les soutes de l’immense
paquebot qui nous servait de voiture. Leur plaisir était tellement grand, que
nous nous mîmes à douter du sérieux de la révélation. La voix aiguë de Matteo
nous criait ce qu’il fallait faire, « Svolta
a sinistra !», « A destra, destra ! », dans un
charivari général. Jusqu’à l’inévitable « Ferma
la macchina ! », j’étais tellement bousculé par les cris, que
j’avais été incapable de regarder par la fenêtre, et d’observer le chemin
parcouru. Nous étions au pied d’une
falaise, dont la pente semblait s’arrondir un peu vers le haut. Quelques plants
d’hélianthème fleurissaient agréablement cette paroi austère. Un bosquet de hêtres nous cachait le surgissement du
rocher. « Le tombe sono lì » dit Matteo,
« Sono nascoste dietro i
faggi ».
Derrière les hêtres, il y avait en effet plusieurs
monticules herbeux. Des tombes, apparemment, non explorées. C’était fort
excitant, mais l’aventure s’arrêtait là : comment aurions-nous pu y entrer ? Les tombes étrusques
inviolées sont nombreuses, en Ombrie comme en Toscane. Elles sont heureusement
protégées par la loi contre les fouilleurs sauvages. Les archéologues préfèrent
aujourd’hui les explorer grâce à des caméras, sans les ouvrir. Celles qui ont
été ouvertes se dégradent en effet très vite, au point qu’on ne reconnaît plus,
en les visitant, les fresques qu’on avait admirées sur des photos prises vingt
ou trente ans plus tôt. Nous sommes donc
revenus bredouille, et les enfants étaient déçus. Nous les avons consolés en
leur offrant d’énormes gelati. Mais
au cours du voyage de retour, comme l’enthousiasme était tombé, je fis
attention au paysage : en me retournant vers la falaise, soudain, le
tableau de Signorelli m’apparut. Tout au moins, le détail de la colline
rocheuse et sombre, qui m’avait tant frappé. Je fis arrêter la voiture. Nous
étions à l’endroit même, d’où le peintre avait contemplé ce paysage, et fait
sans doute quelques croquis. Les bosquets de hêtres n’existaient pas de son
temps. L’ombre peinte, qui évoquait pour moi
l’entrée d’une caverne, recouvrait et masquait dans le tableau l’image
des tombes, que nous venions de voir.
Nous sommes retournés à Rocca Ripesena, sans les enfants
cette fois. Attirés par ce lieu qui était à la fois peinture et paysage, nous
pouvions nous y sentir dans le tableau
de Signorelli, comme ces petits hommes
noirs qui pullulaient autour de la colline, et de la basilique imaginaire. Dans
le réel, il n’y avait pas de basilique. Mais j’en ressentais la présence, comme
si de droites lignes horizontales et verticales, parfaitement invisibles, sortaient
de la roche et du sol. Il arriva même, vers cinq heures, que les rayons du
soleil déclinant dessinèrent le tracé de ces lignes et, fugacement, les
rendirent visibles.
À la troisième visite, il y avait quelqu’un : une
vieille femme vêtue de noir, toute menue et bossue, qui paraissait nous
attendre. Elle nous conduisit à l’une des tombes, et nous montra, bien cachée
par la végétation, une porte de pierre. Le linteau portait une courte
inscription. Les deux seuls mots lisibles étaient : MENRVANI ZVSLE.
Jamais je ne les aurais retenus, mais il faut dire que je notais tout. Sous le
linteau, il y avait un bloc de tuf blanc qui n’aurait peut-être pas attiré
l’attention s’il n’avait été muni d’un énorme cadenas. Lui, de toute évidence,
ne datait pas des Etrusques.
L’attitude de la vieille était étrange. C’est elle qui nous
avait attendus, qui nous avait conduits à cette porte, mais elle faisait mine à
présent de nous en refuser l’entrée. Elle nous regardait l’un après l’autre,
droit dans les yeux, en levant la tête autant que le pouvaient les vertèbres de
son cou. Elle marmonnait sans cesse quelque chose, un mot que nous entendions
comme « Ssuinn, ssuinn… »,
ou quelque chose d’approchant, car il lui manquait plusieurs dents sur le
devant. Ce n’était pas de l’italien. Peut-être un mot du dialecte local ?
Mon père fit une association avec le germanique : schwein, zwijn en
néerlandais, signifient cochon. Cela ne nous apprenait rien. D’ailleurs, nous
étions en Italie, et loin des confins du nord où l’on peut entendre parler
l’allemand. Bien sûr, les Lombards sont descendus jusqu’à Bénévent, et les
Normands ont conquis tout le sud. De là à entendre un mot tudesque en plein
milieu de l’Ombrie…
Mon attention se reporta sur la vieille, qui maintenant
tirait de la poche de son tablier une énorme clef, ouvrait le cadenas. D’un
seul effort de ses bras maigres, la voilà qui nous ouvre la porte, épaisse,
comme je le vis alors, d’une dizaine de centimètres, et haute d’un mètre vingt.
Elle se retourna vers nous, sourit de toutes les dents qui lui restaient, puis
fit le geste de nous empêcher d’entrer, avec le même mot, « ssuinn, ssuinn… ».
La curiosité fut trop forte. Derrière la porte, il y avait
un escalier de dalles volcaniques, sûrement très ancien. Nous sommes descendus,
sans même penser que l’étrange vieille aurait pu nous enfermer dans la tombe.
Une quinzaine de marches, pas plus. La lumière du soleil couchant entrait dans
le caveau, en dorait les murs, et nous permettait d’y voir clair. La tombe
était peinte sur deux de ses parois, celle du fond et celle de gauche. Elle ne
recelait évidemment aucun objet. Ce qui nous frappa, d’abord, c’est l’intensité
des couleurs, incomparablement préservées. Les visiteurs avaient été trop peu
nombreux jusqu’ici, leur souffle délétère les avait épargnées. A gauche, il y
avait, semblait-il, une scène de chasse : un énorme sanglier faisait face
à un guerrier en armes, casqué, cuirassé, le javelot à la main. Un second
examen nous montra que ce guerrier était une femme, sûrement une déesse. Une
Diane chasseresse ?
A ce moment, quelqu’un parmi nous s’avisa du danger que nous
courions. La peur nous fit quitter les lieux, sans même avoir tout vu. Je pense
que la scène du fond était celle d’un banquet, mais je n’en jurerais pas. Nous
sommes sortis haletants. Les quinze marches de l’escalier n’y étaient pour
rien… Mais nous étions à l’air libre, chose inappréciable quand on a cru en
être privé, ne serait-ce qu’un instant. La vieille n’était pas là. Malgré cela,
il n’était plus question, pour nous, de redescendre. Nous sommes partis comme
des voleurs, en prenant la peine de repousser la porte, mais en laissant à la
propriétaire le soin de la refermer à
clef.
Cette histoire, je n’ai cessé d’y penser depuis lors. Elle
me poursuit. C’est un mystère à plusieurs entrées. On peut se demander ce qui a
fasciné l’artiste, Luca Signorelli, dans ce paysage qu’il a peint, dans son
œuvre maîtresse, en cachant l’existence
des tombes. On peut se demander pourquoi il les a remplacées par une ombre
caverneuse, où je persiste à voir la source du mal. On peut aussi se demander ce que la vieille
femme voulait faire, en nous attirant et en nous repoussant à la fois.
L’hypothèse la plus vraisemblable, à première vue, est qu’elle voulait nous
enfermer dans le caveau, pour nous extorquer de l’argent. Mais le fait est
qu’elle n’a pas refermé la porte, alors qu’elle aurait pu le faire. Elle a
simplement disparu. Comment pourrais-je
deviner ses intentions ?
Ce n’est pas tout. J’ai appris que les mots gravés sur le
linteau de la porte, MENRVANI ZVSLE, ont un sens connu. Le premier est le nom
de la déesse MENRVA, Minerve, à l’accusatif. Quant à ZVSLE, c’est le nominatif
singulier d’un mot signifiant porc ou sanglier. Manque le verbe, que je n’ai
pas réussi à lire. Mais il existe une correspondance évidente entre
l’inscription et la scène peinte sur la paroi gauche du caveau : loin
d’être une Diane, la déesse est certainement Minerve. Elle en a tous les
attributs: la javeline, le casque, l’égide.
Mais le nom de la déesse est à l’accusatif. C’est le porc qui est le
sujet de la phrase… Un jour, en feuilletant un dictionnaire latin, je suis
tombé par hasard sur les mots: « Sus
Minervam docet », et j’ai compris que le verbe manquant, dans
l’inscription étrusque, était celui que traduit le docet latin. En d’autres termes, « le porc enseigne
Minerve ». C’est une expression proverbiale, applicable aux cas où,
paradoxalement, la sagesse et la science
appartiennent aux moins nantis. Mais on peut aussi l’entendre ironiquement,
pour se moquer des naïfs qui prétendent en remontrer à de plus savants qu’eux.
Des deux interprétations, quelle est la bonne ? Et quelle fut celle de
Signorelli ?
Car, j’en suis sûr, le peintre y a pensé aussi. Son tableau
en témoigne. Regardez l’Antéchrist : c’est le sosie de Jésus. Autour de
lui, ses disciples. En haut, l’Eglise, avec toute sa pompe et dans toute sa gloire. Un seul détail, l’agitation
désordonnée des petits hommes noirs, permet d’imaginer que peut-être, les
choses ne vont pas bien. Où est la Vérité ? Est-elle dans l’apparence, ou
dans le malaise sourd de celui qui regarde au-delà d’elle ? Où est le
Bien ? Est-il dans le discours du prophète, ou dans la saveur des fruits
qu’il produit ?
Il reste encore un mystère à éclaircir, ou plutôt un mot.
Celui que prononçait la vieille femme à la clef. « Ssuinn ». Ce n’est que récemment que j’ai commencé à
comprendre. De sorte que je n’ai pas pu donner d’explication, sinon dans un
lointain après-coup, aux événements qui se produisirent alors. Quand, dans la
tombe, nous avions vu le sanglier devant
Minerve, l’hypothèse d’une survivance germanique dans le dialecte local s’était
renforcée. Durant plusieurs années, je n’ai rien eu de mieux à proposer. Mais la connaissance des étymons étrusques ne cesse de progresser. Récemment, j’ai su que la
racine SVN- désignait le danger.
Dans le trajet de retour, un camion fou heurta notre voiture
et nous fit faire trois tonneaux. Un mois plus tard, j’ai failli mourir d’une
péritonite. Deux mois après, mes parents
décidaient de divorcer. La belle affaire, dira-t-on. Mais voilà : ces
événements presque simultanés étaient imprévisibles. Ils me laissèrent un
sentiment d’insécurité, qui n’a pas totalement disparu.
(Bien qu’inspirée de faits réels, ceci est une fiction)
La ville sans horizon (Lima, 1965)
Mon amie me disait, l’autre jour, que la garúa était la chose la plus désespérante du monde. Sur ce point précis, je ne peux pas être d’accord avec elle. Il y a tant de circonstances où le désespoir vous tombe sur le dos, s’accroche, vous enfonce ses griffes sous la peau ! Dans la violence, dans la solitude, dans la maladie, dans la trahison. Alors, la garúa… C’est une bien petite chose, la garúa. Le problème, c’est que ce n’est pas une chose. Ce serait là, devant vos yeux, vous les fermeriez, pour regarder à l’intérieur de votre esprit toutes les beautés qui s’y trouvent… Ou bien, si c’était un gros coup de cafard, vous pourriez, au contraire, les ouvrir tout grands sur un monde ensoleillé… Mais la garúa, elle est à l’extérieur comme à l’intérieur, voyez-vous. Elle fait que le monde est noyé. Il n’y a plus de couleur, nulle part. Et cela dure, selon l’année, quatre mois, parfois six… Si vous ne savez pas ce que c’est, comment vous le dire ? Un brouillard ? Une pluie ? Mais un brouillard finit par se lever, une pluie tombe, et tôt ou tard elle s’arrête. La garúa ne s’arrête pas, elle ne tombe pas, elle ne se lève pas. On la respire comme l’air, comme de l’air froid qui mouille, comme de l’air visible. Non, je me trompe, on ne la voit pas, la garúa, c’est elle, au contraire, qui vous empêche de voir au-delà de six mètres, comme un mur de coton blanc qui se déplacerait, toujours, à la même vitesse que vous.
L’air humide de l’Océan, rafraîchi par les courants polaires, se tasse en effet sur la côte, et renonce à escalader les sommets tout proches. Durant l’hiver austral, il stagne indéfiniment, sans jamais se condenser en gouttes de pluie. À Lima, on peut vivre plusieurs mois sans savoir qu’on est entouré de collines pierreuses, désertiques. On vit sans horizon, sans paysages, de sorte que dans cette ville immense, il est particulièrement difficile de s’orienter. Tout au moins, tant qu’on ne s’est pas constitué sa liste de repères personnels : tel cireur de bottes, tel marchand d’anticuchos , tel étal de livres à même le trottoir, vous indiquent qu’il est temps de tourner à gauche, ou à droite. Un trou profond, dans le trottoir, vous rappelle que c’est là que vous vous êtes pris de bec avec un policier, qu’il s’en est fallu de peu, d’ailleurs, qu’il ne vous emmène au commissariat… Une réponse un peu vive, rien de plus : « ¿Y qué le parece a Vd ? ». Ça y était, vous étiez bon pour une nuit d’enfer et pour un bon tabassage… Mais vous aviez eu de la chance, ce jour-là. Vous aviez pu continuer votre route, et prendre un peu plus loin, sur votre droite, l’Avenida Grau qui conduit à la Faculté de Médecine.
Marcher dans cette ouate est déprimant. Vous vous engouffrez dans un taxi collectif, en espérant retrouver figure humaine en voyant celle de vos semblables. Mais par malchance, il y en a déjà là sept, de vos semblables, tous occupés à regarder le tarmac sous leurs pieds, à s’accrocher comme ils peuvent, qui à la carrosserie, qui à un ressort du siège, qui à un débris de mousse de vinyle, parce qu’il n’y a pas de plancher à cette voiture, ¡ carajo ! La route défile à une vitesse inimaginable. Vous êtes tellement serrés l’un contre l’autre, que vous ne pouvez pas vous empêcher de penser quel soulagement ce serait, si quelqu’un glissait sous les roues… Un rapide coup d’œil aux autres passagers vous convainc qu’ils y pensent tous, et que la victime désignée, c’est le dernier arrivé… le gringo, bien sûr. Un autre jour, vous vous déciderez à prendre plutôt le tram. Une ligne à voie étroite, qui fait descendre du cœur de la ville à Chorillos, et même jusqu’au Callao, de longues voitures grises toujours bondées. Elle a l’avantage du prix, et peut-être de la rapidité. Mais ce tram est mythique. La plus grande concentration de mauvais garçons au mètre carré de toute la ville, et peut-être même du monde… Les Liméniens aiment se vanter un peu, mais ils ne le font pas pour rien. Les voleurs sont légion, et les « navajeros », qui vous poignardent pour l’amour du sport, ne sont pas qu’une légende.
Il y a d’autres légendes à Lima, leur caractéristique est qu’elles sont toutes vraies. À peine un peu arrangées, bien sûr. Il y avait, par exemple, à l’est de la ville, une barriada nommée Cerro San Cosme. Au début, ce n’était qu’une décharge urbaine. Personne, à l’époque, ne triait les ordures. On ne les enfouissait pas, on les laissait s’entasser, et, très vite, cela devenait une colline prête à accueillir les sans logis, puis un quartier. À l’époque, ce quartier avait mauvaise réputation. Il était dominé, disait-on, par un mendiant, chef de bande incontesté, qu’on appelait Poncho Negro. Le contraste entre la misère affichée et la puissance réelle parle fort à l’imagination. Victor Hugo s’est servi de ce thème, et R. L. Stevenson dans L’Île au Trésor. Poncho Negro mendiait, espionnait, envoyait ses hommes partout dans la ville voler, piller et rançonner. Lorsque la police finit par s’en rendre maître, ce fut à grands frais.
Laissons là Poncho Negro, que nous retrouverons. Ce jour-là, en plein dans la garúa, je devais traverser la ville du sud au nord, de Surquillo, où j’habitais, au quartier de Rímac, dont les maisons décrépites se dispersent sur les rives d’un fleuve qui, autrefois, était un oracle. Quand ses rives étaient fraîches et son eau bouillonnante, il suffisait de lui parler pour qu’il vous réponde à sa façon, torrent de montagne aux notes cristallines. Il fallait interpréter, ce que d’inévitables prêtres faisaient parfaitement. Aujourd’hui, grâce à Dieu, la force de ses eaux lui permet d’entraîner une partie des ordures qui s’y déversent, lui laissant une allure décente, mais le son du torrent est alourdi par les sanies de la ville, étouffé par les hydrocarbures. La voix du fleuve-qui-parle est devenue inaudible, alors même qu’on en aurait besoin plus que jamais.
Qu’allais-je faire à Rímac ? Y rencontrer quelqu’un dont le nom m’avait frappé : Pedro Huayna Cápac Hidalgo. Il enseignait le quechua, ce qui relevait d’une haute folie, car cette langue vénérable était méprisée par le pouvoir, et par la majorité des citoyens instruits. Je me disais de cet homme que son patronyme l’avait inspiré, et comme il m’inspirait aussi, j’avais décidé de suivre son cours. Toujours dans la garúa, je descendis du colectivo plus tôt que prévu, car j’en avais tout à fait assez de ces gens qui désiraient ma mort. Je les abandonnai au coin de San Fernando, et pris par la Colmena Izquierda, en direction de la place San Martín. J’aimais traverser la vieille ville à pied. Comme l’Escorial, c’est un gril, orienté vers le nord-est, où de longues avenues appelées jirones se croisent tous les cent mètres, à peu près. Chacune des portions est une calle, et porte un nom traditionnel, baroque et savoureux. Les balcons de fer forgé, les porches ouvragés vous sautent aux yeux tout à coup, à chaque pas ou presque. Invisibles derrière les moucharabiehs, de jolies femmes vous contemplent. C’est en tout cas ce genre d’idées que la traversée de la vieille ville m’inspirait, et c’est pour ça que j’aimais bien la faire à pied. La place d’Armes, de toute façon, était proche, et de là il n’y avait plus qu’un pas à faire pour atteindre le pont du Rímac. On changeait alors d’univers : des fastes presque intacts des Vice-rois à la laideur d’un quartier pauvre, il n’y avait pas deux cents mètres. Lima nous habitue à ces contrastes, qui sont parfois plus criants encore, dans d’autres quartiers. De l’autre côté du fleuve, il y avait toutefois la Plaza de Acho, avec son immense arène tauromachique, héritière directe des amphithéâtres romains. Elle prend presque toute la place. Autour d’elle, il n’y a que quelques boutiques et des restaurants populaires. Dans l’un d’eux, Huayna Cápac m’attendait.
Sapa Inca Huayna Cápac fut le dernier des grands empereurs. Il mourut de la variole, maladie inconnue à sa cour, apportée par des « viracochas » barbus débarqués quelques mois plus tôt à Tumbes, et qui cheminaient lentement et péniblement par des chemins de montagne, en terre inconnue. Le virus qu’ils apportaient était allé plus vite qu’eux, et savait où frapper. Après lui, il y eut la guerre fratricide entre ses deux fils, Huáscar et Atahuallpa, la mort de l’un et de l’autre, l’écrasement d’une civilisation. Mais comment un Péruvien d’aujourd’hui peut-il porter le nom d’un empereur ? Je savais que les conquérants, et notamment les plus nobles d’entre eux, ne dédaignaient pas d’épouser des princesses de sang royal inca. Mais le nom se transmet par les hommes, et je croyais les lignées agnatiques éteintes depuis longtemps.
C’était un petit homme sec. Teint sombre, nez busqué, barbe rare : un véritable indien. Avec ça, vêtu de velours noir, la chemise blanche au col fermé, sans cravate, le chapeau vissé sur la tête. Ses chaussures, cirées de frais, prenaient bêtement la poussière du sol de terre battue. Il buvait une Cusqueña et fumait une cigarette de marque Nacional : je me dis qu’il était sûrement affilié au parti apriste, nationaliste, prolétaire et syndiqué. Tout cela était peut-être vrai (je ne lui ai jamais demandé ses sympathies politiques), mais il était plus que cela. Il vivait seul sous un toit en terrasse, en été plutôt sur la terrasse qu’en-dessous, et il y travaillait sur une méchante table de bois blanc, à côté d’une grande volière vide où les oiseaux sauvages venaient boire et se nourrir. Il y avait traduit entièrement le Quichotte en quechua, sachant que cet intense effort ne susciterait que peu de lecteurs. « J’écris pour l’histoire », disait-il, avec une grandiloquence typiquement péruvienne. Sans doute aurait-il dû ajouter qu’il le faisait pour prendre à l’Espagne ce qu’elle avait de meilleur, et le donner aux gens qu’elle avait tant spoliés. Il aimait que Piki Chaki, le serviteur bouffon d’Ollantay, soit le frère de Sancho Panza. Il aimait surtout la langue quechua, la runasimi , tellement souple, musicale, et pourtant d’une construction rigoureuse et parfaite. C’était un érudit, dans un pays où les érudits sont rares, et ne vivent pas, en général, dans les quartiers pauvres. Les trois pièces sous la terrasse étaient remplies de livres, dont certains me parurent très anciens.
J’anticipe un peu : ce n’est pas ce jour-là que je vis sa bibliothèque. Ce jour-là, nous sommes restés dans le caboulot à boire des Cusqueñas, mais nous avons jeté les bases d’une alliance fondée sur la sympathie et, en ce qui me concerne, sur la curiosité. Je ne comprenais pas ce personnage contradictoire. Je me demandais comment il était fait.
Il était tard quand nous nous sommes quittés. J’avais bu pas mal de bière, mais j’avais l’esprit en feu. Les chauffeurs de colectivos étaient rentrés chez eux, et je ne pouvais pas me payer le vrai taxi. Ce fut donc une longue marche, solitaire et dangereuse. A Lima, les gens ne s’attardent pas quand le soleil se couche. En l’occurrence, il n’y avait pas de soleil, tout se passait donc comme si la brume s’éteignait. En une demi-heure, il faisait nuit. Et chaque coin de rue pouvait être le lieu d’une attaque.
Je descendais l’Avenida Grau, quand il y eut un bruit lointain, d’abord sec puis chuintant, suivi, quelques instants plus tard, d’un cri étouffé. Il n’y avait rien à faire, il m’était d’ailleurs impossible de savoir d’où venaient ces bruits. Je continuai, en pressant le pas. Dix minutes plus tard, au carrefour d’Isabel la Católica et du jirón Huánuco, le même bruit, beaucoup plus proche, fut suivi d’une sorte de bourdonnement d’abeille, qui me passa par dessus la tête et fracassa la bordure d’une fenêtre, à ma gauche. Je vis passer, à quelques mètres, sortant de la nuit et de l’ombre de la garúa, un char sombre et deux fantômes, sans doute une voiture décapotable, avec un homme debout, à côté du chauffeur, qui regardait dans ma direction et tenait en main quelque chose, un fusil. Dans mon souvenir, ses yeux étaient rouge sang. Mais peut-on se fier à ses souvenirs dans de telles circonstances ?
Il n’y eut pas d’autre incident, sauf que j’eus peur tout au long du chemin, et même tout au long de la nuit. Le lendemain, les journaux parlaient en long et en large du « pistolero fantasma », qui avait fait plusieurs victimes, en tirant au hasard sur les passants. El Comercio croyait même connaître le coupable : Poncho Negro. Bientôt, on ne parla plus que de cela. Il y eut encore quelques tirs nocturnes, quelques victimes, puis, brusquement, plus rien. Le calme habituel, troublé seulement par les habituelles bagarres d’ivrognes qui se terminaient au dispensaire de la Beneficencia. Par contre, le terrorisme urbain prenait dans l’opinion des proportions inouïes, et cela dura jusqu’à l’arrestation de Poncho Negro, quelques mois plus tard. De fait, sa bande, ou ses amis, le défendirent courageusement contre les forces de police. De fait, il y avait des armes au Cerro San Cosme. Il en fallait bien un peu, dirent-ils au procès, pour se défendre contre les nervis des propriétaires…
Le cours se donnait en un lieu improbable : une dépendance de la Casa de Osambela, dans le vieux centre historique. Pour y accéder, don Pedro n’avait qu’à traverser le pont du Rímac, prendre à droite, et passer devant la Cathédrale, où repose la momie de Pizarro, dans un sarcophage de verre. Il entrait alors dans l’un des palais baroques les plus somptueux de l’époque virreinale , dont le faste intérieur ne le cède en rien aux célèbres balcons de bois sculptés. Mais il était tellement étranger à ce cadre, que je ne pouvais pas l’y voir. En fait, lui-même ne le remarquait pas. Le palais du marquis d’Osambela n’était pour lui que le siège de la Fondation culturelle Garcilaso de la Vega, un descendant des Incas. À ce titre, un cours de quechua s’y trouvait à sa place. Et le reste, basta !
Lors de ces cours, nous progressions vite. Le professeur était bon, et les élèves, semble-t-il, doués. Un jour, don Pedro nous fit faire une petite rédaction. « Racontez un événement que vous avez personnellement vécu ». Je me mis à décrire ma rencontre nocturne avec les hommes de Poncho Negro. Yana Punchu. Mon texte était court, simpliste. J’avais volontairement forcé le trait : on ne fait pas dans la nuance, quand on essaie d’écrire dans une langue mal connue. Telle quelle, l’histoire eut son petit succès. Les élèves avaient tous vécu cette nuit-là quelque chose d’extraordinaire. La presse en avait tant parlé ! Don Pedro ne disait rien. Mais quand le cours fut terminé, il me demanda de rester un moment avec lui.
« Je ne sais pas si vous avez inventé cette histoire, dit-il. Mais peu importe. On a dit assez de mal de Poncho Negro. Un jour, il sera tué, peut-être par un policier, peut-être par un militaire, peut-être simplement par un de ces imbéciles qui croient tout ce que les journaux racontent. Cessez d’en rajouter. Cet homme est un ami. Il ne fait pas ce genre de choses ».
Je savais que mon histoire était vraie, mais j’avais inventé un coupable. Tout comme la presse populaire, qui avait pour cela des raisons commerciales et politiques dont je me croyais éloigné. Mais je n’avais pas été capable d’imaginer Poncho Negro comme un être de chair et de sang, vivant en ce moment même, dans le même monde, dans la même ville que moi.
Je me confondis en excuses. Il dut les croire sincères, car il ne m’en parla plus. Jusqu’à ce jour du mois de septembre, où il me dit brusquement :
« Si vous voulez, je vous le montre ».
« Qui donc ? »
« Celui qui a voulu vous tuer… Quand vous le connaîtrez, vous cesserez de le prendre pour ce qu’il n’est pas ».
Nous sommes partis pour San Cosme le jour suivant. C’est tout près du centre, en fait. Il suffit de traverser La Victoria, où se tient un marché permanent sur le trottoir, et dans la rue, où l’on vient se fournir en vêtement de seconde main, en sandales de caoutchouc. Ça grouille de monde, et on n’avance pas, mais c’est un quartier de ville, un quartier de marchands, de margoulins, de voleurs à la tire. Coloré, sympathique, normal. Et soudain, devant soi, on voit une pustule ronde couverte de maisonnettes, minuscules, qui s’appuient les unes sur les autres pour ne pas glisser, et font ainsi l’ascension de la colline en s’écrasant quelquefois sous leur propre poids, ou sous le poids des maisons voisines. On ne voit aucune rue. L’espace est précieux à San Cosme. On circule à pied, dans de petits sentiers qui serpentent entre les murs. Il n’y a pas de terrain plat. On monte ou on descend. On monte, puis on descend, sans avoir rien vu du sommet, parce que la vue est bouchée par le deuxième étage d’une maison de guingois, prête à s’effondrer. Comment vivent les gens qui habitent là? Ce sont tous des architectes, ils ont construit eux-mêmes, avec l’aide des voisins. Au début, ils n’avaient que des cabanes de carton, et les pieds dans les ordures. Quand on sait cela, on se dit qu’ils se sont bien débrouillés. L’odeur n’est pas si terrible, et les maisons sont en dur, si l’on peut dire : il y a du torchis, des blocs de béton, des briques, des bricaillons, de la terre de barre. Les toits sont en tôle, quelquefois en paille. Il n’y a pas d’électricité bien sûr, puisqu’officiellement il n’existe ici qu’une décharge publique. Pourtant, la nuit, la plupart des maisons s’éclairent, et s’il y a quelques lampes à pétrole, il y a surtout des prélèvements illégaux, des fils montés sur des échalas. Comme dans la plupart des barriadas , on achète son eau aux marchands d’eau, sans trop se demander où ils vont se fournir.
Dans ce quartier, je ne serais peut-être jamais allé seul. Mais don Pedro y était à l’aise, et connu de tous. Je me laissais conduire. À un moment, il dut parlementer avec deux ou trois hommes, qui me jetaient des regards plus perplexes qu’hostiles. Sait-on jamais ? Ils s’entretenaient à voix basse, mais à cause du rythme des phrases, je suis sûr qu’ils se parlaient en quechua. Nous nous enfoncions de plus en plus loin dans le dédale des ruelles, et j’étais totalement désorienté. Quelques minutes plus tard, nouveau barrage, nouvelles discussions : « Il faut que je les persuade que vous n’êtes pas dangereux », me dit don Pedro avec un grand sourire. « C’est ce que je crois. Si je me trompe, vous devinez ce qui nous attend ! ».
Poncho Negro, selon la presse le chef des mendiants de Lima, l’organisateur de l’insécurité, Poncho Negro l’envahisseur, celui qui voulait donner à tous un peu de terre où construire sa maison en prélevant l’espace sur les terres désertes ou abandonnées, Poncho Negro nous attendait dans l’obscurité d’une des plus petites cahutes de San Cosme, si petite, si reculée que l’air ne semblait pas y circuler, et que la lumière du soleil ne l’atteignait pas. Don Pedro et lui s’embrassèrent comme des frères. Dix minutes plus tard, je lui parlais comme à un oncle. Qakay Punchu.
Quand ils sont venus l’arrêter, nous étions rentrés depuis longtemps dans notre monde, celui des dorures éteintes et des boulevards empestés, celui où la tuberculose ne tue que rarement. Je n’avais pas oublié mon oncle. Mais les sentiers de San Cosme s’étaient refermés derrière moi, comme le labyrinthe infranchissable qu’ils n’auraient pas dû cesser d’être. Je n’imaginais pas qu’ils pussent être violés un jour par le soleil des projecteurs, les cris, les pleurs, la puanteur lourde de la poudre. Ce fut une petite guerre, dont je ne connaissais pas encore l’enjeu.
Mon oncle ne fut pas tué, mais certains de ses hommes y laissèrent leur vie. On le conduisit à la prison de Lurigancho, où il dut attendre plusieurs mois son procès. Il fut condamné pour des invasions de terre, illégales certes, mais pas pour meurtre. De ce côté, le dossier était vide, et l’opinion publique lui était, curieusement, devenue favorable.
Le surlendemain de l’arrestation, don Pedro me retint à nouveau, après le cours.
« Vous savez ce qui s’est passé à San Cosme. Cela nous concerne tous les deux. Moi, parce que je suis l’ami de Poncho Negro. Vous, parce que certains vous suspectent d’avoir donné des informations à la police. Nous ferons bien de nous éloigner quelques temps ».
Une bibliothèque de montagne
C’est ainsi que je quittai, pour la première fois, « Lima la horrible ». Comme Zoila travaillait à l’Hôpital Dos de Mayo, et gagnait péniblement notre subsistance, je l’avais abandonnée à sa chère garúa. Nous avions pleuré un coup. Le printemps arrivait, le temps changeait, mais la brume était encore là quand notre combi se mit à remonter la Carretera Central. La route suivait la vallée du Rímac en direction de Chosica, et s’élevait sans qu’on s’en aperçoive, dans un monde de coton blanc. Après Chaclacayo, il y eut quelques virages. Le chauffeur naviguait à l’estime. Je savais que la vallée était en contrebas, et je commençais à m’inquiéter d’un accident possible, quand apparurent tout à coup les coupoles brunâtres des collines pierreuses, les cimes des arbres longeant le fleuve, le bleu intense du ciel, puis quelques villages à flanc de montagne, très haut, très loin, surplombant une mer de nuages bas, presque aussi brillante que le soleil. Il y avait à peine une demi-heure que nous avions quitté les barriadas, qui encerclent la capitale de toute part. C’était la première fois que je voyais la garúa d’en-haut. « Il suffisait de cela », me dis-je, en commençant à revivre.
Nous suivions à peu près le tracé du chemin de fer qui va de Lima jusqu’à Cuzco, et au-delà. Lors de la construction de la ligne, des milliers d’ouvriers furent atteints d’une maladie souvent mortelle, transmise par des mouches minuscules qui piquent dès le coucher du soleil. Elles sont toujours là. Le bruit de l’eau couvre celui de leurs essaims dansants, entre les feuilles tremblantes des saules, dans la lumière dorée du couchant. Là où elles ne sont pas, il n’y a que des pierres et de la poussière. Là où elles sont, la mort attend le promeneur.
Je ne savais pas où don Pedro avait l’intention de m’emmener, ni comment nous allions vivre, ni combien de temps allait durer l’absence. Je le regardais, bien calé au fond de son siège, toujours coiffé de son chapeau noir, les yeux fixés sur le sommet des grands Apu , les monts enneigés, qui, de temps en temps, apparaissaient dans les brèches entre les collines. Il avait passé sur ses épaules un poncho court, et mis des lunettes noires. Les autres voyageurs étaient des ouvriers des chemins de fer de La Oroya, des mineurs, des paysans. Tous avec leurs bagages, dont une grande partie était arrimée sur le toit, dans un assemblage hétéroclite d’où dépassaient des têtes et des pattes de poulets vivants, dont le regard écorchait. Je remarquai le respect que don Pedro inspirait à tous ces gens. Il n’avait pas eu besoin de leur parler pour l’obtenir, mais, quand il le faisait, c’était avec une politesse majestueuse, qui n’avait plus rien à voir avec la gouaille populaire des cafés de la Plaza de Acho, ni même avec le ton professoral.
En moins de deux cents kilomètres, on monte à plus de 3700 mètres. C’est toute la terre qui s’élève d’un effort lent, tenace et redoutable. Les hautes montagnes sont là, mais elles restent inaccessibles, comme la lune. Au début, je me sentais moins essoufflé que notre pauvre combi. J’en étais fier, mais à La Oroya, dans les vapeurs de soufre et d’arsenic de la ville la plus polluée du monde, on dut me donner à mâcher des feuilles de coca…
Don Pedro ne pouvait pas quitter la ville sans avoir pris quelques contacts. Une dizaine de personnes lui firent fête, dans une cantine de la calle Junín. Pour la plupart, c’étaient des ouvriers des usines métallurgiques, mais il y avait aussi des paysans de la vallée du Mantaro. Là, je vis clairement cet homme passer d’une personnalité à l’autre. Aux ouvriers, il parlait un espagnol truffé d’expressions argotiques, celles des rues des grandes et des petites villes de la côte. Aux campesinos, il ne parlait qu’en quechua, sans jamais y mettre un mot de castillan. Bien que je sois incapable d’en juger, tout me faisait croire qu’il s’agissait d’une langue très pure. Ceux qui ne parlaient qu’un seul idiome ne percevaient pas la différence de ton. Les autres ne l’en admiraient que davantage. Aujourd’hui que je connais mieux don Pedro, je peux affirmer qu’il ne jouait pas. Il était, avec la même sincérité, deux personnages différents. À chacune des deux langues, il avait associé une manière d’être, cette manière d’être avec une culture, et il se sentait à l’aise dans l’une et dans l’autre, sans jamais les mélanger. Surtout, il avait associé la langue avec une façon d’agir. Quand il parlait castillan, il était, comme je l’avais supposé dès la première rencontre, un leader ouvrier, un activiste social. Quand il parlait quechua, il était l’héritier d’une tradition séculaire, un curaca .
Nous sommes partis avec les paysans du Mantaro : le curaca prit le pas sur le syndicaliste. Après quelques défilés creusés dans la montagne, la vallée s’élargit, permettant la culture du maïs, de papas blanches, jaunes, violettes, et de nombreux légumes qui allaient bientôt nourrir la capitale. J’avais dû monter au sommet de la cargaison d’un vieux camion, et m’y accrocher de mon mieux, en y cherchant un creux rassurant entre deux entassements. Don Pedro, lui, voyageait à la place d’honneur, à côté du conducteur. Le soleil brillait. Des amoncellements de nuages sombres, en amont, annonçaient une pluie à venir. De part et d’autres de la vallée, les montagnes s’élevaient, de plus en plus haut, jusqu’aux sommets inaccessibles. Le vent des neiges me transperçait.
L’orage nous atteignit en fin de journée. La pluie était si violente que le chargement se mit à ressembler au lit d’un torrent. L’eau se déversait par malheur dans le creux où j’avais cru bon de me réfugier. Heureusement, ce qui n’était pas bon pour moi ne l’était pas non plus pour la marchandise. Le camion s’arrêta. Je vis que nous étions arrivés dans un village d’une quinzaine de maisons, où nous fûmes logés, et où l’on fit du feu pour que je puisse me sécher.
La terre du Mantaro est riche. De tous temps, elle attira les convoitises. Les paysans ont dû se battre pour en rester maîtres. Ils y ont réussi : la plupart des terres appartiennent aux communautés indiennes, organisées en ayllu, système de propriété collective qui existait déjà, longtemps avant les Incas. C’est le pays des Huancas, héritiers des Chancas qui furent des guerriers terribles, eux-mêmes successeurs de l’empire Huari. Ce sont surtout des paysans, tenaces et habiles.
Dans la maison voisine, un homme était malade. Je vis une femme demander aux enfants d’aller chercher des herbes dans la montagne. Peu après, ils revinrent avec des fleurs sauvages. Je m’étais attendu à voir des feuilles, des racines… Les enfants d’ici connaissent bien les plantes et leurs propriétés : ils ne s’étaient pas trompés. La femme mit les fleurs sur le corps du malade, et tout autour. Elle le lava, le parfuma avec cette eau de Cologne médiocre qu’on trouve ici sur les marchés. J’avais l’impression d’une cérémonie funèbre, et cela me choquait beaucoup qu’on traitât un homme vivant comme s’il était mort. Mais il ne s’agissait pas de cela. La femme se mit à lui crachoter sur le visage de gros postillons verts qui étaient des feuilles de coca mâchouillées, tout en prononçant des paroles où je pouvais reconnaître, de temps en temps, le nom de saints catholiques. Puis elle alluma un long cigare, et souffla la fumée tout autour du corps. Elle répandit sur le sol de la chicha et de l’alcool de grain. L’homme était immobile, mais conscient, les yeux ouverts, et ne semblait perdre aucun détail de la cérémonie.
De son coin, don Pedro me regardait d’un air narquois. Je m’en voulais de ne pas oser lui demander d’explications, et lui, il m’observait, sans vouloir m’en donner. Je me dis que j’avais quand même eu beaucoup de chance d’être tombé, dès mon arrivée, sur un tel rituel. Le lendemain, un jeune homme se fit un plaisir de m’expliquer que l’homme avait éprouvé une grande peur, seul dans la montagne. Du coup, son âme l’avait quitté, pour flotter seule dans l’espace. Si on ne réussissait pas à la convaincre de réintégrer le corps, il mourrait, dit-il, en quelques jours ou en quelques mois.
« D’où les fleurs ? » dis-je.
« Oui, l’âme est comme une fille, il faut la séduire, sinon elle s’en va. Si le corps sent bon, elle aura envie de revenir. S’il sent la maladie, c’est fichu ».
Il souriait, de cet air timide et salace qu’ont les jeunes gens pour parler des choses de l’amour. Je me demandais si je pourrais avoir un jour avec mon âme, et pour autant que j’en aie une, la même relation d’érotique séduction.
Le lendemain, le temps s’était remis au beau, et le malade allait mieux. Le camion reprit la route, cette fois par des chemins de traverse. Les champs de maïs et de pommes de terre s’éloignaient, formant un camaïeu vert pâle tout au long du Mantaro, tandis que nous montions vers d’incertaines solitudes de roches nues d’où, parfois, descendait un troupeau de lamas, avec son berger. Le soroche me prit brusquement, sans prévenir. J’étais toujours au sommet de la cargaison, bien enfoncé entre deux baules . Heureusement, car je le jure, si j’avais pu, j’aurais sauté du camion pour mourir plus vite. Mais cela m’aurait demandé une énergie que je n’avais pas. Le corps se défait, part en lambeaux, l’esprit se débilite et se traîne. Il est difficile de se sentir plus misérable. Je compris, plus tard, que nous étions à ce moment-là au sommet d’un col : dès que la descente s’amorça, le malaise disparut, sans laisser la moindre trace.
Au bout d’une longue journée d’un voyage éprouvant, nous sommes arrivés dans un village, dont je préfère taire le nom. Don Pedro était chez lui. Sur un éperon rocheux, qui pouvait donner trois cents mètres de terrain plat, se tassaient les maisons : blocs de pierre et toits de paille. D’un côté, une falaise abrupte montait jusqu’à la hauteur du col où j’avais cru terminer ma vie. De l’autre, un précipice descendait jusqu’à une rivière, dont on apercevait au loin le scintillement. Une ligne électrique escaladait, Dieu sait comment, ces pentes vertigineuses, en bondissant d’une terrasse à l’autre, d’un poteau à l’autre, pour apporter de quoi faire briller quelques ampoules et témoigner, par là, de l’existence d’un État moderne.
« Il y a beaucoup de peur par ici, dit enfin Don Pedro. Beaucoup de raisons d’avoir peur. La nature est dure, et les hommes le sont encore plus. Et les dieux qui nous entourent ne sont pas tendres non plus ».
« Pourquoi les dieux ? » dis-je. Je comprenais ce qu’il disait de la nature et des hommes. La lutte entre les latifundistas et les comuneros avait duré des siècles et n’était pas finie encore, que déjà apparaissait une nouvelle violence, avec la guérilla. Récemment, la presse avait annoncé le massacre d’un village par l’armée régulière. Mais les dieux ?
« Les dieux viennent de la terre et du ciel et, surtout, de là où la terre touche au ciel. Ce sont des forces ».
A Lima, don Pedro faisait partie de la Hermandad du Señor de los Milagros. Si nous n’avions pas dû partir, il se serait bientôt retrouvé dans les rues bondées, tout habillé de mauve, portant le dais de l’image miraculeuse. Ce Dieu-là n’est pas dangereux. Il est, au contraire, toute tendresse. Un esclave noir l’avait peint pour oublier sa condition, pour être protégé, et depuis lors il n’avait pas cessé de protéger la ville…
« N’est-il pas une force, lui aussi ?, dit don Pedro en réponse à ma question. As-tu déjà vu le dragon de la foule avancer dans les rues étroites, se répandre, s’étrangler ? Sais-tu qu’il y a chaque année des gens qui meurent écrasés, étouffés ou piétinés ? »
Je le savais. Toutefois, je ne pouvais pas abandonner si vite ma croyance en un Dieu bon. En quoi était-Il responsable de ces morts ? La chose méritait réflexion.
Dans ce village, dont je tais le nom, il y avait une bonne vingtaine d’habitants. Quelques maisons avaient été abandonnées récemment, quand leurs occupants cessèrent de s’accrocher à leurs rochers, et partirent pour la côte. Don Pedro, lui aussi, était parti, un jour. Il restait actuellement trois familles, réparties en sept, huit chozas . Trois lignées, du reste apparentées entre elles, et dont les noms ne pouvaient que surprendre. L’une, bien sûr, portait le nom de don Pedro : Huayna Cápac. La deuxième famille s’appelait Yáhuar Huaca, et c’est aussi le nom d’un Inca. La troisième s’appelait Quispe. Il n’y a pas eu de souverain de ce nom, même si une certaine princesse, mariée à Pizarro, portait le nom de Quispe Sisa. C’est, d’ailleurs, un des noms quechuas les plus répandus de nos jours. Plus tard, j’eus l’explication de tout cela:
« Au XVIIIème siècle, après la défaite et la mort de Condorcanqui, Túpac Amaru II, nos familles se sont réfugiées dans ce village, parce qu’il semblait sûr. Déjà, aux temps de la conquête, les descendants des Incas ont dû se disperser, pour ne pas être massacrés. Certains se sont cachés à Vilcabamba, d’où ils ont été finalement chassés. Ils se sont regroupés dans différents villages autour de Cuzco, notamment à Sicuani, où mes ancêtres ont vécu pendant deux cents ans. Condorcanqui était un cousin. Quand il a levé la bannière, nos ancêtres l’ont rejoint. Plusieurs sont morts avec lui ».
Ce discours trop sobre ne raconte pas ce qui s’est réellement passé. Il ne dit pas qu’on a tranché la langue et le nez de ces gens, avant de les écarteler. Il ne dit pas que le père devait voir supplicier ses enfants, sa femme, avant de connaître le même sort qu’eux. Et pourtant, il y eut des survivants, et leurs descendants vivent encore parmi nous.
Je pus connaître le père et la mère de Don Pedro, et sa famille. Comme on pense, ils étaient tous cousins dans le village. Pourtant, les mariages ne se faisaient pas toujours entre voisins. Ils obéissaient à une logique simple, qu’on peut appeler dynastique : lorsque les liens entre deux branches de la famille des anciens Sapa Incas tendaient à se distendre trop, un mariage venait les resserrer. Ce qui voulait dire qu’à chaque moment, dans ce lieu de relégation du bout du monde, on se souciait de ce que devenaient de lointains cousins vivant à plusieurs dizaines, centaines ou milliers de kilomètres, et qu’on savait les naissances et les décès de lignées divergeant parfois depuis des siècles.
Je fis amitié avec la vieille maman. Elle s’appelait Ana Hidalgo, mais n’avait rien d’espagnol, ou alors c’était d’il y a longtemps. Un visage de vieille pomme, des yeux pétillants de finesse, un sourire qui pouvait être aussi bien celui d’une jeune fille que celui d’une diablesse. Le matin, elle préparait un cañihuazo avec l’eau de la source ou, exceptionnellement, avec du lait de chèvre ou de lama. C’était une bouillie, dont j’appris à aimer le goût de son. Le soir, elle préparait des légumes avec du chuño, la pomme de terre gelée, séchée, déshydratée, devenue éternelle dans l’eau pure des torrents et l’air sec des glaciers. On mâchonnait de la viande séchée, parfois on sacrifiait un des nombreux cochons d’Inde qui partageaient l’espace domestique. On parlait peu. Mais elle regardait tout le monde, et rien ne pouvait lui échapper, même les états d’âme d’un gringo. Je ne l’ai jamais entendu parler qu’en quechua, mais je suis sûr qu’elle comprenait tout ce que je pouvais lui dire en castillan, et je crois qu’elle aurait compris tout aussi bien si j’avais parlé allemand. C’est elle qui me montra les qipu, d’où je compris comment se conservait le souvenir des événements familiaux : des liasses de cordelettes à nœuds, dont chacun représentait une personne dans sa lignée, la couleur des fils ajoutant une information codée qui jusqu’ici m’est restée inconnue.
On parlait peu. À part la vieille maman, on montrait peu les sentiments. Je me suis longtemps demandé s’il y avait là un signe d’hostilité vis-à-vis de l’étranger que j’étais. Même don Pedro avait changé. Peut-être pour se conformer à l’ambiance et à la tradition locale, mais aussi, peut-être, parce qu’il était responsable de ma présence au sein de sa famille. Comment pouvais-je en être sûr ?
J’avais beau savoir que ces gens avaient un passé, je les considérais comme des paysans : ils vivaient de la terre et du travail de leurs mains. De leurs ancêtres, ils savaient ce que la mémoire peut contenir, ce que les récits peuvent transmettre à la veillée, quand il fait trop sombre pour encore travailler, quand la fatigue n’est pas trop écrasante. Pas grand-chose, me semblait-il, et toujours les mêmes histoires depuis des siècles. En quoi je me trompais. D’abord, parce que la mémoire peut contenir beaucoup quand elle est exercée. Mais aussi pour une autre raison : ils lisaient.
Il me fallut longtemps pour remarquer qu’une des « maisons abandonnées » ne l’était pas vraiment. Certes, personne n’y vivait, mais elle était entretenue avec plus de soin que les maisons occupées. Il y avait toujours quelqu’un pour désherber le chemin qui y menait, ou rajouter une botte d’ichu sur le toit. Chose plus surprenante, la porte était neuve, faite de planches épaisses et de madriers solides, et fermée d’un gros cadenas de cuivre, acheté à la ville. Il y avait là un trésor. Aussitôt, à ma honte, je pensai à l’or. L’or que les Espagnols n’avaient pas eu, une partie du moins, ne pouvait-il pas être là, aux mains de ces descendants d’Incas, au lieu d’avoir été déversé dans une quelconque lagune, et perdu ? Non, je ne pensais pas au vol. Je rêvais seulement.
Don Pedro s’en rendit compte. Il vit sans doute les regards coulissants que je jetais en direction de cette maison, sans pouvoir m’en empêcher. Il me détrompa sans le savoir, et j’en fus soulagé.
« C’est la bibliothèque du Padre Valdes, le curé de Sicuani. Ma famille en a hérité ».
Sur le moment ce fut tout mais, bien sûr, je ne pouvais en rester là. J’ai donc su que Valdes, Antonio Valdes, était lié à José Gabriel Condorcanqui, et qu’il avait sauvé ses manuscrits en les cachant dans la sacristie de Sicuani, avec les Bibles et les Ordinaires chrétiens. J’ai su qu’à Vilcabamba, durant toute la période d’indépendance, il existait un véritable scriptorium, comme dans une abbaye bénédictine. Certes, l’empire inca ne connaissait pas l’écriture. Mais les souverains de Vilcabamba avaient appris à parler et à lire le castillan. Ils avaient aussi compris qu’il fallait sauvegarder leur tradition littéraire orale en la couchant sur le papier. On se récitait les anciennes chroniques, les poèmes, les drames épiques, et on les écrivait en adaptant un peu. De ce labeur considérable, le seul exemplaire connu est le texte d’Apu Ollantay, celui qui se trouve au couvent de Santo Domingo, à Cuzco. Il provient de Sicuani. Mais la plus grande partie des textes qui ont échappé à la destruction se trouvait ici, dans une choza, soigneusement protégée, de ce village dont je tais le nom.
Condorcanqui lui-même, qui avait reçu une éducation soignée, parlait latin. Il était aussi marquis d’Oropesa, avant sa « trahison ». Les vice-rois en avaient eu tellement peur, qu’à sa mort, en 1781, on supprima tous les privilèges accordés jusque-là aux descendants de l’aristocratie indigène. Il faut dire, que l’Inca Túpac Amaru II avait été jusqu’à décréter la suppression de l’esclavage, non seulement pour les Indiens, mais aussi pour les Noirs !
Quand la méfiance disparut, je pus entrer dans la bibliothèque. Il y avait là, soigneusement rangés, plusieurs dizaines, peut-être deux cents volumes. Je vis d’abord le soin qu’on avait pris, qu’on prenait toujours pour les protéger d’une altération, pourtant inévitable. Mais l’altitude et la sécheresse de l’air tuaient la moisissure, et limitaient fortement la présence des rats. C’étaient de gros volumes, reliés de cuir (peau de vache ou de lama, certains même – les plus précieux, me dit-on, ceux qui avaient été touchés par l’Inca – étaient en cuir de vigogne ou d’alpaca). Ils étaient manuscrits, sauf un petit nombre, écrits en espagnol, qui avaient été publiés avant la grande rébellion. Parmi ceux-ci, se trouvaient des ouvrages de Garcilaso, de Guaman Poma Ayala : des originaux, disparus des rayons des grandes bibliothèques d’Europe et d’Amérique. On me cita aussi des tas d’œuvres classiques de la littérature orale quechua, aussi importantes qu’Ollantay. Mais comment aurais-je pu, sans les connaître, sans en avoir jamais entendu prononcer le nom, retenir tous ces titres ? Il me reste le souvenir ébloui d’un trésor, infiniment plus précieux que l’or, infiniment plus fragile aussi.
Après trois mois, don Pedro estima que le danger était passé, pour lui comme pour moi. Poncho Negro avait été jugé. Il était sorti de prison sous les acclamations. Il était temps de partir. On fit une fête, pour la despedida . Des musiciens vinrent de villages voisins, à plusieurs heures de marche, avec leurs grandes flûtes de Pan, leurs quenas, leurs tambourins. Pour la première fois on but, de la chicha préparée sur place les jours précédents et mâchée par les femmes, dont la vieille maman, et aussi le « vinito de los caballeros », fait d’alcool, de sang, et d’autres ingrédients que j’ignore. Les rythmes étaient ceux des Huancas, habitants des environs, mais, parfois, pour faire honneur à la famille qui les recevait, les musiciens jouaient des airs du Cuzco. A ce moment, les gens s’arrêtaient un instant de danser. Le silence laissait entendre alors un vent de tristesse, soufflant du sud au nord de l’Ande, et qui apportait des parfums disparus. Puis, les droits de la musique emportaient dans la danse les jeunes et les vieux, et nous tournions, tournions, jusqu’à ce que le cœur nous fasse défaut et que nous nous effondrions sur le sol, le soleil, la lune et les étoiles en tourbillon devant les yeux.
Partir en été
Le retour se fit de la même façon qu’à l’aller, à ceci près que j’avais à présent le droit de m’asseoir entre don Pedro et le conducteur. Ce que je laissais derrière moi, le trésor de ces livres, le trésor de cette vie partagée, c’est un lien qui sans se rompre, s’étirait sur le sol. La compagnie de don Pedro me laissait pourtant croire que le trésor, d’une certaine façon, m’accompagnait. Hélas, don Pedro devait bientôt changer de peau, comme un lézard, et redevenir le citadin des quartiers pauvres, le professeur besogneux que j’avais d’abord rencontré. Cet homme-là, je l’aimais aussi. Mais de temps en temps, je le regardais avec incrédulité, cherchant à retrouver à travers lui l’image de sa mère, la lumière incisive des hauteurs, et les traits inaltérés de José Gabriel Condorcanqui.
La ville ne ressemblait plus à celle que j’avais quittée. À présent, on voyait tout le cours des grandes avenues qui mènent à la mer, jusqu’aux falaises de Miraflores, jusqu’au reflet de l’Océan. De l’autre côté, on était oppressé par les cerros pelados, ces collines caillouteuses qui sont les avant-postes du désert. Il faisait chaud, terriblement : marcher sur un trottoir, exposé au soleil de midi et à la réverbération des façades, donnait l’impression de cuire, de craquer et de résonner comme une céramique dans un four. Heureusement, cette éventualité était rare, puisqu’en ces heures chaudes, on faisait la sieste. Cette habitude m’avait toujours parue absurde durant les mois d’hiver. À présent, c’était une bénédiction. Vers les quatre heures, la ville se réveillait, les marchands sortaient leurs cargaisons de mangues, de citrons verts, pressaient leurs jus de fruits, vendaient des sorbets de granadillas, de chirimoyas, de lúcumas.
J’avais retrouvé Zoila. Je sais bien, je n’ai pas été très juste avec elle dans ce récit, et, qui sait, dans la réalité non plus. Mais je l’aime beaucoup, Zoila. Peut-être est-ce pour cela que j’en parle peu. Elle avait travaillé, et mis de l’argent de côté. Grâce à elle, nous pouvions même prendre un billet d’avion, quitter cette ville, infernale et merveilleuse, pour un pays normal où il pleut, pour un pays où il fait assez froid l’hiver pour qu’on pense à y chauffer les maisons…
Dans l’avion, l’air et les paroles d’une des chansons à danser de l’autre jour me sont revenus en mémoire :
Color Color punchituchay
Amamá kutinkichu
Qosqo p’asñakunata
Sumaramunay kama
Color color unkhuñachay
Amamá kutinkichu
Qosqo maqt’achakuna
Suwaramunay kama
Ce n’est pas facile à traduire. Si l’on veut tout y mettre, la forme devient bien lourde. En voici le sens, à peu près :
Mon petit poncho rouge
Jamais tu ne reviendras
Jusqu’à ce qu’à Cuzco les filles
Se soient faites belles
Ma petite chemisette colorée
Jamais tu ne reviendras
Jusqu’à ce que les aient prises
Les garçons de Cuzco
Bien cachées sous le voile
Se cherchent un amant
Tantôt rouge, tantôt blanc
Les autres les regardent
En couple sous le voile
Ils font l’amour ( ?)
Tantôt rouge, tantôt blanc
Et les autres regardent
L’air est très gai, et la chanson cynique, comme le narrateur de cette histoire. La traduction n’est pas garantie. Mais elle le dit, et je le savais en partant : Jamais tu ne reviendras !
Kosice est la deuxième ville de Slovaquie. En Hongrie, elle est indiquée sur les panneaux d’orientation comme Kassa (à prononcer Kocho). Rien là qui étonne un Belge… Mais Kassa fut pendant des siècles une ville hongroise. La Slovaquie tout entière faisait partie du Royaume de Hongrie, et comporte encore aujourd’hui une importante minorité hongroise. Le centre de la ville est fort beau. Il y a notamment une cathédrale gothique, et pour l’amour du fun, sur la place principale, une fontaine musicale, dont les jets accompagnent la moindre intonation d’un mouvement symphonique. Kosice est aussi une ville tsigane. Installés ici depuis le XVème siècle, ils sont plus de 6000 actuellement. Mais nous ne le savons pas encore. Nous n’irons donc pas au quartier Lunik IX, où la plupart d’entre eux se regroupent.
Quelques années plus tard, David veut rencontrer des musiciens roms, dans un café gantois où ils jouent. Il y va, pour apprendre que ces gens ont été transférés au Centre 127 bis, à Zaventem, où ils sont en attente d’expulsion vers… Kosice. Il apprend en outre que l’administration gantoise les a convoqués benoîtement « pour un complément de dossier », alors que le but était de les expulser. Un mouvement de protestation se met en marche, et plusieurs dizaines de personnes se retrouvent devant les grilles du 127 bis. Plusieurs rangs de barbelés entourent des bâtiments préfabriqués. La seule porte donne sur le tarmac de l’aéroport. En voyant cela, je pense à la « porte du non retour », à Ouidah, qui symbolise le départ des esclaves noirs devant la plage aveuglante où venaient les prendre les navires négriers. Des hommes, des femmes, des enfants nous font signe des fenêtres du premier étage. On essaie de leur parler, de les encourager. Ils auront au moins vu nos signaux. Devant nous, à cent mètres, plusieurs véhicules à pompe, immobiles, aux aguets. Ils se mettent en marche, répondant à un ordre inaudible, puis commencent à nous arroser. Bêtement, je déploie un parapluie, pour être immédiatement la cible d’un jet puissant. La force des jets d’eau augmente progressivement, finit par étouffer, par creuser le corps. On s’enfuit. Mais une information circule : la trahison de Gand va se répéter à Tirlemont. La date et l’heure nous sont connues.
Le surlendemain, nous sommes sur l’immense Grand-Place de Tirlemont, devant l’église gothique de Notre-Dame au Lac, et nous attendons. Nous voyons plusieurs groupes de quelques personnes, manifestement tsiganes, converger vers l’hôtel de ville. Nous nous interposons, essayons de convaincre ces gens du piège qui les attend. Ils ne comprennent pas. Il faut répéter, en utilisant toutes les langues envisageables, le flamand, le français, et bien sûr la romani. L’un d’eux comprend enfin, entreprend de tout expliquer aux autres. Finalement, ils repartent, en nous remerciant.
Le coup, qui avait réussi à Gand, a échoué à Tirlemont. Nous en sommes heureux. Mais l’histoire n’est pas finie. De Kosice, de Lunik IX, sinistre quartier faite de rames d’habitat dégradées où s’entassent des milliers de personnes, un père de famille courageux a décidé de protester, par voie légale, et attaque la Belgique en justice. La cause des Roms trahis par l’administration belge ira devant la Cour Européenne de Strasbourg, et la Belgique sera condamnée à payer des dommages et intérêts aux expulsés de Gand. Cela ne l’empêchera pas de recommencer.
Revenons : pour le moment, nous sommes à Kosice, devant la cathédrale, et nous prenons une tasse de café slovaque en utilisant les couronnes fraîchement sorties d’un terminal bancaire. Le prix nous semble anormalement élevé. C’est une erreur, la couronne vaut ce que valait un franc belge, ou même un peu moins. Tout est très bon marché en Slovaquie. Ce pays vient de se séparer en douceur de la République Tchèque. Il reste très marqué par plus de quarante années de communisme. Il n’est pas encore habitué, ni à l’indépendance, ni à l’économie libérale, qu’il explore timidement. De charmantes naïvetés nous amusent. Par exemple, les agences bancaires sont d’accès libre et commode, par comparaison aux banques de l’époque communiste où il fallait multiplier les formalités. Mais des écriteaux, à la porte, indiquent gentiment par des icones tout ce qu’on ne peut y faire, par exemple entrer avec un cornet de glace (interdit) ou avec un révolver (également interdit). Dans les cafés et les restaurants, on reçoit le compte de tout ce qu’on a consommé. Quoi de plus normal ? Mais on a le compte précis du nombre de morceaux de sucre, du poids du beurre qu’on a mis sur sa tartine, et bien sûr, du nombre de tranches de pain. Moins drôle : ma carte bancaire sera perdue dans un Bankomat, en quittant Kosice. Il ne nous reste que la carte Visa.
Le projet, c’est d’escalader les pentes boisées des Carpates jusqu’à la région, entre Presov et Poprad, où vivent la plupart des Roms de Slovaquie. Cette région est d’une beauté surprenante : moins haute que les Alpes, elle est beaucoup plus sauvage, forestière, avec des vues harmonieuses et désertes. On se sent parfois en Ardenne, parfois dans les Pyrénées, parfois dans la forêt de Bohême, parfois dans la steppe. De grands châteaux, même pas ruinés, gardent les cols et surplombent les vallées. David a lu quelque part le nom d’un village rom : Spisske Zvertek. C’est en suivant cette piste que nous arrivons, le soir, dans la ville de Spisska Nova Ves. Partout, nous demandons la direction de « Spisske Zvertek », qui ne devrait pas être loin. Pourtant, personne ne semble le connaître. Nous nous trouvons, sans le savoir, au cœur d’un ancien « comitat », celui de Spis, qui contient les plus beaux sites naturels et les plus grandes beautés architecturales de la Slovaquie. Cet endroit fut connu dès le moyen-âge comme site minier, colonisé à ce titre par des Allemands, mais aussi par des Ruthènes, des Polonais, des Juifs, des Hongrois et des Tsiganes. Chaque peuple y laisse sa marque. Un peu au hasard, nous repartons vers l’Est, vers Spisske Vlachy, dont le nom évoque pour nous les Roms vlach. Notre attention est attirée par l’existence de chemins muletiers qui, parfois, sont parallèles à la route carrossable : nous nous demandons à quoi ils peuvent servir. Nous le saurons bientôt. Un peu avant le village de Bystrany, nous tombons sur une véritable ville tsigane, un immense bidonville de plusieurs centaines de maisons très pauvres. Les chemins muletiers en partent, dans toutes les directions. Des gens à pied, des charrettes les parcourent. Les Roms ont leur propre réseau routier, distinct de celui des gadjés. Cette véritable ségrégation vient de loin, et va loin aussi. Un simple coup d’œil permet de voir que deux populations vivent au même endroit sans se mélanger, et possèdent chacune leur économie, lesquelles se rejoignent seulement de temps en temps, à des endroits précis. Il serait passionnant d’entrer en contact avec ces gens, mais comment faire ? Il nous faudrait une introduction. Nous n’en avons pas. David tente le coup : voyant quelques enfants qui jouent, à quelques dizaines de mètres de nous, en contrebas de la route, il les hèle en romani. Son espoir est que le seul usage de la langue soit une introduction suffisante. Hélas, ce n’est pas le cas, et la réponse qu’il reçoit est sans équivoque : « Za tar, dav ande bulo ». En français, cela donne : « Va-t-en, je t’encule ». On n’insiste pas. Bystrany, un peu plus loin, est une jolie petite ville slovaque. Il n’empêche que son nom semble provenir d’un mot tsigane, dont la racine signifie « oublier ».
Un peu déçus, nous faisons demi-tour et reprenons vers l’Ouest, par la grand-route de Presov à Poprad. Notre but est d’aller visiter la Murànska Planina, une étendue steppique où vivent des troupeaux de chevaux sauvages. Un peu avant Poprad, nous traversons un village nomme Spissky Stvrtok, où nous reconnaissons brusquement le « Zvertek » vainement cherché la veille. Stvrtok, en slovaque, signifie jeudi. Le nom veut dire que le marché du village avait lieu, autrefois, le jeudi. Le jeudi du pays de Spis. De même, en Slovénie, Murska Sobota veut dire le samedi de la Mura.
En continuant vers Poprad, sur une petite route secondaire, nous croisons à Janovce une autre agglomération tsigane, plus grande encore, peut-être, que celle de Bystrany. Mais nous n’avons plus envie de nous faire enc…
Plus tard, sur la route déserte de Muran, au milieu d’une forêt dense. Il y a là deux Roms. Ils semblent venir de nulle part, car nous n’avons vu aucune habitation, depuis longtemps. Ils ont quelque chose à vendre : des myrtilles et des champignons, tout frais cueillis sous les arbres. La tentation est forte. Je m’arrête. Les myrtilles font délicieusement notre affaire. On en prend un gros sachet. Sans nous en rendre compte, nous sommes montés en altitude. Cette route est un faux plat. Le plateau de Muran est le lieu de partage des eaux, entre la mer du Nord et la mer Noire. Il y a même une rivière qui remonte vers le Nord, et va se jeter, sans doute par la Vistule, dans la mer Baltique. Nous sommes à ce moment à plus de mille mètres. C’est magnifique, mais il est trop tard pour visiter longuement les lieux. Mieux vaut chercher un havre pour la nuit, et y revenir demain. David, qui a pris le volant, bifurque vers la ville de Revuca. C’est maintenant une route de montagne, sinueuse, qui descend vers la vallée et longe un petit torrent presque à sec, dont le lit est encombré de rochers et de grosses pierres. Une brume monte du sol. Nous roulons lentement, et prudemment, nous semble-t-il. Soudain, un virage assez brusque vers la gauche : la route humide penche vers l’extérieur, des graviers roulent sous les pneus, la voiture dérape. La remorque, qui contient tous nos bagages, pousse l’arrière de la voiture vers la droite. Nous tombons de plusieurs mètres, et nous nous écrasons dans le lit du torrent.
Suspendus par la ceinture de sécurité, la tête en bas : cela ne pourrait pas durer longtemps, mais c’est confortable. Ni l’un, ni l’autre, n’avons senti le moindre choc, sauf celui de la tôle du toit de la voiture qui s’est enfoncé, et qui réduit un peu notre espace vital. Il faut d’abord arrêter le moteur. Voilà. Et puis nous dégager, ce qui prend plus de temps. Se remettre sur ses pieds, ou plutôt sur les genoux, se déplacer ainsi vers les portières et les ouvrir, ça n’a l’air de rien mais c’est une étrange expérience, qui évoque celle des astronautes dans une navette : tous les repères sont inversés. Et partout, le jus des myrtilles écrasées.
« Crachats sucrés des nymphes noires » dit David, citant Rimbaud.
Des voix nous appellent. Plusieurs voitures se sont arrêtées. Leurs occupants ne peuvent pas croire que nous soyons indemnes. Ils insistent : il y a sûrement une troisième victime, inconsciente, morte peut-être. Ce sont, pour la plupart, des jeunes gens qui font, non loin de là, un camp de désintoxication à la drogue. Ils sont vraiment charmants, efficaces et réconfortants. Deux hommes plus âgés se sont arrêtés également : un diplomate et un ingénieur slovaques, qui nous aideront également beaucoup. Aucun d’eux ne ménage son temps. Le diplomate parle français et italien, c’est précieux dans ce pays. Il nous conduira dans sa voiture jusqu’à la ville de Revuca. L’ingénieur nous aidera dans les démarches. Mais d’abord, il faut prévenir Sylvie, ce que je fais du village de Muran, ainsi que Slovak Assistance. A mon retour, je vois des policiers. Ils nous font souffler dans le ballon, David et moi : en Slovaquie, la moindre consommation d’alcool est interdite à qui conduit. En fin de compte, le policier nous condamne à une amende : nous avons contrevenu à l’article 15 du Code de circulation slovaque qui stipule qu’en cas de pluie, il faut ralentir. Mais nous roulions à 50 km/h ! Trop vite quand même : de toute façon, il faut conduire de façon à garder le contrôle du véhicule. A ce compte, évidemment, toute victime d’un accident peut être condamné. De l’état de la route, il n’en sera pas question. L’amende n’est toutefois pas trop élevée : 500 couronnes, (soit 12,50 euros).
Un garagiste local utilisera un treuil pour sortir la voiture du lit du torrent, et la conduira dans un dépôt de Revuca. Le sinistre sera total. Quant à nous, nous logerons dans le seul hôtel du lieu, qui porte le beau nom de Pyramida. On n’y parle rigoureusement que le slovaque. Erreur : on y parle aussi un peu de russe, c’est le souvenir d’une autre époque. En fait, nous ne sommes pas loin de l’Ukraine subcarpatique, ancien territoire tchécoslovaque annexé par Staline, donc, pas loin du tout de l’ex-URSS. C’est là, à la frontière, dans la ville d’Oujgorod, que le premier ministre de Tchécoslovaquie Dubcek, qui était slovaque, rencontra Brejnev pour des « entretiens de réconciliation », préludes à l’invasion de juillet 1968. Donc, mes quelques mots de russe nous seront extrêmement utiles.
L’ambiance, évidemment, est un peu sombre. Mais tout compte fait, nous ne le prenons pas trop mal. Nous sommes heureux, d’abord, de nous en être si bien tirés, avec cette sorte d’euphorie qui accompagne certaines catastrophes. Le sentiment de ne pas être perdus, quand tout est perdu. Peut-être celui de François Ier après Pavie ?… Le principal souci, c’est que notre voyage est fini. Que nos projets sont à l’eau. Qu’il va falloir annuler le rendez-vous avec Maria, prévu à Innsbruck ou à Vienne. Je me souviens d’un parcours, à pied, entre l’hôtel et le dépôt de Slovak Assistance : il faisait terriblement chaud. Je rôtissais comme autrefois, sur les trottoirs de Lima, en été. J’étais aussi pédestre et aussi démuni qu’en ce temps-là.
Mais le cerveau va vite, quand il le faut, et nous reconstruisons le projet autrement : ne pas renoncer ; dès que possible, quitter Revuca par les transports en commun, gagner Bratislava, puis Vienne, y louer une voiture, et reprendre la route de la Slovénie en allant chercher Maria quelque part, là où elle voudra.
A 5h30, nous prenons le bus. Nous abandonnons la voiture, et la presque totalité des bagages dans une remorque cabossée, qui ne ferme plus. Nos sacs à dos sont cependant bien lourds. Le trajet va durer toute la journée, comporter deux changements de bus et des arrêts innombrables. La fatigue nous écrase. C’eut été une bonne occasion, pourtant, de sentir l’ambiance du pays, de parler aux gens. Mais après la tension subie, l’épreuve est physique. La supporter est la seule chose que nous puissions nous imposer. Du trajet, surnagent quelques images vagues, les forêts, le piémont des Carpates, la plaine, aux approches de la capitale. Et quelques noms : Brezno, Banska Bystrica, Zvolen… Enfin, après huit heures de route, nous arrivons à Bratislava, ancienne Poszony, qui fut capitale de la Hongrie royale quand les deux tiers du pays eurent été conquis par les Turcs. Grande ville sur le Danube qui nous semble presque bleu, mais que nous avons à peine le temps d’entrevoir. Nous nous approchons de l’impressionnant château, nous traversons la grand-place baroque, et puis nous nous engouffrons dans la gare pour attraper le train de Vienne.
Balcon de cendres
Vienne n’est pas loin : à peine 60 km. Nous y sommes quand le soir tombe. C’est une ville chère, et nous n’avons pas beaucoup de sous. Dès lors, je cherche sur un dépliant touristique l’hôtel le moins cher de toute la ville, et je trouve ! C’est tout près. Nous tournons en rond autour d’une énorme place, avant de nous décider à demander notre chemin. La réponse fuse : « Aber, das ist kein richtig hotel ! ». Kein richtig, je t’en fiche, on en a vu d’autres ! On nous indique une petite rue, dont la vue nous avait échappé. C’est, en effet, une fort petite rue, et d’aspect plutôt louche, où des prostituées se promènent sur le trottoir. Dans l’hôtel, un long échalas aux cheveux gris, au nez tordu, nous regarde, étrangement soupçonneux. Il commence par demander nos papiers. Est-ce encore la règle en Autriche ? Il les examine, il téléphone – à qui ? à la police ?, puis il nous les rend d’un air dégoûté. Nous obtenons une chambre à peu près propre, qui donne sur la rue. Et là, David, qui veut fumer, allume sa cigarette, ouvre la fenêtre, et va s’en servir comme cendrier, quand il aperçoit, in extremis, un décolleté largement ouvert pour recevoir la cendre…
A part cela, nous passerons une excellente nuit. Le regard en coin du tenancier, qui nous prend sans doute pour des pervers comme lui-même, ne nous gênera plus longtemps. Nous pouvons alors louer une Polo rouge, et recontacter Maria. Un coup d’œil sur la carte montre que le meilleur lieu de rendez-vous est Trieste, et cela lui convient. Pour y aller, le meilleur chemin passe par la Slovénie ! Un petit tour, quand même, dans les rues de Vienne, et un peu de repos, sous le soleil, dans le parc de Schönbrünn. La ville mérite mieux que cela, mais le temps presse.
La route de Vienne à Trieste ne passe pas loin de Murska Sobota. Nous faisons donc un petit détour pour connaître la date exacte de la Ciganska Noč, manger et repartir.
Avant la nuit, nous sommes à Trieste, dans le grand port, l’unique port de l’ancien Empire. Ville étrange, à la fois italienne, slovène, autrichienne, hongroise. Ville surréelle, indéfinissable. Les bâtiments du port sont néoclassiques, les docks sévères, sobres et rectilignes, un peu tristes. Ce sont ceux d’un monde disparu. Un peu plus loin, sur la hauteur, se dresse le palais de Charlotte et de Maximilien, tout blanc, décoré comme une pâtisserie, et c’est comme si ce monde existait encore. Toujours plus loin, à Duino, règne le souvenir de Rainer Maria Rilke, invisible mais présent. Deuils et fantômes. Avec tout cela, il n’est pas étonnant qu’Italo Svevo soit triestin, et que cette ville secrète le surréalisme tout autant, mieux peut-être, que notre propre pays. En tout cas, dans le nôtre comme ici, on est dans un entre-lieu, voire dans un non-lieu. Mentalement, je dis bonjour à Franco Basaglia, qui essaya, ici même, de rendre vivable la vie des fous dans l’espace social. Est-ce un paradoxe ? Pas tellement : l’espace social rend fou, partout. La folie sociale peut être mieux supportable là où elle s’affiche. Il n’empêche : jusqu’à Basaglia, en enfermant ces gens dans des lieux abominables, on y confortait la folie sociale, qui ne pouvait que croître. Une fois sortis, bien sûr, il fallait encore qu’ils soient aidés à manger, et à respirer. Basaglia l’avait compris, ainsi que quelques autres psys, hélas peu nombreux. Là où ils n’étaient pas, les fous n’ont fait que passer de l’enfermement des murs à celui de l’abandon.
Des montagnes des Hautes Carpates à la côte dalmate, on change cinq fois de monde. Il est peu de parcours plus troublants. La Slovaquie rurale est un pays du bout du monde, encore fort marqué par les habitudes communistes, et qui se cherche sans savoir où il va. Les gens sont réservés, plutôt froids, jusqu’à ce qu’un détail brise la glace et qu’on les trouve alors chaleureux et solidaires. A Vienne, les ors et les stucs, l’ambiance décadente, le goût des plaisirs, le souvenir obsédant de l’époque nazie. Puis le Prekmurje, puis le plateau calcaire du Karst, pleins de trous et de grottes. Enfin, la lumière dorée d’un crépuscule sur la mer, et la côte d’Istrie qui se perd, verte et blanche, jusqu’à l’horizon.
David retrouve enfin Maria. Je les laisse au plaisir de se revoir, et vais saluer Rilke à Duino, en passant par-dessous le palais Miramar. Maria est prête à nous accompagner pour un nouveau tour de roue en Slovénie, vers ces Tsiganes qu’elle connaît bien, et dont elle ne se lasse pas. Durant l’année scolaire, elle donne cours en italien aux enfants sintis, mais ses cours font une large place à leur propre langue, et à des traditions dont elle cherche à leur rendre la fierté. Ses vacances, elle les passe en partie à Murska Sobota, avec d’autres enfants, qui ont une langue et des traditions voisines. Ce qui lui permet de comparer. Les Sintis proviennent de la première vague, celle qui est entrée en Europe au XVème siècle. Ils sont proches des Manouches d’Europe du Nord. Leur langue est une romani truffée de mots allemands et italiens. Les Roms sont de la seconde vague, longtemps établie en Grêce, puis bloquée en Roumanie et dans les Balkans. A Trento, Maria s’est liée à un poète et musicien sinti, Vittorio Meyer Pasquale, dit Spatzo, que, grâce à elle, nous connaîtrons plus tard. Maria possède, au plus haut point, le sens du contact et de la sympathie. Elle parle à chacun, avec naturel et sincérité, d’une façon qui permet à chacun de se sentir important. Elle plante sa tente à côté de la nôtre, au camping Obelisco. Elle écrira, en italien, quelques lignes journalières dans notre carnet de voyage.
Nous repartons dès le lendemain, car la date de la Nuit tsigane approche. Nous retrouvons Moravske Toplice, et nous dressons les tentes un peu en-dehors de la masse des campeurs, dans un endroit paisible et sympathique. La nuit, éclate un orage terrible. Notre tente se déchire, l’eau y pénètre, et nous sommes obligés de nous serrer à trois dans celle de Maria.
La nuit tsigane
Belmura est un quadrilatère blanc, d’aspect sévère. Quatre tours d’angle et une jolie porte au linteau peint et sculpté rompent cependant la monotonie de la façade. La grande cour centrale, habituellement déserte, est aujourd’hui encombrée d’un podium bordé d’immenses baffles, et peuplée de chaises qui entourent une piste de danse, vide. On annonce plusieurs groupes locaux, et le plus connu de tous les groupes roms slovènes, Amala. Les gens arrivent, nombreux. Il y a parmi eux quelques blonds aux yeux bleus, mais il y a surtout les Roms des environs : ceux de Černelavci, ceux de Beltinci, ceux de Pušča, ceux de Crencovci. Quelques-uns même viennent du Nord de la province, près de Grad.
La vraie musique des Roms n’a presque rien à voir avec ce qu’on identifie comme musique tsigane. C’est une musique où le rythme tient la grande place, et qui sert à danser. Il est impossible d’y résister, surtout quand on est en groupe. On y entend des violons, des guitares, de l’accordéon, mais surtout des claquements des mains, des talonnades, et le ballet des cuillers contre les doigts. La langue claque aussi, et des bruits sourds, dont on se demande d’abord d’où ils viennent et qui les émet, viennent scander les contretemps. C’est une musique, aussi, qui sert à pleurer. Les paroles disent la douleur amoureuse, la tristesse de la séparation, la folie des hommes, la persécution. Mais la vie continue, on se moque de soi-même, de ses faiblesses, de son ivrognerie, du manque d’argent, et même de l’amour qui revient. Les sentiments se mêlent et tourbillonnent sans fin. Tout à coup, le silence : un silence qui fait partie de la mélodie, un silence qui vient parce qu’il y a trop d’émotion, qu’elle déborde, qu’elle monte aux lèvres, qu’elle va vous étouffer. Dès qu’ils ont repris leur souffle, le chanteur ou la chanteuse reprennent, redisent quelques syllabes, doucement. Par cette redite, on sort du tourbillon, on enfonce en soi la gravité des choses, on la contemple, et on l’assume.
C’était cela que nous entendions. Mais c’était aussi la fête, et ce fut tout de suite la danse irrésistible. Les Roms, les gadjés, les jeunes, les vieux, tous ensemble, seuls, ou en couples de hasard. J’ai dansé longtemps avec une femme de mon âge, petite, mince, agile, dont David m’a dit après-coup : « c’est elle ». Elle ? Oui, souviens-toi « de cette bête enlisée au potager de la folle jardinière ». Je ne sais pas pourquoi, lors d’un séjour précédent, David et Maria avaient appelé ainsi cette gentille dame: la folle jardinière. Sans la moindre malveillance, sûrement. Probablement avec une bienveillance particulière. En attendant, de vous à moi, ce surnom lui restera. Quant à la bête enlisée, on le sait, c’était un cheval à bascule.
Mais l’orage gronde. Des trombes d’eau inondent la cour, risquant de mettre le feu à l’installation d’Amala. La musique s’arrête. Les danseurs se mettent à l’abri sous les arcades, dans les galeries qui bordent les quatre ailes du château. On se rend vite compte que le concert ne reprendra pas. La plupart des gens s’en vont alors, par petits groupes. Restent avec nous quelques familles et des jeunes de Pušča, des ados que David et Maria ont connu enfants. Il y a là Romeo, séducteur au visage ingrat, aux yeux brillants, chanteur à la voix de mue. Il y a la beauté calme de Loredana. Il y a Ždenko, qui reconnaît Maria et se jette dans ses bras. Les autres se moquent parfois de lui, parce qu’à quinze ans, il ressemble encore à un enfant. Il s’en venge en affichant ses cheveux teints en rouge. Ždenko est peut-être le plus malin, en tout cas le plus mobile d’entre eux. Il y a la famille Baranja, que nous connaissons déjà, et qui s’en ira vite. Et toute la famille de Ždenko, son père, un peu ivre, aux yeux rouges, soucieux de sauvegarder une apparence d’autorité, et sa mère, dans toute la beauté sévère et sauvage de la cinquantaine, mince, digne, attentive à chacun et à chacune de sa foule d’enfants. Une jeune femme, seule, isolée, fait des œillades à tout le monde. Elle fait pitié, parce qu’on ne la prend vraiment pas au sérieux. « To išče moža », dit-on. Elle cherche un mari. Romeo chante un peu, et puis il n’y a plus qu’à être présents les uns aux autres. Maria écrira, en italien, dans le journal de bord : « Sans musique aussi, les émotions sont fortes, et les regards plus forts que les paroles, les souvenirs ressurgissent par bouffées et font résonner le bonheur ». Loredana tient un enfant dans ses bras. Son grand-père dit à David que c’est le sien, d’ailleurs, elle en a encore trois autres. C’est impossible, pense David, qui l’a connue toute gamine, quatre ans auparavant. Il devinera, plus tard, que le grand-père lui avait menti pour la préserver des regards du gadjo.
Le village apprivoisé
Pušča, c’est « le village que David a apprivoisé », dit Maria. Il nous y reste quelques visites à faire, ou à rendre, comme on disait mieux autrefois, puisque cela suppose qu’on en ait reçu, préalablement, quelque chose ; ce qui est, effectivement, le cas. Le lendemain de la Ciganska Noč, nous y allons à pied, par la petite route qui traverse les champs de maïs. Le nom du village signifie « la plaine », et il est mérité. C’est, d’ailleurs, le même mot que « puszta » en hongrois. Nous allons d’abord au café local, pour sentir l’ambiance, et puis, comme elle est bonne, nous allons chez les Sarkezy, c’est-à-dire chez les parents de Zdenko. Serons-nous bien reçus ? Après l’euphorie un peu arrosée de la veille, seront-ils disposés à nous revoir ? Je me pose la question. Homme de peu de foi ! La joie, l’amitié, l’accueil n’ont pas besoin d’arrosage. C’est tout de suite la fête. Les enfants nous font un concert de chants en romani, en slovène, et nous chantons aussi. Le petit enregistreur miraculeux de David prend tout cela. On se raconte, on se photographie. On est plus que des frères. Je suis tellement ému que je verse une larme de bonheur.
Bystrany, Pušča : les deux extrêmes de la relation entre Roms et gadjés. Là, la méfiance totale, même de loin ; ici, l’accueil inconditionnel, incomparable. Bien sûr, dans le premier cas il ne s’agissait que d’un premier contact, en l’occurrence raté, mais rien ne nous permettait d’espérer mieux. Dans le second, il s’agit d’une amitié longuement préparée, et de retrouvailles. Il n’empêche : cette relation s’inscrit toujours dans un cadre historique fait d’incompréhension, d’hostilité, de persécution, presque toujours à sens unique. La méfiance est normale, de la part des Roms. Ils ont pris l’habitude de ruser, et parfois ils en profitent. A Bystrany, ils vivent dans un monde parallèle qui est le leur : leur village, leurs chemins de terre. Ils sont chez eux. Ils n’ont pas besoin de ruser, mais ils défendent leur territoire. A Pušča, ils sont en train de réussir l’impossible : leur village n’est plus un bidonville, et pourtant ils sont, eux aussi, chez eux. Leur monde et celui des gadjés sont en contact permanent, et pourtant, ils peuvent conserver leur langue et leurs traditions. Ils souffrent encore de discriminations, mais ils savent qu’ils ont des amis, qu’ils ont des droits, que ces droits sont respectés. Ils n’ont pas besoin de ruser. Ils peuvent ouvrir leur cœur.
Nous irons encore chez les Baranja. Bien reçus, là aussi, nous verrons combien la nostalgie du voyage demeure présente chez ces Roms sédentarisés, obligés par les exigences de la société d’aujourd’hui de renoncer à la belle vie nomade. Un moment, on oublie ces exigences, on rêve : « la Belgique est un bon pays, dit-on, on pourrait venir un jour vous y rendre visite ». Ce serait une joie. Mais il n’y aura pas de visite. Les verdines ont laissé leurs roues aux murs des maisons de brique, aux tonnelles où les lianes des vignes les enserrent, ou dans les jardins où elles servent de support aux pots de géraniums. Quant aux chevaux, il y a longtemps qu’ils se sont embourbés, dans le potager de la folle jardinière…
Ce voyage, ces rencontres avec les Roms ne furent pas les seuls. Mais c’est toujours la même chose, on ne peut pas se débarrasser de l’histoire : on reste séparé par une barrière invisible, qui ne se brise que dans des circonstances rarissimes, et par là, extraordinaires. Nous savons devoir accepter les déceptions fréquentes, apprécier les moments improbables. Et garder à l’esprit que nous ne serons jamais, dans le meilleur des cas, qu’une cinquième roue à la verdine.
Voici une autre fiction. Le compte-rendu de mon séjour au Sénégal, ou tout au moins de ses aspects professionnels, a été publié dans deux livres : Le Diable et le bon sens (1994) et La fonction guérisseuse (2016), tous deux chez L’Harmattan (Paris).
Un sortilège (Saint-Louis du Sénégal)
L’île a la forme d’un fruit : un pain de singe, peut-être, qui flotterait paresseusement sur les flots sablonneux du fleuve, entre les marais de Maka Diama et les dunes atlantiques. La pointe nord est chaude, sèche, rôtie par le souffle du désert. La pointe sud, plus effilée, reçoit l’humidité marine, et accueille quelques palmiers, des filaos, des hibiscus et des bougainvilliers. C’est là qu’un jour, on édifia l’Institut Français d’Afrique Noire, entre les fleurs et l’ombre. On n’aurait pas pu choisir mieux, car l’agrément du lieu donne l’envie de bien faire. De grands savants y travaillèrent, comme Théodore Monod ou Cheikh Anta Diop, et je pense qu’ils s’y sentirent bien. En 1971, j’y disposais d’un petit bureau, pour des recherches anthropologiques : un peu de terrain, beaucoup de bibliothèque. Cela me convenait assez.
Tous les matins, je quittais le bungalow qu’on m’avait donné, dans le faubourg de Sor. Je passais en voiture le pont Faidherbe, que Gustave Eiffel destinait à la ville d’Hanoï et au Fleuve Rouge, mais que la paresse coloniale avait abandonné sur ces rivages. Sous les arches de métal, le fleuve brillait de mille vagues, touchées par la lumière d’un soleil rasant. L’eau, qui venait des lointains de Guinée, se mêlait à celle de l’océan, montait et descendait avec la marée, et restait saumâtre. La terre des marais proches, gorgée de sel, portait peu de cultures.
À cette époque, on parlait beaucoup d’une épidémie de choléra qui avait atteint l’Afrique, par la Guinée, précisément, et qui descendait lentement le fleuve. Une ville construite au milieu des marécages, les pieds dans l’eau croupie, une ville dont les égouts n’ont pas été réparés depuis le règne de Napoléon Ier, court évidemment un très grand risque en pareil cas. Elle s’y préparait. Dans les couloirs de l’hôpital général, on ne voyait que des lits de camp percés, rangés en parallèle. Dans les salles vides, les seaux de fonte émaillée s’amoncelaient. Mais ce jour-là, je vis que l’eau avait changé d’aspect. Elle était brune, lourde, chargée d’alluvions, et le niveau du fleuve était haut. Toutes les pluies du Fouta Djalon se rassemblaient ici, après avoir traversé mille kilomètres de sahel et drainé des milliers de villages. Avec la crue, la maladie faisait son entrée dans la ville.
Je ne me suis pas rendu tout de suite à mon bureau : je devais d’abord passer le petit pont Servatius, gagner la langue de Barbarie, c’est-à-dire le cordon dunaire qui sépare le fleuve de l’océan, et aller au nord, en direction de la Mauritanie, pour y rencontrer un informateur. Il n’y avait plus de route, mais une vague piste, et des amas de sable que le vent charriait. À la moindre erreur, c’était l’enlisement. Il fallait aller vite, survoler cette surface instable tout en gardant toujours la maîtrise de la direction. Ne pas quitter la piste, car il eût été impossible de revenir.
L’homme que j’allais rencontrer était un chasseur : un chasseur de sorciers. J’avais trouvé là mon terrain d’anthropologue : un savoir traditionnel, universellement respecté autant que craint, qui devine la présence du mal où il se trouve – c’est-à-dire partout. Ce qui m’intéressait surtout, c’est l’intimité des deux mondes, le bien, le mal, au sein d’une même personne. Celui qui peut sauver peut aussi tuer, s’il veut. Et le veut-il ? Peut-être. Mais rarement. Qu’est-ce qui lie cet homme au bien ? Qu’est-ce qui le rend différent de son semblable, de son frère, qui se contente d’assouvir ses passions ? Je voulais tout connaître de la vocation de ces hommes qu’on appelle, en langue peule, bilèdyo. J’avais pris rendez-vous avec l’un d’eux, l’un des plus réputés de la vallée du Fleuve, qui vivait seul, avec sa femme et quelques poules, dans une concession isolée et presque inaccessible, proche de la frontière. À vrai dire, je ne savais pas de quel côté de la frontière il habitait. Rien ne matérialisait cette ligne fantôme que les bergers passaient, chaque jour, avec leurs bêtes. Les clients du bilèdyo venaient du nord comme du sud, et de l’est. Mais il est vrai que j’aurais pu avoir des ennuis : je n’avais pas le bon visa.
La piste longeait les dunes. Une rangée de filaos plantés tout au sommet, pour retenir le sable, me montrait que la plage était juste à côté. À ma droite, l’eau du fleuve s’insinuait en marigots, d’où venaient les moustiques en nuages, et de petits crocodiles, parfois. Je vis une concession cernée d’une palissade de roseaux pourrissants, ouverte sur l’eau stagnante et sur la zone ordurière qui borde, en général, les établissements humains. La beauté surprenante du site en était à peine affectée : je voyais d’un côté l’océan, de l’autre ce large fleuve chargé de miasmes, au-delà les palmiers de la rive et les mangroves, foisonnantes, impénétrables. Quelques vols migratoires d’échasses blanches, ou d’aigrettes, se reflétaient dans le vaste miroir des eaux grises, parcourues de pirogues. Mais mon regard revenait se porter sur les ordures, qui sont par excellence le lieu où les sorciers aiment vivre, et se rencontrer. J’arrêtai la voiture là où elle risquait le moins de s’enfoncer dans le sable, ou dans la boue, à une centaine de mètres de la concession. Sur le sentier qui y menait, un varan ouvrait une gueule menaçante, comme pour m’empêcher de passer : ce devait être une femelle qui défendait ses œufs, car je ne pus l’effrayer, et dus l’enjamber en évitant, tant bien que mal, ses coups de queue cinglants.
J’hésitais sur le seuil. Une vieille femme me héla, sans ménagements. Mais elle accepta mes salutations, et me fit traverser la cour, où se dressaient trois cases de branches et de roseaux. Branches tordues, car ici le bois est rare et les arbres malingres, excepté le baobab qui ne sert pas à la construction. Roseaux maigres, déplumés de leurs houppes et de leurs feuilles, noircis par le temps, le vent et les pluies saisonnières. Son mari occupait seul la plus grande case. Après m’être annoncé, je dus pousser la porte, un tissu poussiéreux tendu sur un bâton. Dans l’obscurité, j’eus d’abord l’impression d’un espace dense et peuplé, mais il n’y avait là qu’un homme et ses objets : quelques livres anciens en écriture ajami, des peintures sur verre, des coussins brodés, des tapis et, dans un coin sombre, un entassement de choses auxquelles il m’était impossible de donner un nom.
L’homme pouvait avoir une soixantaine d’années. Il était maigre, grand, voûté, vêtu d’un caftan noir et d’un turban grisâtre. Assis en tailleur sur un tapis, tout occupé à manipuler son chapelet, il échangeait les salutations indispensables sans m’accorder un regard.
Le rite des salutations vise à rassurer, car tout contact peut être dangereux, et doit être civilisé, humanisé avec le plus grand soin. L’œil, lucarne de l’âme, laisse passer l’intention mauvaise. Ceux qui ont le malheur d’avoir le mauvais œil font même le mal sans s’en apercevoir. Ce sont les paroles seulement, les mots de la tribu, qui permettent de situer la personne à qui l’on parle et qui, par la répétition des intentions de paix, affaiblissent une haine qu’on doit supposer ubiquitaire, pour ne pas en être victime un jour.
Il me jaugeait. Peut-être hésitait-il sur la suite à donner. Pourtant, je l’avais fait prévenir, et je croyais savoir qu’il avait accepté. Pour sortir de cette méfiance, je crus utile de le flatter. Il se mit alors à débiter ses multiples mérites et qualités, comme sans doute il avait l’habitude de le faire avec ses clients. Je connaissais ce genre de discours par cœur, et n’avais rien à en tirer. Ce que j’attendais de lui, c’est ce qui pouvait le rendre différent des charlatans qui encombraient la ville. Une science profonde, puisant dans l’histoire immémoriale de l’Afrique. Pas ça ! Mais c’était de ma faute : je m’étais comporté comme un homme du commun. Jusqu’à ce qu’il se lasse, je le laissai dire et faire. J’approuvais, mais sans excès. Il fallait que je trouve le moyen de l’intéresser, de le toucher. Qu’il me regarde enfin, car son regard était toujours aussi fuyant, et ça me gênait beaucoup.
Il y avait peut-être un moyen d’y arriver. Je savais qu’il avait reçu plusieurs fois la visite du professeur Slimane. De son vivant, Slimane faisait la gloire de notre Institut. Je le considérais comme un maître. Il était mort un an plus tôt, dans des conditions que tout médecin européen aurait trouvées normales, mais qui avaient beaucoup fait jaser dans le petit monde de l’île. Il était connu de tous, et s’était fait beaucoup d’ennemis. La plupart toutefois l’entouraient d’une vénération presque religieuse, et j’étais du nombre, parce que j’avais eu la chance de n’avoir jamais eu à m’en plaindre. Mais voilà : on racontait qu’il avait été empoisonné. Cette phrase veut tout dire, et rien : par exemple, qu’un ennemi a voulu sa mort. C’est un monde où le seul désir de mort peut suffire. Si ce n’est pas le cas, on fait appel à des « pratiques » où, parmi d’innombrables ingrédients, le cas échéant, il peut entrer ce que nous considérons comme du poison. Que Slimane soit mort d’une crise cardiaque n’y changeait rien. Dans ses nombreux écrits, je n’avais trouvé aucune référence au bilèdyo de Gokhou Mbate. Je pense à présent qu’il voulait réserver les données le concernant, pour un travail que son décès prématuré ne lui a pas permis de mener à bien.
Qu’est-ce qui m’a pris de lui parler de Slimane ? Sans doute manquais-je de confiance en moi, sans doute avais-je besoin de son autorité, incontestée, pour faire sortir le bilèdyo de son monologue. Je profitai d’un moment où il reprenait son souffle, pour lui dire que mon intérêt pour lui était né le jour où le Professeur Slimane avait fait devant moi son éloge. C’est alors, et alors seulement, que j’ai vu ses yeux.
J’aurais préféré ne pas les voir.
Je passe sur ce qui a suivi, ma gêne, ma difficulté à trouver ce qu’il fallait dire pour me sortir d’une situation réellement désastreuse, mais où je devais sauver la face. Je bredouillai quelques mots : que j’avais été heureux de faire sa connaissance, que grâce à moi, ses nombreux talents allaient recevoir la reconnaissance du monde académique… Ou quelque chose d’approchant, car nous parlions en wolof. Tandis que je battais en retraite, il s’approchait doucement de moi, sans me toucher. Son regard avait perdu l’éclat de la haine. Il m’enveloppait.
Dans le voyage de retour, j’enlisai ma voiture dans le sable. Ça m’arrivait rarement, mais là, j’étais troublé. J’avais tout le matériel nécessaire dans le coffre, et pus repartir au bout d’une demi-heure d’efforts, épuisé. Il faisait chaud. Ma fatigue était extrême. Tous mes muscles tremblaient. J’arrivais tant bien que mal dans le quartier de Ndar Toute, où l’on retrouve les rues en damier, où l’on pourrait se croire en ville, bien qu’il n’y ait toujours que des pistes de sable et de pauvres maisons, érodées par le vent du désert et par le sel de l’océan, quand soudain, une masse sombre tombe sur le capot de la voiture avec un bruit flasque, et me force à m’arrêter. Aujourd’hui encore, j’ignore ce que c’était. L’aspect et le volume étaient ceux d’un foie de bœuf, à peu près. La surface, noire, était parcourue de reflets irisés. La consistance devait être molle, presque au point de couler, de s’aplatir, de couvrir une partie toujours plus grande du capot, comme si la chose cherchait à l’envelopper. Le mot me vint, à l’esprit, je m’en souviens, et l’idée était très désagréable. Mais il n’y avait pas que l’aspect de la chose, il y avait aussi son odeur, qui peu à peu s’insinuait à l’intérieur de l’habitacle, qui semblait peser sur tout ce qui s’y trouvait, qui s’accrochait à tout, à moi-même, à mes vêtements. Odeur de charogne, sans aucun doute, mais particulièrement sucrée, étonnamment fétide. Je ne savais quoi faire. Manipuler cette chose me remplissait d’horreur, et tout autant la laisser là. Ce fut un grand vautour qui me tira d’affaire en venant reprendre la pièce, qu’il avait peut-être laissé échapper de ses pattes griffues.
J’étais humilié par l’issue lamentable de ma tentative ethnographique. Je me plongeai dans les livres, qui en principe n’exposent pas au même risque. Quand l’humiliation disparut pour ne revenir que par bouffées, je me rendis compte que j’étais atteint d’une autre façon. C’était un vague dégoût de soi, qui poussait à la paresse, à l’indécision, et me rendait incapable de trouver du plaisir. Au début, je luttais contre cette mollesse avec un certain succès, en me forçant à faire des choses nouvelles. Ainsi, j’apprenais à monter à cheval au club hippique… et puis je sentais que cela m’ennuyait profondément. Vu la menace d’épidémie, il n’était plus question d’aller faire du ski nautique sur le fleuve, sans quoi j’y serais allé, pour patauger dans l’eau saumâtre, avaler des miasmes et m’enduire des déjections que la ville abandonnait au fleuve. Je l’aurais fait, pourtant, comme tant d’autres le faisaient, qui y trouvaient plaisir. Mais il n’y avait plus de partenaires, plus personne même pour conduire les Zodiac. Tout le monde avait peur, de sorte que cette tentative suicidaire avorta. En fait, il n’y avait pas que de la dépression. Il y avait quelque chose dans mon corps. Quelque chose qui cherchait son chemin par les voies lymphatiques, à travers les canaux les plus fins, vers les pores de la peau. En bougeant, surtout la nuit, en me retournant dans mon lit, je faisais avancer cette chose, et parfois, dans la transpiration, j’en sentais l’odeur, et je la reconnaissais.
Beaucoup de gens se sont demandés, cette année-là, pourquoi le choléra s’était arrêté à Richard-Toll, une ville située à cent cinquante kilomètres, vers le nord-est. Il n’y a pas de raison, mais c’est ce qui s’est passé. Peut-être est-ce à cause de la vaccination massive. On sait que ce vaccin protège mal les gens, mais peut-être en était-on arrivé au moment où le nombre de vaccinés devient suffisant pour arrêter la propagation. D’un jour à l’autre, il n’y eut plus que des cas sporadiques, dont certains, cependant, me touchèrent de près. La ville respira. On revit bientôt les voitures chargées de canots pneumatiques et de tentes multicolores, en route vers la plage. On se mit à sentir à nouveau l’odeur des grillades dans les jardins, à entendre des rires de jeunes filles. Moi, j’étais enfermé dans ma chambre, et je ne la quittais que rarement pour m’enfermer dans mon bureau, sans voir personne, ni parler à quiconque. J’étais sûr que mon corps enflait imperceptiblement, par l’accumulation de sanies internes.
Dans ce bureau, où j’essayais vainement de travailler, je sentis un jour une présence dans mon dos. C’était une roussette. Sous mes fenêtres, accrochées aux palmiers du jardin de l’Institut, il y avait depuis toujours une colonie de roussettes d’Égypte que la chaleur faisait dormir. Je les trouvais bien jolies avec leur museau de chiots, leur doux pelage et leurs grandes ailes noires, repliées comme un manteau. Je savais qu’à la tombée du jour elles déployaient leurs ailes, et partaient à la recherche de fruits, qu’elles n’avaient pas à chercher bien loin. Mais c’était la première fois que j’en avais une à deux pas de moi, bien éveillée, qui me fixait de ses petits yeux noirs. Je fus pris d’une peur abjecte que je ne m’explique pas, sinon par le souvenir de mes terreurs d’enfant. Il fallait que cet animal s’en aille, qu’il sorte de la pièce immédiatement. J’ouvris la fenêtre, dans l’espoir qu’elle parte d’elle-même, mais j’ignorais comment elle était entrée, et depuis quand elle était là. Peut-être avait-elle faim ? En tout cas, elle n’avait aucune envie de s’en aller. Je cherchai un bâton pour la pousser vers la sortie, et finis par trouver un manche de brosse cassé. L’animal se terrait dans le coin, enfonçait ses griffes dans le tissu d’un vieux fauteuil, ouvrait sa gueule en montrant ses dents pointues, et surtout, ne cessait pas de me regarder.
Devant l’échec de mes tentatives de le pousser vers la sortie d’une manière à peu près civile, la scène versa dans la barbarie. Je ne m’étais jamais trouvé dans un tel état, et depuis lors, jamais plus. C’était comme si ma vie avait été engagée dans une lutte à mort contre une bête monstrueuse, et j’y mis toute la force et toute la ruse dont j’étais alors capable. À la fin, l’animal avait cessé de vivre, et j’émergeais difficilement d’un cauchemar. Je n’osais pas toucher le corps de la roussette, que je finis par balancer par la fenêtre en le piquant de mon bâton.
Si je raconte cette histoire, ce n’est pas que j’y trouve la moindre source de fierté. Je sais que je me suis conduit comme un lâche, et que j’ai manqué du sang-froid le plus élémentaire. Si j’en parle, c’est pour ce qui s’est passé après. Car, très vite, je me suis senti guéri de ce mal étrange, qui m’empuantissait le corps et qui m’empoisonnait l’âme. Dans les jours qui suivirent, une crise de paludisme me laissa faible et languissant, mais aussi, purifié par la fièvre des humeurs qui m’avaient envahi. La convalescence me parut une seconde naissance, et chaque jour était comme un matin de Pâques.
On raconte, dans le pays, que les sorciers prennent souvent la forme d’une chauve-souris, ou d’un oiseau nocturne, pour choisir leur future victime et bien connaître le lieu où elle s’endort. Je le savais. Peut-être cela a-t-il favorisé l’association que j’ai faite, sans nul doute, entre la roussette et le bilèdyo. Je me suis souvent demandé si la haine pouvait tuer de par elle-même, sans l’intervention d’un quelconque instrument de mort. Depuis cet épisode, je crois que oui. Mais ma croyance ne convaincra personne, sauf ceux qui y croient déjà. Peu importe, après tout. Je dis les choses comme elles se sont produites, et chacun en prend ce qu’il veut. Mais il reste une question sans réponse, et une anecdote à raconter pour conclure.
La question, qui jusqu’aujourd’hui me taraude, est celle-ci : pourquoi cette haine ? Qu’avais-je fait, qu’avais-je dit pour la mériter ? Est-ce qu’on tue un homme, simplement parce qu’il a parlé d’un mort ?
L’anecdote, c’est que dans les semaines qui ont suivi ma guérison, une petite tumeur, grosse comme un pois, s’est développée sur ma cheville droite. La peau était rouge, et prurigineuse par moments. Je n’y prêtais guère attention au début. J’étais rentré en Europe, et ne pensais plus trop aux mystères d’Afrique. Jusqu’au moment où la taille de ce kyste, et la gêne qu’il me causait, ne me permirent plus de l’oublier. Je remarquai que la tension, la rougeur et le prurit obéissaient à une rythmicité croissante et décroissante, avec un maximum vers le milieu de chaque mois. Au bout de cinq ans, la peau se rompit, et quelque chose en sortit qui ressemblait à une fourmi, avec des fragments d’aile. Depuis lors, la peau est nette, une petite cicatrice prouve seulement que je n’ai pas rêvé.
La relecture de mon journal m’a récemment appris que j’avais été rendre visite au bilèdyo, dans sa concession de Gokhou Mbate, le 15 juin de l’année 1971.
(Bien
qu’inspirée de faits réels, ceci est une fiction)
La ville sans horizon
Mon amie me disait, l’autre jour,
que la garúa était la chose la plus
désespérante du monde. Sur ce point précis, je ne peux pas être d’accord avec
elle. Il y a tant de circonstances où le désespoir vous tombe sur le dos,
s’accroche, vous enfonce ses griffes sous la peau ! Dans la violence, dans
la solitude, dans la maladie, dans la trahison. Alors, la garúa… C’est une bien
petite chose, la garúa. Le problème, c’est que ce n’est pas une chose. Ce
serait là, devant vos yeux, vous les fermeriez, pour regarder à l’intérieur de
votre esprit toutes les beautés qui s’y trouvent… Ou bien, si c’était un gros
coup de cafard, vous pourriez, au contraire, les ouvrir tout grands sur un
monde ensoleillé… Mais la garúa, elle est à l’extérieur comme à l’intérieur,
voyez-vous. Elle fait que le monde est noyé.
Il n’y a plus de couleur, nulle part. Et cela dure, selon l’année,
quatre mois, parfois six… Si vous ne
savez pas ce que c’est, comment vous le dire ? Un brouillard ? Une
pluie ? Mais un brouillard finit par se lever, une pluie tombe, et tôt ou
tard elle s’arrête. La garúa ne s’arrête pas, elle ne tombe pas, elle ne se
lève pas. On la respire comme l’air, comme de l’air froid qui mouille, comme de
l’air visible. Non, je me trompe, on ne la voit pas, la garúa, c’est elle, au
contraire, qui vous empêche de voir au-delà de six mètres, comme un mur de
coton blanc qui se déplacerait, toujours, à la même vitesse que vous.
L’air humide de l’Océan, rafraîchi par les courants
polaires, se tasse en effet sur la côte, et renonce à escalader les sommets
tout proches. Durant l’hiver austral, il stagne indéfiniment, sans jamais se
condenser en gouttes de pluie. À Lima, on peut vivre plusieurs mois sans savoir
qu’on est entouré de collines pierreuses, désertiques. On vit sans horizon,
sans paysages, de sorte que dans cette ville immense, il est particulièrement
difficile de s’orienter. Tout au moins, tant qu’on ne s’est pas constitué sa
liste de repères personnels : tel cireur de bottes, tel marchand d’anticuchos[1],
tel étal de livres à même le trottoir, vous indiquent qu’il est temps de
tourner à gauche, ou à droite. Un trou profond, dans le trottoir, vous rappelle
que c’est là que vous vous êtes pris de bec avec un policier, qu’il s’en
est fallu de peu, d’ailleurs, qu’il ne
vous emmène au commissariat… Une réponse un peu vive, rien de plus : « ¿Y qué le parece a Vd ? ».
Ça y était, vous étiez bon pour une nuit d’enfer et pour un bon tabassage… Mais
vous aviez eu de la chance, ce jour-là. Vous aviez pu continuer votre route, et
prendre un peu plus loin, sur votre droite, l’Avenida Grau qui conduit à la Faculté de Médecine.
Marcher dans cette ouate est déprimant. Vous vous engouffrez
dans un taxi collectif, en espérant retrouver figure humaine en voyant celle de
vos semblables. Mais par malchance, il y en a déjà là sept, de vos semblables,
tous occupés à regarder le tarmac sous leurs pieds, à s’accrocher comme ils
peuvent, qui à la carrosserie, qui à un
ressort du siège, qui à un débris de mousse de vinyle, parce qu’il n’y a pas de
plancher à cette voiture, ¡carajo !
La route défile à une vitesse inimaginable. Vous êtes tellement serrés l’un
contre l’autre, que vous ne pouvez pas vous empêcher de penser quel soulagement
ce serait, si quelqu’un glissait sous les roues… Un rapide coup d’œil aux
autres passagers vous convainc qu’ils y pensent tous, et que la victime
désignée, c’est le dernier arrivé… le gringo, bien sûr. Un autre jour, vous
vous déciderez à prendre plutôt le tram. Une ligne à voie étroite, qui fait
descendre du cœur de la ville à Chorillos, et même jusqu’au Callao, de longues
voitures grises toujours bondées. Elle a l’avantage du prix, et peut-être de la
rapidité. Mais ce tram est mythique. La plus grande concentration de mauvais
garçons au mètre carré de toute la ville, et peut-être même du monde… Les
Liméniens aiment se vanter un peu, mais ils ne le font pas pour rien. Les
voleurs sont légion, et les « navajeros »,
qui vous poignardent pour l’amour du sport, ne sont pas qu’une légende.
Il y a d’autres légendes à Lima, leur caractéristique est
qu’elles sont toutes vraies. À peine un peu arrangées, bien sûr. Il y avait,
par exemple, à l’est de la ville, une barriada
nommée Cerro San Cosme. Au début, ce
n’était qu’une décharge urbaine. Personne, à l’époque, ne triait les ordures.
On ne les enfouissait pas, on les laissait s’entasser, et, très vite, cela
devenait une colline prête à accueillir les sans logis, puis un quartier. À
l’époque, ce quartier avait mauvaise réputation. Il était dominé, disait-on,
par un mendiant, chef de bande incontesté, qu’on appelait Poncho Negro. Le contraste entre la misère affichée et la puissance
réelle parle fort à l’imagination. Victor Hugo s’est servi de ce thème, et R.
L. Stevenson dans L’Île au Trésor. Poncho Negro mendiait, espionnait, envoyait
ses hommes partout dans la ville voler, piller et rançonner. Lorsque la police finit par s’en rendre
maître, ce fut à grands frais.
Laissons là Poncho Negro, que nous retrouverons. Ce jour-là,
en plein dans la garúa, je devais traverser la ville du sud au nord, de
Surquillo, où j’habitais, au quartier de Rímac, dont les maisons décrépites se
dispersent sur les rives d’un fleuve qui, autrefois, était un oracle. Quand ses rives étaient fraîches et son eau
bouillonnante, il suffisait de lui parler pour qu’il vous réponde à sa façon,
torrent de montagne aux notes cristallines. Il fallait interpréter, ce que
d’inévitables prêtres faisaient
parfaitement. Aujourd’hui, grâce à Dieu, la force de ses eaux lui permet
d’entraîner une partie des ordures qui s’y déversent, lui laissant une allure
décente, mais le son du torrent est alourdi par les sanies de la ville, étouffé
par les hydrocarbures. La voix du fleuve-qui-parle est devenue inaudible, alors
même qu’on en aurait besoin plus que jamais.
Qu’allais-je faire à Rímac ? Y rencontrer quelqu’un
dont le nom m’avait frappé : Pedro Huayna Cápac Hidalgo. Il enseignait le
quechua, ce qui relevait d’une haute folie, car cette langue vénérable était
méprisée par le pouvoir, et par la majorité des citoyens instruits. Je me disais
de cet homme que son patronyme l’avait inspiré, et comme il m’inspirait aussi,
j’avais décidé de suivre son cours.
Toujours dans la garúa, je descendis du colectivo plus tôt que prévu, car j’en avais tout à fait assez de
ces gens qui désiraient ma mort. Je les
abandonnai au coin de San Fernando, et pris par la Colmena Izquierda, en
direction de la place San Martín.
J’aimais traverser la vieille ville à pied. Comme l’Escorial, c’est un gril, orienté vers
le nord-est, où de longues avenues appelées jirones
se croisent tous les cent mètres, à peu près. Chacune des portions est une calle,et porte un nom traditionnel, baroque et savoureux. Les balcons de fer forgé, les porches
ouvragés vous sautent aux yeux tout à coup, à chaque pas ou presque. Invisibles
derrière les moucharabiehs, de jolies femmes vous contemplent. C’est en tout
cas ce genre d’idées que la traversée de la vieille ville m’inspirait, et c’est
pour ça que j’aimais bien la faire à pied. La place d’Armes, de toute façon,
était proche, et de là il n’y avait plus qu’un pas à faire pour atteindre le
pont du Rímac. On changeait alors d’univers : des fastes presque intacts
des Vice-rois à la laideur d’un quartier pauvre, il n’y avait pas deux cents
mètres. Lima nous habitue à ces contrastes, qui sont parfois plus criants
encore, dans d’autres quartiers. De l’autre côté du fleuve, il y avait
toutefois la Plaza de Acho, avec son immense arène tauromachique, héritière
directe des amphithéâtres romains. Elle prend presque toute la place. Autour
d’elle, il n’y a que quelques boutiques et des restaurants populaires. Dans
l’un d’eux, Huayna Cápac m’attendait.
Sapa Inca Huayna Cápac fut le dernier des grands empereurs.
Il mourut de la variole, maladie inconnue à sa cour, apportée par des
« viracochas [2]»
barbus débarqués quelques mois plus tôt à Tumbes, et qui cheminaient lentement
et péniblement par des chemins de montagne, en terre inconnue. Le virus qu’ils
apportaient était allé plus vite qu’eux, et savait où frapper. Après lui, il y
eut la guerre fratricide entre ses deux fils, Huáscar et Atahuallpa, la mort de
l’un et de l’autre, l’écrasement d’une civilisation. Mais comment un Péruvien
d’aujourd’hui peut-il porter le nom d’un empereur ? Je savais que les
conquérants, et notamment les plus nobles d’entre eux, ne dédaignaient pas
d’épouser des princesses de sang royal inca. Mais le nom se transmet par les
hommes, et je croyais les lignées agnatiques éteintes depuis longtemps.
C’était un petit homme sec. Teint sombre, nez busqué, barbe
rare : un véritable indien. Avec ça, vêtu de velours noir, la chemise
blanche au col fermé, sans cravate, le chapeau vissé sur la tête. Ses
chaussures, cirées de frais, prenaient bêtement la poussière du sol de terre
battue. Il buvait une Cusqueña et fumait une cigarette de marque
Nacional : je me dis qu’il était sûrement affilié au parti apriste,
nationaliste, prolétaire et syndiqué. Tout cela était peut-être vrai (je ne lui
ai jamais demandé ses sympathies politiques), mais il était plus que cela. Il
vivait seul sous un toit en terrasse, en été plutôt sur la terrasse
qu’en-dessous, et il y travaillait sur une méchante table de bois blanc, à côté
d’une grande volière vide où les oiseaux sauvages venaient boire et se nourrir.
Il y avait traduit entièrement le Quichotte en quechua, sachant que cet intense
effort ne susciterait que peu de lecteurs. « J’écris pour
l’histoire », disait-il, avec une grandiloquence typiquement péruvienne.
Sans doute aurait-il dû ajouter qu’il le faisait pour prendre à l’Espagne ce
qu’elle avait de meilleur, et le donner aux gens qu’elle avait tant spoliés. Il
aimait que Piki Chaki, le serviteur bouffon d’Ollantay, soit le frère de Sancho
Panza. Il aimait surtout la langue quechua, la runasimi[3],
tellement souple, musicale, et pourtant d’une construction rigoureuse et
parfaite. C’était un érudit, dans un pays où les érudits sont rares, et ne
vivent pas, en général, dans les quartiers pauvres. Les trois pièces sous la
terrasse étaient remplies de livres, dont certains me parurent très anciens.
J’anticipe un peu : ce n’est pas ce jour-là que je vis
sa bibliothèque. Ce jour-là, nous sommes restés dans le caboulot à boire des
Cusqueñas, mais nous avons jeté les bases d’une alliance fondée sur la
sympathie et, en ce qui me concerne, sur la curiosité. Je ne comprenais pas ce personnage
contradictoire. Je me demandais comment il était fait.
Il était tard quand nous nous sommes quittés. J’avais bu pas
mal de bière, mais j’avais l’esprit en feu. Les chauffeurs de colectivos étaient rentrés chez eux, et
je ne pouvais pas me payer le vrai taxi. Ce fut donc une longue marche,
solitaire et dangereuse. A Lima, les gens ne s’attardent pas quand le soleil se
couche. En l’occurrence, il n’y avait pas de soleil, tout se passait donc comme
si la brume s’éteignait. En une demi-heure, il faisait nuit. Et chaque coin de
rue pouvait être le lieu d’une attaque.
Je descendais l’Avenida Grau, quand il y eut un bruit
lointain, d’abord sec puis chuintant, suivi, quelques instants plus tard, d’un
cri étouffé. Il n’y avait rien à faire, il m’était d’ailleurs impossible de
savoir d’où venaient ces bruits. Je continuai, en pressant le pas. Dix minutes
plus tard, au carrefour d’Isabel la Católica et du jirón Huánuco, le même bruit, beaucoup plus proche, fut
suivi d’une sorte de bourdonnement d’abeille, qui me passa par dessus la tête
et fracassa la bordure d’une fenêtre, à ma gauche. Je vis passer, à quelques
mètres, sortant de la nuit et de l’ombre de la garúa, un char sombre et deux
fantômes, sans doute une voiture décapotable, avec un homme debout, à côté du
chauffeur, qui regardait dans ma direction et tenait en main quelque chose, un
fusil. Dans mon souvenir, ses yeux étaient rouge sang. Mais peut-on se fier à
ses souvenirs dans de telles circonstances ?
Il n’y eut pas d’autre incident, sauf que j’eus peur tout au
long du chemin, et même tout au long de la nuit. Le lendemain, les journaux parlaient en long et en large du
« pistolero fantasma », qui avait fait plusieurs victimes, en tirant
au hasard sur les passants. El Comercio croyait même connaître le
coupable : Poncho Negro. Bientôt, on ne parla plus que de cela. Il y eut
encore quelques tirs nocturnes, quelques victimes, puis, brusquement, plus
rien. Le calme habituel, troublé seulement par les habituelles bagarres
d’ivrognes qui se terminaient au dispensaire de la Beneficencia. Par contre, le
terrorisme urbain prenait dans l’opinion des proportions inouïes, et cela dura jusqu’à l’arrestation
de Poncho Negro, quelques mois plus tard. De fait, sa bande, ou ses amis, le
défendirent courageusement contre les forces de police. De fait, il y avait des
armes au Cerro San Cosme. Il en fallait bien un peu, dirent-ils au procès, pour
se défendre contre les nervis des propriétaires…
Le cours se donnait en un lieu improbable : une
dépendance de la Casa de Osambela, dans le vieux centre historique. Pour y
accéder, don Pedro n’avait qu’à traverser le pont du Rímac, prendre à droite,
et passer devant la Cathédrale, où repose la momie de Pizarro, dans un
sarcophage de verre. Il entrait alors dans l’un des palais baroques les plus
somptueux de l’époque virreinale[4],
dont le faste intérieur ne le cède en rien aux célèbres balcons de bois
sculptés. Mais il était tellement étranger à ce cadre, que je ne pouvais pas
l’y voir. En fait, lui-même ne le remarquait pas. Le palais du marquis d’Osambela n’était pour
lui que le siège de la Fondation culturelle Garcilaso de la Vega, un descendant
des Incas. À ce titre, un cours de quechua s’y trouvait à sa place. Et le reste, basta !
Lors de ces cours, nous progressions vite. Le professeur
était bon, et les élèves, semble-t-il, doués. Un jour, don Pedro nous fit faire
une petite rédaction. « Racontez un événement que vous avez
personnellement vécu ». Je me mis à
décrire ma rencontre nocturne avec les hommes de Poncho Negro. Yana
Punchu. Mon texte était court,
simpliste. J’avais volontairement forcé le trait : on ne fait pas dans la
nuance, quand on essaie d’écrire dans une langue mal connue. Telle quelle,
l’histoire eut son petit succès. Les élèves avaient tous vécu cette nuit-là
quelque chose d’extraordinaire. La presse en avait tant parlé ! Don Pedro
ne disait rien. Mais quand le cours fut terminé, il me demanda de rester un
moment avec lui.
« Je ne sais pas si vous avez inventé cette histoire,
dit-il. Mais peu importe. On a dit assez de mal de Poncho Negro. Un jour, il
sera tué, peut-être par un policier, peut-être par un militaire, peut-être
simplement par un de ces imbéciles qui croient tout ce que les journaux racontent.
Cessez d’en rajouter. Cet homme est un ami. Il ne fait pas ce genre de
choses ».
Je savais que mon histoire était vraie, mais j’avais inventé
un coupable. Tout comme la presse populaire, qui avait pour cela des raisons
commerciales et politiques dont je me croyais éloigné. Mais je n’avais pas été capable d’imaginer
Poncho Negro comme un être de chair et de sang, vivant en ce moment même, dans
le même monde, dans la même ville que moi.
Je me confondis en excuses. Il dut les croire sincères, car
il ne m’en parla plus. Jusqu’à ce jour du mois de septembre, où il me dit
brusquement :
« Si vous voulez, je vous le montre ».
« Qui donc ? »
« Celui qui a voulu vous tuer… Quand vous le
connaîtrez, vous cesserez de le prendre pour ce qu’il n’est pas ».
Nous sommes partis pour San Cosme le jour suivant. C’est tout près du centre, en
fait. Il suffit de traverser La Victoria, où se tient un marché permanent sur
le trottoir, et dans la rue, où l’on vient se fournir en vêtement de seconde
main, en sandales de caoutchouc. Ça grouille de monde, et on n’avance pas, mais
c’est un quartier de ville, un quartier
de marchands, de margoulins, de voleurs à la tire. Coloré, sympathique, normal.
Et soudain, devant soi, on voit une pustule ronde couverte de maisonnettes,
minuscules, qui s’appuient les unes sur les autres pour ne pas glisser, et font
ainsi l’ascension de la colline en s’écrasant quelquefois sous leur propre
poids, ou sous le poids des maisons voisines. On ne voit aucune rue. L’espace
est précieux à San Cosme. On circule à pied, dans de petits sentiers qui
serpentent entre les murs. Il n’y a pas de terrain plat. On monte ou on
descend. On monte, puis on descend, sans avoir rien vu du sommet, parce que la
vue est bouchée par le deuxième étage d’une maison de guingois, prête à
s’effondrer. Comment vivent les gens qui habitent là? Ce sont tous des architectes, ils ont
construit eux-mêmes, avec l’aide des voisins. Au début, ils n’avaient que des
cabanes de carton, et les pieds dans les ordures. Quand on sait cela, on se dit
qu’ils se sont bien débrouillés. L’odeur n’est pas si terrible, et les maisons
sont en dur, si l’on peut dire : il y a du torchis, des blocs de béton,
des briques, des bricaillons, de la terre de barre. Les toits sont en tôle,
quelquefois en paille. Il n’y a pas d’électricité bien sûr,
puisqu’officiellement il n’existe ici qu’une décharge publique. Pourtant, la
nuit, la plupart des maisons s’éclairent, et s’il y a quelques lampes à
pétrole, il y a surtout des prélèvements illégaux, des fils montés sur des
échalas. Comme dans la plupart des barriadas[5],
on achète son eau aux marchands d’eau, sans trop se demander où ils vont se
fournir.
Dans ce quartier, je ne serais peut-être jamais allé seul.
Mais don Pedro y était à l’aise, et connu de tous. Je me laissais conduire. À
un moment, il dut parlementer avec deux ou trois hommes, qui me jetaient des
regards plus perplexes qu’hostiles. Sait-on jamais ? Ils s’entretenaient à
voix basse, mais à cause du rythme des phrases, je suis sûr qu’ils se parlaient
en quechua. Nous nous enfoncions de plus
en plus loin dans le dédale des ruelles, et j’étais totalement désorienté.
Quelques minutes plus tard, nouveau barrage, nouvelles discussions :
« Il faut que je les persuade que vous n’êtes pas dangereux », me dit
don Pedro avec un grand sourire. « C’est ce que je crois. Si je me trompe,
vous devinez ce qui nous attend ! ».
Poncho Negro, selon la presse le
chef des mendiants de Lima, l’organisateur de l’insécurité, Poncho Negro
l’envahisseur, celui qui voulait donner à tous un peu de terre où construire sa
maison en prélevant l’espace sur les terres désertes ou abandonnées, Poncho
Negro nous attendait dans l’obscurité d’une des plus petites cahutes de San
Cosme, si petite, si reculée que l’air ne semblait pas y circuler, et que la
lumière du soleil ne l’atteignait pas. Don Pedro et lui s’embrassèrent comme
des frères. Dix minutes plus tard, je lui parlais comme à un oncle. Qakay
Punchu.
Quand ils sont venus l’arrêter, nous étions rentrés depuis
longtemps dans notre monde, celui des dorures éteintes et des boulevards
empestés, celui où la tuberculose ne tue que rarement. Je n’avais pas oublié
mon oncle. Mais les sentiers de San Cosme s’étaient refermés derrière moi,
comme le labyrinthe infranchissable qu’ils n’auraient pas dû cesser d’être. Je
n’imaginais pas qu’ils pussent être violés un jour par le soleil des
projecteurs, les cris, les pleurs, la puanteur lourde de la poudre. Ce fut une
petite guerre, dont je ne connaissais pas encore l’enjeu.
Mon oncle ne fut pas tué, mais certains de ses hommes y
laissèrent leur vie. On le conduisit à la prison de Lurigancho, où il dut
attendre plusieurs mois son procès. Il fut condamné pour des invasions de
terre, illégales certes, mais pas pour meurtre. De ce côté, le dossier était
vide, et l’opinion publique lui était, curieusement, devenue favorable.
Le surlendemain de l’arrestation, don Pedro me retint à
nouveau, après le cours.
« Vous savez ce qui s’est passé à San Cosme. Cela nous concerne tous les deux. Moi, parce
que je suis l’ami de Poncho Negro. Vous, parce que certains vous suspectent
d’avoir donné des informations à la police. Nous ferons bien de nous éloigner
quelques temps ».
Une bibliothèque de montagne
C’est ainsi que je quittai, pour la première fois, « Lima
la horrible[6] ». Comme Zoila travaillait à l’Hôpital Dos de
Mayo, et gagnait péniblement notre subsistance, je l’avais abandonnée à sa
chère garúa. Nous avions pleuré un coup. Le printemps arrivait, le temps
changeait, mais la brume était encore là quand notre combi se mit à remonter la Carretera Central. La route suivait la
vallée du Rímac en direction de Chosica, et s’élevait sans qu’on s’en
aperçoive, dans un monde de coton blanc. Après Chaclacayo, il y eut quelques
virages. Le chauffeur naviguait à l’estime. Je savais que la vallée était en
contrebas, et je commençais à m’inquiéter d’un accident possible, quand
apparurent tout à coup les coupoles brunâtres des collines pierreuses, les
cimes des arbres longeant le fleuve, le bleu intense du ciel, puis quelques
villages à flanc de montagne, très haut, très loin, surplombant une mer de
nuages bas, presque aussi brillante que le soleil. Il y avait à peine une
demi-heure que nous avions quitté les barriadas,qui encerclent la capitale de toute
part. C’était la première fois que je
voyais la garúa d’en-haut. « Il suffisait de cela », me dis-je, en
commençant à revivre.
Nous suivions à peu près le tracé du chemin de fer qui va de
Lima jusqu’à Cuzco, et au-delà. Lors de la construction de la ligne, des
milliers d’ouvriers furent atteints d’une maladie souvent mortelle, transmise
par des mouches minuscules qui piquent dès le coucher du soleil. Elles sont
toujours là. Le bruit de l’eau couvre celui de leurs essaims dansants, entre
les feuilles tremblantes des saules, dans la lumière dorée du couchant. Là où
elles ne sont pas, il n’y a que des pierres et de la poussière. Là où elles
sont, la mort attend le promeneur.
Je ne savais pas où don Pedro avait l’intention de
m’emmener, ni comment nous allions vivre, ni combien de temps allait durer
l’absence. Je le regardais, bien calé au fond de son siège, toujours coiffé de
son chapeau noir, les yeux fixés sur le sommet des grands Apu[7],
les monts enneigés, qui, de temps en temps, apparaissaient dans les brèches
entre les collines. Il avait passé sur ses épaules un poncho court, et mis des
lunettes noires. Les autres voyageurs étaient des ouvriers des chemins de fer
de La Oroya, des mineurs, des paysans. Tous avec leurs bagages, dont une grande
partie était arrimée sur le toit, dans un assemblage hétéroclite d’où
dépassaient des têtes et des pattes de poulets vivants, dont le regard
écorchait. Je remarquai le respect que don Pedro inspirait à tous ces gens. Il
n’avait pas eu besoin de leur parler pour l’obtenir, mais, quand il le faisait,
c’était avec une politesse majestueuse, qui n’avait plus rien à voir avec la
gouaille populaire des cafés de la Plaza de Acho, ni même avec le ton
professoral.
En moins de deux cents kilomètres, on monte à plus de 3700
mètres. C’est toute la terre qui s’élève d’un effort lent, tenace et
redoutable. Les hautes montagnes sont là,
mais elles restent inaccessibles, comme la lune. Au début, je me sentais
moins essoufflé que notre pauvre combi.
J’en étais fier, mais à La Oroya, dans les vapeurs de soufre et d’arsenic de la
ville la plus polluée du monde, on dut
me donner à mâcher des feuilles de coca…
Don Pedro ne pouvait pas quitter la ville sans avoir pris
quelques contacts. Une dizaine de personnes lui firent fête, dans une cantine
de la calle Junín. Pour la plupart, c’étaient des ouvriers des usines métallurgiques, mais il y avait aussi des
paysans de la vallée du Mantaro. Là, je vis clairement cet homme passer d’une
personnalité à l’autre. Aux ouvriers, il parlait un espagnol truffé
d’expressions argotiques, celles des rues des grandes et des petites villes de
la côte. Aux campesinos, il ne
parlait qu’en quechua, sans jamais y mettre un mot de castillan. Bien que je
sois incapable d’en juger, tout me faisait croire qu’il s’agissait d’une langue
très pure. Ceux qui ne parlaient qu’un seul idiome ne percevaient pas la
différence de ton. Les autres ne l’en admiraient que davantage. Aujourd’hui que
je connais mieux don Pedro, je peux affirmer qu’il ne jouait pas. Il était,
avec la même sincérité, deux personnages différents. À chacune des deux langues,
il avait associé une manière d’être, cette manière d’être avec une culture, et
il se sentait à l’aise dans l’une et dans l’autre, sans jamais les mélanger.
Surtout, il avait associé la langue avec une façon d’agir. Quand il parlait
castillan, il était, comme je l’avais supposé dès la première rencontre, un
leader ouvrier, un activiste social. Quand il parlait quechua, il était
l’héritier d’une tradition séculaire, un curaca[8].
Nous sommes partis avec les paysans du Mantaro : le curaca prit le pas sur le
syndicaliste. Après quelques défilés
creusés dans la montagne, la vallée s’élargit, permettant la culture du maïs,
de papas[9] blanches, jaunes, violettes, et de nombreux
légumes qui allaient bientôt nourrir la capitale. J’avais dû monter au sommet
de la cargaison d’un vieux camion, et m’y accrocher de mon mieux, en y
cherchant un creux rassurant entre deux entassements. Don Pedro, lui, voyageait
à la place d’honneur, à côté du conducteur.
Le soleil brillait. Des amoncellements de nuages sombres, en amont,
annonçaient une pluie à venir. De part
et d’autres de la vallée, les montagnes s’élevaient, de plus en plus haut,
jusqu’aux sommets inaccessibles. Le vent des neiges me transperçait.
L’orage nous atteignit en fin de journée. La pluie était si violente que le chargement
se mit à ressembler au lit d’un torrent. L’eau se déversait par malheur dans le
creux où j’avais cru bon de me réfugier. Heureusement, ce qui n’était pas bon
pour moi ne l’était pas non plus pour la marchandise. Le camion s’arrêta. Je vis que nous étions arrivés dans
un village d’une quinzaine de maisons, où nous fûmes logés, et où l’on fit du
feu pour que je puisse me sécher.
La terre du Mantaro est riche. De tous temps, elle attira
les convoitises. Les paysans ont dû se battre pour en rester maîtres. Ils y ont
réussi : la plupart des terres appartiennent aux communautés indiennes,
organisées en ayllu, système de
propriété collective qui existait déjà, longtemps avant les Incas. C’est le
pays des Huancas, héritiers des Chancas qui furent des guerriers terribles,
eux-mêmes successeurs de l’empire Huari. Ce sont surtout des paysans, tenaces
et habiles.
Dans la maison voisine, un homme était malade. Je vis une
femme demander aux enfants d’aller chercher des herbes dans la montagne. Peu
après, ils revinrent avec des fleurs sauvages.
Je m’étais attendu à voir des feuilles, des racines… Les enfants d’ici
connaissent bien les plantes et leurs propriétés : ils ne s’étaient pas trompés.
La femme mit les fleurs sur le corps du malade, et tout autour. Elle le lava,
le parfuma avec cette eau de Cologne médiocre qu’on trouve ici sur les marchés.
J’avais l’impression d’une cérémonie funèbre, et cela me choquait beaucoup
qu’on traitât un homme vivant comme s’il était mort. Mais il ne s’agissait pas
de cela. La femme se mit à lui crachoter sur le visage de gros postillons verts
qui étaient des feuilles de coca mâchouillées, tout en prononçant des paroles
où je pouvais reconnaître, de temps en temps, le nom de saints catholiques. Puis
elle alluma un long cigare, et souffla la fumée tout autour du corps. Elle
répandit sur le sol de la chicha[10]
et de l’alcool de grain. L’homme était immobile, mais conscient, les yeux
ouverts, et ne semblait perdre aucun détail de la cérémonie.
De son coin, don Pedro me regardait d’un air narquois. Je
m’en voulais de ne pas oser lui demander d’explications, et lui, il
m’observait, sans vouloir m’en donner.
Je me dis que j’avais quand même eu beaucoup de chance d’être tombé, dès mon
arrivée, sur un tel rituel. Le lendemain, un jeune homme se fit un plaisir de
m’expliquer que l’homme avait éprouvé une grande peur, seul dans la montagne.
Du coup, son âme l’avait quitté, pour flotter seule dans l’espace. Si on ne
réussissait pas à la convaincre de réintégrer le corps, il mourrait, dit-il, en quelques jours ou en quelques mois.
« D’où les fleurs ? » dis-je.
« Oui, l’âme est comme une fille, il faut la séduire,
sinon elle s’en va. Si le corps sent bon,
elle aura envie de revenir. S’il sent la maladie, c’est fichu ».
Il souriait, de cet air timide et salace qu’ont les jeunes
gens pour parler des choses de l’amour. Je me demandais si je pourrais avoir un
jour avec mon âme, et pour autant que j’en aie une, la même relation d’érotique
séduction.
Le lendemain, le temps s’était remis au beau, et le malade
allait mieux. Le camion reprit la route, cette fois par des chemins de
traverse. Les champs de maïs et de pommes de terre s’éloignaient, formant un
camaïeu vert pâle tout au long du Mantaro, tandis que nous montions vers
d’incertaines solitudes de roches nues d’où, parfois, descendait un troupeau de
lamas, avec son berger. Le soroche me
prit brusquement, sans prévenir. J’étais toujours au sommet de la cargaison,
bien enfoncé entre deux baules[11].
Heureusement, car je le jure, si j’avais pu, j’aurais sauté du camion pour
mourir plus vite. Mais cela m’aurait demandé une énergie que je n’avais pas. Le
corps se défait, part en lambeaux,
l’esprit se débilite et se traîne. Il est difficile de se sentir plus
misérable. Je compris, plus tard, que nous étions à ce moment-là au sommet d’un
col : dès que la descente s’amorça, le malaise disparut, sans laisser la
moindre trace.
Au bout d’une longue journée d’un voyage éprouvant, nous
sommes arrivés dans un village, dont je préfère taire le nom. Don Pedro était
chez lui. Sur un éperon rocheux, qui pouvait donner trois cents mètres de
terrain plat, se tassaient les maisons : blocs de pierre et toits de
paille. D’un côté, une falaise abrupte montait jusqu’à la hauteur du col où
j’avais cru terminer ma vie. De l’autre, un précipice descendait jusqu’à une
rivière, dont on apercevait au loin le scintillement. Une ligne électrique
escaladait, Dieu sait comment, ces pentes vertigineuses, en bondissant d’une
terrasse à l’autre, d’un poteau à l’autre, pour apporter de quoi faire briller
quelques ampoules et témoigner, par là, de l’existence d’un État moderne.
« Il y a beaucoup de peur par
ici, dit enfin Don Pedro. Beaucoup de raisons d’avoir peur. La nature est dure,
et les hommes le sont encore plus. Et les dieux qui nous entourent ne sont pas
tendres non plus ».
« Pourquoi les
dieux ? » dis-je. Je comprenais ce qu’il disait de la nature et des
hommes. La lutte entre les latifundistas et
les comuneros[12]
avait duré des siècles et n’était pas finie encore, que déjà apparaissait une
nouvelle violence, avec la guérilla. Récemment, la presse avait annoncé le
massacre d’un village par l’armée régulière. Mais les dieux ?
« Les dieux viennent de la
terre et du ciel et, surtout, de là où la terre touche au ciel. Ce sont des
forces ».
A Lima, don Pedro faisait partie de
la Hermandad du Señor de los Milagros. Si nous n’avions pas dû partir, il se
serait bientôt retrouvé dans les rues bondées, tout habillé de mauve, portant
le dais de l’image miraculeuse. Ce
Dieu-là n’est pas dangereux. Il est, au contraire, toute tendresse. Un esclave
noir l’avait peint pour oublier sa condition, pour être protégé, et depuis lors
il n’avait pas cessé de protéger la ville…
« N’est-il pas une force, lui
aussi ?, dit don Pedro en réponse à ma question. As-tu déjà vu le dragon
de la foule avancer dans les rues étroites, se répandre, s’étrangler ?
Sais-tu qu’il y a chaque année des gens qui meurent écrasés, étouffés ou
piétinés ? »
Je le savais. Toutefois, je ne pouvais
pas abandonner si vite ma croyance en un Dieu bon. En quoi était-Il responsable
de ces morts ? La chose méritait réflexion.
Dans ce village, dont je tais le
nom, il y avait une bonne vingtaine d’habitants. Quelques maisons avaient été
abandonnées récemment, quand leurs occupants cessèrent de s’accrocher à leurs
rochers, et partirent pour la côte. Don Pedro, lui aussi, était parti, un jour.
Il restait actuellement trois familles, réparties en sept, huit chozas[13].
Trois lignées, du reste apparentées entre elles, et dont les noms ne pouvaient
que surprendre. L’une, bien sûr, portait le nom de don Pedro : Huayna
Cápac. La deuxième famille s’appelait Yáhuar Huaca, et c’est aussi le nom d’un
Inca. La troisième s’appelait Quispe. Il n’y a pas eu de souverain de ce nom,
même si une certaine princesse, mariée à Pizarro, portait le nom de Quispe Sisa. C’est, d’ailleurs, un des noms quechuas
les plus répandus de nos jours. Plus tard, j’eus l’explication de tout cela:
« Au XVIIIème siècle, après la défaite et la mort de
Condorcanqui, Túpac Amaru II, nos
familles se sont réfugiées dans ce village, parce qu’il semblait sûr. Déjà, aux
temps de la conquête, les descendants des Incas ont dû se disperser, pour ne
pas être massacrés. Certains se sont cachés à Vilcabamba, d’où ils ont été
finalement chassés. Ils se sont regroupés dans différents villages autour de
Cuzco, notamment à Sicuani, où mes ancêtres ont vécu pendant deux cents
ans. Condorcanqui était un cousin. Quand
il a levé la bannière, nos ancêtres l’ont rejoint. Plusieurs sont morts avec
lui ».
Ce discours trop sobre ne raconte pas ce qui s’est
réellement passé. Il ne dit pas qu’on a tranché la langue et le nez de ces
gens, avant de les écarteler. Il ne dit pas que le père devait voir supplicier
ses enfants, sa femme, avant de connaître le même sort qu’eux. Et pourtant, il
y eut des survivants, et leurs descendants vivent encore parmi nous.
Je pus connaître le père et la mère de Don Pedro, et sa
famille. Comme on pense, ils étaient tous cousins dans le village. Pourtant,
les mariages ne se faisaient pas toujours entre voisins. Ils obéissaient à une
logique simple, qu’on peut appeler dynastique : lorsque les liens entre
deux branches de la famille des anciens Sapa Incas tendaient à se distendre
trop, un mariage venait les resserrer. Ce qui voulait dire qu’à chaque moment,
dans ce lieu de relégation du bout du monde, on se souciait de ce que
devenaient de lointains cousins vivant à plusieurs dizaines, centaines ou
milliers de kilomètres, et qu’on savait les naissances et les décès de lignées
divergeant parfois depuis des siècles.
Je fis amitié avec la vieille maman. Elle s’appelait Ana
Hidalgo, mais n’avait rien d’espagnol, ou alors c’était d’il y a longtemps. Un
visage de vieille pomme, des yeux pétillants de finesse, un sourire qui pouvait
être aussi bien celui d’une jeune fille que celui d’une diablesse. Le matin,
elle préparait un cañihuazo avec
l’eau de la source ou, exceptionnellement, avec du lait de chèvre ou de lama.
C’était une bouillie, dont j’appris à aimer le goût de son. Le soir, elle préparait des légumes avec du chuño, la pomme de terre gelée, séchée,
déshydratée, devenue éternelle dans l’eau pure des torrents et l’air sec des
glaciers. On mâchonnait de la viande séchée, parfois on sacrifiait un des
nombreux cochons d’Inde qui partageaient l’espace domestique. On parlait peu. Mais elle regardait tout le
monde, et rien ne pouvait lui échapper, même les états d’âme d’un gringo. Je ne
l’ai jamais entendu parler qu’en quechua, mais je suis sûr qu’elle comprenait
tout ce que je pouvais lui dire en castillan, et je crois qu’elle aurait
compris tout aussi bien si j’avais parlé allemand. C’est elle qui me montra les
qipu, d’où je compris comment se
conservait le souvenir des événements familiaux : des liasses de
cordelettes à nœuds, dont chacun représentait une personne dans sa lignée, la
couleur des fils ajoutant une information codée qui jusqu’ici m’est restée inconnue.
On parlait peu. À part la vieille maman, on montrait peu les
sentiments. Je me suis longtemps demandé s’il y avait là un signe d’hostilité
vis-à-vis de l’étranger que j’étais. Même don Pedro avait changé. Peut-être
pour se conformer à l’ambiance et à la tradition locale, mais aussi, peut-être,
parce qu’il était responsable de ma présence au sein de sa famille. Comment
pouvais-je en être sûr ?
J’avais beau savoir que ces
gens avaient un passé, je les considérais comme des paysans : ils
vivaient de la terre et du travail de leurs mains. De leurs ancêtres, ils
savaient ce que la mémoire peut contenir, ce que les récits peuvent transmettre
à la veillée, quand il fait trop sombre pour encore travailler, quand la
fatigue n’est pas trop écrasante. Pas grand-chose, me semblait-il, et toujours
les mêmes histoires depuis des siècles. En quoi je me trompais. D’abord, parce
que la mémoire peut contenir beaucoup quand elle est exercée. Mais aussi pour
une autre raison : ils lisaient.
Il me fallut longtemps pour remarquer qu’une des « maisons
abandonnées » ne l’était pas vraiment. Certes, personne n’y vivait, mais
elle était entretenue avec plus de soin que les maisons occupées. Il y avait
toujours quelqu’un pour désherber le chemin qui y menait, ou rajouter une botte
d’ichu[14]
sur le toit. Chose plus surprenante, la porte était neuve, faite de planches
épaisses et de madriers solides, et fermée d’un gros cadenas de cuivre, acheté
à la ville. Il y avait là un trésor. Aussitôt, à ma honte, je pensai à l’or.
L’or que les Espagnols n’avaient pas eu, une partie du moins, ne pouvait-il pas
être là, aux mains de ces descendants d’Incas, au lieu d’avoir été déversé dans
une quelconque lagune, et perdu ? Non, je ne pensais pas au vol. Je rêvais
seulement.
Don Pedro s’en rendit compte. Il vit sans doute les regards
coulissants que je jetais en direction de cette maison, sans pouvoir m’en
empêcher. Il me détrompa sans le savoir, et j’en fus soulagé.
« C’est la bibliothèque du Padre Valdes, le curé de
Sicuani. Ma famille en a hérité ».
Sur le moment ce fut tout mais, bien sûr, je ne pouvais en
rester là. J’ai donc su que Valdes, Antonio Valdes, était lié à José Gabriel
Condorcanqui, et qu’il avait sauvé ses manuscrits en les cachant dans la
sacristie de Sicuani, avec les Bibles et les Ordinaires chrétiens. J’ai su qu’à
Vilcabamba, durant toute la période d’indépendance, il existait un véritable scriptorium, comme dans une abbaye
bénédictine. Certes, l’empire inca ne connaissait pas l’écriture. Mais les
souverains de Vilcabamba avaient appris à parler et à lire le castillan. Ils
avaient aussi compris qu’il fallait sauvegarder leur tradition littéraire orale
en la couchant sur le papier. On se récitait les anciennes chroniques, les
poèmes, les drames épiques, et on les écrivait en adaptant un peu. De ce labeur
considérable, le seul exemplaire connu est le texte d’Apu Ollantay, celui qui se trouve au couvent de Santo Domingo, à
Cuzco. Il provient de Sicuani. Mais la plus grande partie des textes qui ont
échappé à la destruction se trouvait ici, dans une choza, soigneusement
protégée, de ce village dont je tais le nom.
Condorcanqui lui-même, qui avait reçu une éducation soignée,
parlait latin. Il était aussi marquis d’Oropesa, avant sa
« trahison ». Les vice-rois en avaient eu tellement peur, qu’à sa
mort, en 1781, on supprima tous les privilèges accordés jusque-là aux
descendants de l’aristocratie indigène. Il faut dire, que l’Inca Túpac Amaru II[15]
avait été jusqu’à décréter la suppression de l’esclavage, non seulement pour
les Indiens, mais aussi pour les Noirs !
Quand la méfiance disparut, je pus entrer dans la
bibliothèque. Il y avait là, soigneusement rangés, plusieurs dizaines,
peut-être deux cents volumes. Je vis d’abord le soin qu’on avait pris, qu’on
prenait toujours pour les protéger d’une altération, pourtant inévitable. Mais
l’altitude et la sécheresse de l’air tuaient la moisissure, et limitaient
fortement la présence des rats. C’étaient de gros volumes, reliés de cuir (peau
de vache ou de lama, certains même – les plus précieux, me dit-on, ceux qui
avaient été touchés par l’Inca – étaient
en cuir de vigogne ou d’alpaca). Ils étaient manuscrits, sauf un petit nombre,
écrits en espagnol, qui avaient été publiés avant la grande rébellion. Parmi
ceux-ci, se trouvaient des ouvrages de Garcilaso, de Guaman Poma Ayala :
des originaux, disparus des rayons des grandes bibliothèques d’Europe et
d’Amérique. On me cita aussi des tas
d’œuvres classiques de la littérature orale quechua, aussi importantes
qu’Ollantay. Mais comment aurais-je pu, sans les connaître, sans en avoir
jamais entendu prononcer le nom, retenir tous ces titres ? Il me reste le
souvenir ébloui d’un trésor, infiniment plus précieux que l’or, infiniment plus
fragile aussi.
Après trois mois, don Pedro estima que le danger était
passé, pour lui comme pour moi. Poncho Negro avait été jugé. Il était sorti de
prison sous les acclamations. Il était temps de partir. On fit une fête, pour
la despedida[16].
Des musiciens vinrent de villages voisins, à plusieurs heures de marche, avec
leurs grandes flûtes de Pan, leurs quenas, leurs tambourins. Pour la première
fois on but, de la chicha préparée sur place les jours précédents et mâchée par
les femmes, dont la vieille maman, et aussi le « vinito de los caballeros »,
fait d’alcool, de sang, et d’autres ingrédients que j’ignore. Les rythmes
étaient ceux des Huancas, habitants des environs, mais, parfois, pour faire
honneur à la famille qui les recevait, les musiciens jouaient des airs du
Cuzco. A ce moment, les gens s’arrêtaient un instant de danser. Le silence
laissait entendre alors un vent de tristesse, soufflant du sud au nord de
l’Ande, et qui apportait des parfums disparus. Puis, les droits de la musique
emportaient dans la danse les jeunes et les vieux, et nous tournions,
tournions, jusqu’à ce que le cœur nous
fasse défaut et que nous nous effondrions sur le sol, le soleil, la lune et les
étoiles en tourbillon devant les yeux.
Partir en été
Le retour se fit de la même façon qu’à l’aller, à ceci près
que j’avais à présent le droit de m’asseoir entre don Pedro et le conducteur.
Ce que je laissais derrière moi, le trésor de ces livres, le trésor de cette
vie partagée, c’est un lien qui sans se rompre, s’étirait sur le sol. La
compagnie de don Pedro me laissait pourtant croire que le trésor, d’une
certaine façon, m’accompagnait. Hélas, don Pedro devait bientôt changer de peau,
comme un lézard, et redevenir le citadin des quartiers pauvres, le professeur
besogneux que j’avais d’abord rencontré. Cet homme-là, je l’aimais aussi. Mais
de temps en temps, je le regardais avec incrédulité, cherchant à retrouver à
travers lui l’image de sa mère, la lumière incisive des hauteurs, et les traits
inaltérés de José Gabriel Condorcanqui.
La ville ne ressemblait plus à celle que j’avais quittée. À
présent, on voyait tout le cours des grandes avenues qui mènent à la mer,
jusqu’aux falaises de Miraflores, jusqu’au reflet de l’Océan. De l’autre côté,
on était oppressé par les cerros pelados,
ces collines caillouteuses qui sont les avant-postes du désert. Il faisait
chaud, terriblement : marcher sur un trottoir, exposé au soleil de
midi et à la réverbération des façades,
donnait l’impression de cuire, de craquer et de résonner comme une céramique
dans un four. Heureusement, cette éventualité
était rare, puisqu’en ces heures chaudes, on faisait la sieste. Cette habitude
m’avait toujours parue absurde durant les mois d’hiver. À présent, c’était une
bénédiction. Vers les quatre heures, la
ville se réveillait, les marchands sortaient leurs cargaisons de mangues, de
citrons verts, pressaient leurs jus de fruits, vendaient des sorbets de
granadillas, de chirimoyas, de lúcumas.
J’avais retrouvé Zoila. Je sais bien, je n’ai pas été très
juste avec elle dans ce récit, et, qui sait, dans la réalité non plus. Mais je
l’aime beaucoup, Zoila. Peut-être est-ce pour cela que j’en parle peu. Elle
avait travaillé, et mis de l’argent de côté. Grâce à elle, nous pouvions même
prendre un billet d’avion, quitter cette ville, infernale et merveilleuse, pour
un pays normal où il pleut, pour un pays où il fait assez froid l’hiver pour
qu’on pense à y chauffer les maisons…
Dans l’avion, l’air et les paroles d’une des chansons à
danser de l’autre jour me sont revenus en mémoire :
Color
Color punchituchay
Amamá
kutinkichu
Qosqo
p’asñakunata
Sumaramunay
kama
Color
color unkhuñachay
Amamá
kutinkichu
Qosqo
maqt’achakuna
Suwaramunay
kama
P’istuysi
kapuwan
Yanachitamanta
Pukaraq
yuraqraq
Qhawapakunaypaq
Pituysi
kapuwan
Yanatullumanta
Pukaraq
yuraqraq
Qhawapakunaypaq
Ce n’est pas facile à traduire. Si l’on veut tout y mettre,
la forme devient bien lourde. En voici le sens, à peu près :
Mon petit poncho rouge
Jamais tu ne reviendras
Jusqu’à ce qu’à Cuzco les filles
Se soient faites belles
Ma petite chemisette colorée
Jamais tu ne reviendras
Jusqu’à ce que les aient prises
Les garçons de Cuzco
Bien cachées sous le voile
Se cherchent un amant
Tantôt rouge, tantôt blanc
Les autres les regardent
En couple sous le voile
Ils font l’amour ( ?)
Tantôt rouge, tantôt blanc
Et les autres regardent
L’air est très gai, et la chanson
cynique, comme le narrateur de cette histoire. La traduction n’est pas
garantie. Mais elle le dit, et je le savais en partant : Jamais tu ne
reviendras !
Depuis aujourd’hui je me trouve dans
l’illégalité. Mon visa de tourisme vient d’expirer, et j’attends les papiers
que vous savez pour le remplacer par un visa d’étudiant. Vous me conseillerez
sans doute, en cette opportunité critique, de jouer avec la PIP (FBI péruvien)
et ce n’est pas idiot, je vous remercie chaleureusement du conseil, mais hélas
la PIP ne joue pas, et plaisante encore beaucoup moins. Le sait à ses dépens le
malheureux interne de l’hôpital Loayza (pas moi!) qui se levant à 4 h du matin
pour examiner la fiancée d’un de ses anciens camarades de cours, ne s’est pas
rendu compte que celui-ci l’avait mortellement blessée d’un coup de poing sur
le nez. Cela se passait ici même, à la
« Emergencia » de l’hôpital. Aujourd’hui la presse l’accuse de
complicité et la PIP l’interroge… Je m’attendais donc à être envoyé bientôt à
la SEPA, la colonie pénale où l’on vient d’interner les guérilleros du FNL
local, quelques étudiants subversifs, et les vagabonds dont je vous ai déjà
parlé (pas de murs, de barreaux ni de barbelés, mais les pumas, les piranhas,
les serpents corail et les araignées dont vous rêvez, l’idéal pour y tourner un
film humanitaire, provoquer des réactions en chaîne et recevoir le prix Nobel
de la paix). Je m’attendais à y faire un petit séjour propitiatoire, mais j’ai
rencontré l’ancien consul du Pérou à Anvers, le Sr de M., qui a la nostalgie
des choesels au Madère et m’a largement aidé à supporter ma nouvelle condition
d’outlaw: il exerce de hautes fonctions au Ministère de la
« Extranjería ». Je suppose qu’il ne lui a pas été difficile de
renvoyer la PIP à ses moutons, et à son contre-espionnage anticommuniste (ses
agents sont fort actifs, notamment, dans la région de Sandia. Sylvie en a tiré
un, tout récemment, d’une crise cardiaque. Je ne vais quand même pas l’en
blâmer !).
J’ai assisté en partie au IIIème
congrès latino-américain de psychiatrie (je dois me retenir d’écrire
psiquiatrie…). Après la seconde journée,
j’ai noté quelques données intéressantes: parmi les plantes utilisées en
Amazonie par les sorciers et les hommes-médecine, il y en a au moins une,
l’ayahuasca, qui serait susceptible d’applications thérapeutiques. Sans altérer
notablement la conscience, elle provoque des tremblements, nausées, fourmillements,
troubles thermiques, ainsi que des hallucinations très colorées (et de la
diarrhée !). Mais surtout, elle rendrait le patient très accessible à
l’investigation et sensible à la suggestion. On m’a proposé de l’essayer un de
ces jours… Cette plante n’est pas inoffensive et peut faire mourir. Ce que je
trouve amusant est la naïveté des psychiatres (et la mienne): toujours à
l’affût du produit miracle qui pourrait augmenter leur pouvoir…
En Colombie, parmi les tribus
indigènes qui sont restées culturellement homogènes, les conceptions
religieuses sont chamaniques. Pour expliquer la maladie, on recourt à deux
mécanismes: le vol de l’âme (modèle endogène) et la pénétration d’esprits
malins dans le corps et l’esprit (modèle exogène). Au Pérou, on a observé les
mêmes explications. Cependant, le modèle exogène serait prédominant parmi les
tribus selvatiques, alors que l’autre est de loin le plus important chez les
Qechwa. Pour ceux-ci, les maladies mentales sont toujours dues à une
altération, un amoindrissement, souvent explicitement à un « vol » du
psychisme intérieur. Certains mettent ce fait en rapport avec une autre
observation: la pathologie mentale de cette population (qechwa) serait dominée
par la notion de culpabilité, dans un contexte dépressif. Cela vaut aussi bien
pour les observations de psychiatrie individuelle que pour les manifestations
signifiantes de la vie sociale. Par exemple, la procession du Seigneur des
Miracles, à Lima: sacrifices consentis, vêtements violets, exaltation d’une forme
de divin protectrice, vis-à-vis de laquelle il y aurait peu d’attachement
personnel (?), procession de pénitence. Ce qu’on rencontre surtout en clinique
psychiatrique, ce sont des états anxieux, dépressifs, comportant l’impression
de faute commise et souvent le besoin d’expier. Quant au caractère de l’Indien
« normal », il paraît en général inhibé, craintif, soumis, peu
affirmé.
(Ce
résumé exprime au moins autant les préjugés des observateurs du monde indien
que la réalité psychologique. Réalité qui, cependant, dépendait elle-même de la
situation sociologique dans laquelle la plupart des Indiens vivaient à cette
époque. Les catégories du vol de l’âme et de la possession sont universelles:
ce sont des « figures du mal être » décrivant exactement ce que ressentent
les malades. Chaque tradition culturelle les interprète à sa façon. Il est
possible, et fort intéressant si c’est vrai, qu’une interprétation soit plus
fréquente qu’une autre dans une population donnée. Mais en général, elles
forment entre elles un système cohérent qui permet de différencier les types de
souffrance et de leur appliquer un traitement spécifique).
Les maladies classiquement
diagnostiquées par les « curanderos » (guérisseurs) sont de ce type.
Il y en a quatre principales: le « daño », maladie très grave en
rapport avec un pacte antérieurement conclu avec les forces démoniaques
(manifestations??); le « susto » (peur) dont la cause est
effectivement une peur violente après un contact avec le surnaturel, la
rencontre d’un mort… mais dont les manifestations dépassent celles d’un choc
émotionnel passager. C’est un « état de langueur » avec perte
d’appétit, dégoût d’agir, dépression. Il y a aussi la « pena », moins
grave, due souvent à la perte d’un être cher. La dernière catégorie, la
« enfermedad de Dios » est ainsi appelée parce qu’elle est censée
être envoyée par Dieu, les autres étant dues aux forces malignes. Elle
correspond grosso modo à l’ensemble des maladies somatiques, et il n’est pas
rare que le curandero envoie son malade chez le médecin lorsqu’il diagnostique
une affection de ce type.
(En
1964, on était tout au début de l’ethnopsychiatrie. Depuis ce temps, le
« susto » est devenu célèbre – il figure même dans le DSM IV!. On le
retrouve, sous diverses formes et sous des noms différents, avec des
explications variables et des nuances symptomatiques, finalement peu
importantes, dans toutes les cultures. Dans la nôtre, on l’appelle
« psychotraumatic stress disorder », ou PTSD).
Les méthodes des curanderos de Lima
sont basées, dit-on, sur la suggestion. On retrouve chez eux les deux types
d’explication: le vol de l’âme et la possession. Deux types d’aliénation. Un
exemple de la seconde est la
« limpia del cuy ». La cure par le cobaye. On frotte la partie malade avec un cobaye
vivant, qui absorbe le « sucio » (la saleté). Après quoi on tue
l’animal et on examine ses viscères pour faire le diagnostic. Il y a deux
genres de curanderos: ceux qui emploient seulement les méthodes
traditionnelles, magie, suggestion et herbes médicinales; et ceux qui
s’inspirent des procédés des médecins. Un large appel est fait aux images
religieuses, douées par elles-mêmes d’un pouvoir magique. Beaucoup de
curanderos exercent leur métier gratuitement, ou bien laissent les honoraires à
la discrétion du client.
Toute lutte explicite contre le
« curanderismo » constitue pour lui une propagande indirecte.
Certains témoignages sont en faveur de contacts mutuels, voire d’une
collaboration relative et limitée, dans tel contexte bien précis. D’ailleurs, là
où le médecin est trop absorbé pour s’occuper de psychothérapie, surtout s’il
ne connaît qu’imparfaitement la langue, la culture et la mentalité de ses
patients, la seule forme de médecine psychiatrique est le recours au curandero,
à ses méthodes à la Charcot, à sa parfaite connaissance des hommes et du
milieu.
(Est-ce
là un résumé de telle ou telle communication au Congrès, ou est-ce un
commentaire personnel? Sans doute un mélange des deux. Disons-le comme ça:
ainsi pensait, en 1964, un jeune interne en médecine qui, en même temps qu’il
découvrait sa propre pratique, entendait certains de ses aînés découvrir avec
timidité, et pas mal de dogmatisme, un monde rival et fascinant. Ne jugeons pas
ces premiers pas. Même formulée avec maladresse, c’est d’une initiation qu’il
s’agit).
8 novembre :
Je suis chargé de la traduction
espagnole d’un article français d’urologie, pour aider un ami à faire sa thèse
de médecine, et cela presse plus que de raison. Depuis quelques temps, je me
sens de plus en plus à l’aise dans mon travail.
13 novembre:
Pas de changements d’importance. Je
joins à la lettre une série de négatifs dont vous me direz des nouvelles:
Sylvie et « son » bébé, en costume aymara, et des photos de Llalli.
Tout cela a été pris en mon absence. Il y a aussi douze photos de l’Hacienda
San Juan, que vous reconnaîtrez à leur qualité inférieure (emploi d’un mauvais
petit box). Elles vous permettront de connaître le cadre où je m’acréolise,
« mes deux infirmières », et toute une ribambelle de clients au moins
virtuels. D’admirer la cathédrale locale: un ancien temple jésuite, on se
croirait dans une réduction. De voir mon cabinet de consultation et les
logements des habitants. C’était dimanche passé en fin d’après-midi. Pour une
fois il n’y avait pas foule à la porte, cela nous a permis de nous détendre un
peu. Promenade très sympathique avec tous ces gens-là.
Mon
grand sujet de préoccupation pour l’instant, c’est d’obtenir une réorganisation
du système de garde de l’hôpital (Loayza). Tous les matins à huit heures, les
internes de garde rejoignent leur pavillon et laissent l’Emergencia en plan.
C’est la coutume. Impossible de l’éviter sans changer le système: nous sommes
responsables chacun de dix malades dans les pavillons, et c’est le matin que se
fait le travail important. Les cas urgents peuvent être dirigés vers les
consultations externes. Mais le coma diabétique qui a besoin d’une surveillance
constante? Nous avons eu le cas il y a quelques jours, la malade est morte
malgré des indications précises et, je crois, bien faites, que nous avions
laissées. Aussi, je pars en guerre…
J’ai aussi trouvé un sujet pour le
travail de chirurgie: « Le kyste hydatique et son traitement ».
Il faut que je m’arrête, et que
cette lettre vous parvienne enfin. Excusez-moi d’être aussi rapide et aussi
expéditif. Je serai plus introspectif dans une lettre ultérieure, mais je
voudrais vous dire, spécialement à P. et M., que je vais BIEN.
Lima, le 28 novembre 1964:
Cette fois, je n’attendrai pas la
dernière ligne de la lettre pour vous dire que tout évolue selon nos désirs.
Vous le verrez bientôt, il arrive que ceux-ci soient dépassés par l’invention
du temps. Je vais d’abord répondre à quelques questions de M., et je le ferai
de façon systématique parce que c’est le seul moyen de ne presque rien oublier
(mais oui, vous le voyez, je suis les bons conseils d’outre-Atlantique, je
m’organise et je me systématise, et tant pis pour ma très chère criollisation,
pour mon adaptation aux vices locaux, pour les mirages et la séduction d’une
existence de situation, diluée dans un temps sans bornes, diffuse dans
l’in-nombrable, à la fois noyée de soleil, éternelle, et recentrée,
punctiforme, sous l’ombre du sombrero).
Je vois le Père de G. une fois par
semaine environ. Je vais en récollection demain avec les gens de l’Institut
« Promoción Humana ». Vous voyez que de temps en temps je vois des
visages non médicaux, et que j’entends d’autres palabres que les ritournelles
pornographiques de ces Internes d’Epinal. Francis m’a envoyé l’article, qui a
déjà amusé plusieurs clercs locaux (il s’agissait d’un
article de la Revue Nouvelle, consacré aux nouveaux « Marchands du
Temple », et signé de Freddy Turner, Francis Martens et moi). Je m’apprête, étape suivante, à le
faire lire à la communauté des Picpus… à tels Pères, plutôt, triés sur le
volet ! J’ai reçu le stéthoscope. Après bien du mal j’ai réussi à le
saquer des griffes « aduanières ». Je l’ai présenté à Feldman, qui a
fait grise mine devant la minceur et la souplesse du tuyau de caoutchouc, puis
devant la mauvaise qualité de la tête (pas le modèle spécial, celui de Louvain
qui l’intéresse beaucoup, mais l’autre). En conclusion, nous avons échangé nos
tuyaux respectifs, puis nos têtes (ne rigolez pas, comment voulez-vous que je
dise?). Et tout le monde est content.
A Loayza, j’ai obtenu satisfaction:
désormais les internes sont responsables de ce qui se passe le matin à la
Garde. Une victoire? Pas du tout, hélas: je suis très sceptique en ce qui
concerne l’application concrète d’une mesure acceptée sans peine, au milieu
d’une savante inertie. Le « coordinador » (chef des Internes) m’a
très bien soutenu. Mais la seule réaction de mes compañeros a été:
1) le jour même: « la prochaine
fois il faudra te nommer délégué… »
2) le lendemain, hilare: « tu
devais avoir bu pour avoir des idées pareilles… »
Dans mon équipe, évidemment, on
respecte la décision prise. De toute façon, peut-être y aura-t-il un effort au
début, qui se perdra bien vite si le coordinador ne surveille pas. J’insisterai
quelques fois encore. On n’aime peut-être pas non plus qu’un gringo se mêle de
juger et de critiquer. Mais je ne suis pas un gringo très menaçant: à cela
sert-il d’avoir les vices créoles par charisme spécial.
En fait, je suis entouré de braves
gens travailleurs. Leur seul défaut est de ne croire au changement que
lorsqu’il est révolutionnaire et coercitif. Cette conviction même, tellement
généralisée, leur donne raison. D’autres se chargeront d’extrapoler au plan
politique.
(Une
anecdote dont les lettres ne parlent pas, c’est le conflit avec Reyes à propos
des admissions de personnes âgées. Il avait donné comme instruction formelle
aux internes de ne plus en accepter, il ne voulait pas que son service se
transforme en home pour vieillards. Je ne l’ai pas supporté, et je lui ai dit
que j’admettrais n’importe quelle patiente, quel que soit son âge, en fonction
de critères médicaux, uniquement. J‘ai cru qu’il allait me tuer. Finalement, sa
conscience a parlé, et je crois qu’il m’en a estimé davantage. Il y avait aussi
cette jeune et jolie « japonesita » dont j’ai malheureusement oublié
le nom, infirmière dans le service, qui était amoureuse de moi. Elle me l’avait
fait savoir par une petite lettre timide, à laquelle j’avais répondu le plus
gentiment possible qu’étant venu dans ce pays pour l’amour d’une femme,
j’entendais lui rester fidèle).
Reste à aborder les grands
problèmes: celui du permis de séjour tout d’abord. Je n’ai pas encore été à
l’Extranjería, parce que la première chose à faire est d’obtenir une
inscription en bonne et due forme à la Faculté. Les papiers que vous m’avez
obtenus à la sueur de votre front sont en ce moment sur le bureau du Doyen. Je
vous remercie plus que vous ne le pensez du mal que vous vous êtes donnés: ces
papiers sont en train de faire un miracle. Pour obtenir ce qu’on dit
impossible, il suffit parfois de ne pas le demander: lors de ma dernière visite
au Dr B., coordinador de los estudios, je me suis vu présenter sur un plateau
l’inscription à San Fernando comme étudiant ordinaire – c’est à dire, la
validation automatique de mes diplômes louvanistes – c’est à dire l’obtention
d’un diplôme officiel péruvien d’ici quelques mois – c’est à dire la permission
de saigner, de purger, de couper et de tuer sur tout le territoire de l’Empire
du Soleil… et je pourrais continuer longtemps le jeu des déductions: nous
voilà, par exemple, virtuellement indépendants de la mission et de son chef, le
Pérou nous est possible sans elle, et même si nous négligeons d’exercer cette
indépendance, nous voilà mille fois plus forts dans les négociations. Ce n’est
pas possible, il y a un dieu pour les ivrognes! Mais en vérité je n’y suis pour
rien, cela tombe du ciel comme les
alouettes rôties ne font pas. Pour être Doctor, il y a une thèse à présenter.
Je prévois de la commencer ici, de la terminer en Belgique pendant les mois
entourant notre mariage, et de consacrer quelques mois à la présenter et à la
défendre à Lima, juste avant de monter dans la Sierra.
Le 15 ou le 16 décembre, Sylvie et
moi nous nous retrouverons, et cela durera jusqu’aux environs du nouvel an. Je
prendrai une semaine de congé à partir du 23. Je ne sais pas encore ce que nous
ferons ces jours-là. Le Cuzco peut-être? Ollantaytambo, Machu Picchu… Le jour
même de Noël, je pense que nous ferons une petite récollection en plein soleil.
Il y a bien longtemps que le projet moisit. Cela semblera bizarre de vivre Noël
comme une fête exclusivementreligieuse.
Mais je pense que cela nous aidera plus qu’autre chose ànous sentir proches de vous. Dans le
silence qui s’établira, il nous restera mieux qu’en d’autres temps vos visages
et vos noms entre la pierre et l’eau.
Traduction: « Pour terminer je
vous dirai à tous: la vie est une lutte. Tout ce qui existe se corrompt ou
meurt. Le mensonge est transitoire, seule la vérité vit éternellement. Vivons
donc pour elle, pour qu’elle nous rende éternels aussi et pour que le travail
nous ennoblisse. Et maintenant je m’en vais. A bientôt ».
(Je
ne sais plus d’où vient cette pompeuse péroraison. Sans doute d’un cours de
quechua, peut-être est-ce un texte de mon maître Demetrio Túpac Yupanqui – dont
il faudra parler. C’est en tout cas un exemple typique de ce mélange de sagesse
et de théâtralisme qui imprègne le discours créole).
Costa
del Pacífico Sur, 8 décembre 1964:
J’ai bien pensé à vous cet
après-midi, en affrontant comme autrefois les barres furieuses de l’océan.
C’est la première fois que j’ai l’occasion de faire cette baignade dans le
Pacifique, tant attendue et tant annoncée, grâce à l’Immaculée Conception qui a
la bonne idée de placer sa fête en plein été. Cela aurait tout de l’image
d’Epinal: les flots bleus qui conduisent aux îles, le soleil, le long vol des
pélicans qui se poursuivent en files sinueuses au ras des vagues, les millions
de petits crabes morts apportés par l’écume, et qui ressemblent à du plancton.
Mais la plage est remplie de monde, heureusement d’un monde discret et calme,
d’un monde à la peau brune au milieu duquel nous détonnons (les deux curés
belges de Jesus Obrero et moi) comme… un sinapisme sur un ramoneur bien
entendu. Ce qui est plus grave c’est que le sable est dégoûtant, et l’eau tout
autant. Sous d’autres cieux, ce sont les coquillages que les années fragmentent
et font sable avec la patience du vent, ici le même rôle est accompli dignement
par la basura, l’ordure omniprésente, qui pousse en plein désert. L’eau du
Pacifique, elle, porte la marque des apports de guano, bien connus. Elle est
grise comme celle de la Costa Norteña de mon pays, elle mousse d’une écume
persistante qui se dépose en hautes masses neigeuses sur le sable. Par tous les
temps, les vagues y sont énormes. Elles se retournent si près de la côte qu’on
peut à peine y nager. Il n’y a que deux sports possibles, la chevauchée des
vagues et la submersion. Un troisième eût été praticable si le courant de
Humboldt ne refroidissait pas le littoral, le climat de la côte et
l’enthousiasme des poissons chondrostéens: le « struggle for life »
avec les requins bleus. Mais voilà: il n’y a pas le moindre « tiburón »
sur toute la côte péruvienne. Il n’y a que des anchois et des méduses. Après le
bain, pris d’un saint zèle j’ai fait un peu de course à pied(s nus) pour
atteindre les falaises à quelques centaines de mètres et les escalader,
pataugeant jusqu’au genou dans le guano, et marmonnant des ave maris stella
pour ne pas rencontrer de scorpions, qui abondent entre les pierres mais sont
heureusement peu dangereux. Au-delà de cette muraille, il y a le désert. Un
véritable désert, comme dans les livres de géographie, alternance de sables et
d’éboulis, traversés de pistes qui épousent le relief et se perdent à
l’horizon.
Sandia, le 13 décembre 1964:
Vous m’excuserez, mais mon horizon a
quelque peu changé depuis la dernière ligne. Je me sens bien incapable de
poursuivre la description: ce monde-là est mort. Nous le ressusciterons sans
doute dans quelques jours, Sylvie et moi, quand nous nous reverrons liméniens
par la grâce de Saint-Jacques. N’empêche: d’ici-là c’est une autre planète,
d’autres airs du temps et d’autres arbres de vie, d’autres âmes au-dehors et
au-dedans de nous. Quelques temps sont venus aussi où j’eus assez peu la tête à
vous écrire. On m’avait donné d’assez mauvaises nouvelles de la santé de
Sylvie. J’y ai puisé de durs soucis, et puis le bonheur de la revoir cinq jours
plus tôt que prévu, aussi sereine que
jamais. De la revoir au bout de la route, au bout de vingt-quatre heures de
voyage et d’attente, comme un imprévu surgi du milieu de la nuit. Entre le jour
de la décision et le jour du voyage, heureusement, j’ai pu travailler sans
arrêt. Nous avons même fait avec trois étudiants en médecine péruviens le tour
des laboratoires de la ville, à la recherche de médicaments qui au bout du
compte ne serviront pas à Sylvie, mais feront le plus grand bien aux Sandinos.
Je bénis aussi ma dernière nuit de garde, qui m’a aidé à passer les dernières
heures d’avant le départ. Entretemps il y avait eu les adieux au Dr Reyes, les
compliments mutuels, les trémolos éloquents dans la voix, la grande embrassade
finale. Il a très bien compris mes raisons d’abréger mon stage de cinq jours
(j’y avais d’ailleurs droit, aux dernières nouvelles, au titre de « 10% de
faltas justificadas », d’absences motivées).
Après l’avion, à Juliaca, j’ai
déniché un camion qui se rendait à Sandia. Je me suis installé sur le plateau
au milieu des sacs de farine et d’une cinquantaine d’Indiens en grappes
agglutinées. Après avoir donné un coup de main au chargement, nous nous sommes
lancés dans une conversation générale sur le bétail hollandais et l’adaptation
des céréales à l’altitude. Ces gens ont un merveilleux don de sympathie, et
s’il s’y rencontre autant d’individus bassement mercantiles que de tuberculeux,
ce n’est pas autre chose qu’une maladie. Nous avons traversé, dans toute sa
largeur, l’altiplano parsemé de huttes de terre au toit en pain de sucre,
disséminées par groupes de trois ou quatre comme des champignons dans un
désert. Il y a là en fait une incroyable densité humaine, des tas de gens qui
semblent vivre de l’air du temps, de quelques bovidés engourdis, enfoncés comme
des pierres dans l’eau des marécages, et d’un peu de pêche dans les mêmes eaux
mortes. Nous les voyions en file, dans la vase jusqu’aux cuisses, entraînant
leur filet et pêchant un bœuf par-ci par-là… Nous sommes entrés peu après dans
la zone montagneuse, et nous nous sommes arrêtés à Putina, où j’ai dîné sur la
place du marché. Vous en verrez au cinéma les restaurants, qui sont des tentes
en toile de sac, les fourneaux de terre séchée où bout la soupe dans de grands
vases de terre de culture mochica (!). L’attente fut si longue, à Putina, que
j’ai été récupéré par la camionnette du courrier. Dans cette boîte à sardines
étroite, ouverte à tous les vents, nous avons agonisé huit heures durant, et
affronté des altitudes de 5000 mètres, en pleine nuit, et des froids
insondables.
(Je
n’ai pas osé écrire à ma famille que le soroche m’avait rendu malade comme un
chien. Le passage du col était un cauchemar. Cela ne ressemblait à rien de
connu. Cela ne ressemblait pas au mal de mer, ou alors de très loin. Je n’avais
pas envie de vomir, mais je sentais mon corps se déformer, partir en morceaux.
Heureusement, cette sensation a disparu d’un coup dès qu’on a commencé à
descendre. Une vie nouvelle… Sans aucun malaise résiduel).
En redescendant les Andes sur le
versant amazonien, la route se rétrécit jusqu’à n’être plus qu’un petit chemin
de boue, avec deux ornières séparées par une bande d’herbes hautes. C’est là la
grande artère qui conduit à une capitale de province. Pour comprendre mieux mon
étonnement, il faut savoir que je sortais de quatre mois et demi de désert. Que
ce soit à Lima ou dans l’altiplano, on en vient à s’étonner du moindre brin
d’herbe, à s’émerveiller de chaque fleur. Je m’étais assoupi lorsque la
camionnette entamait la descente, parmi les amoncellements de pierraille nue et
les plaques de neige brillant à la lune. Je me suis réveillé tout baigné de
brouillard et de pluie, et menacé d’ombres végétales émergeant de la brume.
J’ai longtemps regardé cela sans rien comprendre, ni la longueur ni la largeur,
ni la hauteur ni la profondeur. Nous étions comme sur un pont suspendu, entre
le ciel tout proche et palpable et la vallée profonde, que les plantes
cachaient parfois, que d’autres fois dévoilaient les nuages en s’y engouffrant,
jusque par-dessous les roues du « Correo ». Quand finalement nous
avons rejoint le fond de la vallée, nous étions à Sandia, et je réveillais le
Père R. par quelques jurons flamands braillés à sa fenêtre. Quelques instants
plus tard, je réveillais Sylvie d’une façon plus douce, et détruisais mon
inquiétude. Depuis lors, nous nous
sommes mis au travail ensemble, en préfiguration de l’avenir. Nous voyons
défiler nos 40-45 malades par jour, et nous ne nous disputons pas sur la
conduite à suivre. Le sanitario semble avoir fort bien accepté ma présence, et
les Sandinos ne s’en plaignent pas, même s’ils ne savent pas encore trop bien
si l’amoureux de la Señorita (ses surnoms: « nuestra gringuita »,
« flor de Sandia ») est curé ou médecin.
(C’est
le matin de mon arrivée – j’étais encore au lit – que j’ai surpris une
conversation entre le curé, le père R., et son vicaire, le père C. Avec
inquiétude, ils parlaient des infiltrations de guerilleros castristes à travers
la frontière bolivienne. Ils se demandaient aussi comment ils allaient pouvoir
s’y opposer! Cette conversation m’a laissé un souvenir durable: j’étais proche
de l’Eglise catholique, comme on l’a lu, mais aussi plein d’espoir dans la
révolution. A Lima, je connaissais l’aile la plus radicale de l’Eglise. Les
prêtres de Jesus Obrero, l’abbé Pierre De G., et surtout son ami Gustavo
Gutiérrez, l’un des principaux théoriciens de ce qu’on a appelé la théologie de
la libération. Je savais évidemment qu’il y avait une aile réactionnaire
puissante, mais j’espérais que l’évolution historique irait dans le bon sens.
En quoi je me trompais. Mais ici, je voyais des prêtres de terrain, des gens de
la base, choisir avec conviction le camp de l’armée et de la police. Je n’avais
absolument rien à espérer du père R., un ancien missionnaire au Congo qui
vivait pour son jardin d’Eden où poussaient les fruits et les légumes de trois continents, et pour ses
cochons gras dont il faisait porter tous les matins un bol de saindoux aux
« Señoritas ». Mais C. !… Il avait choisi son camp. Il me
restait à choisir le mien…
Le
père R. ne faisait pas qu’offrir du saindoux aux Señoritas. Il vivait entouré
d’une cour de femmes et jeunes filles du village qui le servaient comme s’il
était un roi, et par qui il se faisait laver les pieds. Le dimanche, à la
messe, il tonnait contre l’immoralité de ses paroissiens en les traitant de
« bandidos », de « selvajes » probablement parce que selon la coutume inca
du « servinakuy » (en qechwa, « se rendre service l’un à
l’autre ») ils vivaient en concubinage avant de se marier).
Hier soir, au moment où nous croyons
avoir terminé une journée sans problèmes, on nous amène une petite fille de
huit ans dans un état épouvantable. Une simple rougeole au départ, compliquée
très brusquement, le matin même, d’une bronchopneumonie suraiguë. Le sanitario
avait été appelé, et lui avait fait deux injections dans le courant de la
journée. Nous n’en avions rien su. Les parents nous l’ont amenée en toute
dernière extrémité, avec 42,5° de température et une dyspnée horrible. J’ai
envoyé chercher de la glace pour faire des lavements d’eau glacée, et acheter
de l’antalgine à la pharmacie, car nous n’en possédions pas. Il n’y en avait
d’ailleurs pas davantage au magasin. On lui a fait une injection de DOCA et une
autre de Coramine, car je la voyais mourir. Tout s’est passé très vite.
Quelques minutes après son arrivée, pendant que Sylvie préparait une seringue
de tétracycline, je n’avais plus qu’à essayer, sans espoir, le massage
cardiaque et la respiration bouche à bouche. Nous aurions encore voulu lui
faire une adrénaline intracardiaque, mais nous avons vainement fouillé les
armoires à médicaments. Et la glace est arrivée trop tard. La veille même, la
fièvre avait baissé, elle se sentait bien et jouait dans son lit. Il y a
actuellement une grave épidémie de rougeole, et presque tous les enfants font
des surinfections pulmonaires ou des entérites. L’antibiothérapie préventive
est absolument indiquée. Sylvie a déjà vu mourir six enfants de cette façon-là:
les parents les amènent toujours beaucoup trop tard. C‘est par défense contre
leur propre peur, car ils n’hésitent pas à venir, en d’autres circonstances,
pour des bobos de rien du tout.
Demain,
nous passerons la dernière journée à Sandia. Ce ne sera pas une journée de travail,
mais d’empaquetage. Le sanitario sera seul au travail. Nous allons essayer de
l’amadouer en lui offrant une tasse de café tout à l’heure. J’espère pouvoir
filmer quelques paysages d’ici: c’est alpestre et joli comme tout, trois fois
plus encaissé qu’Evolène, et surplombé notamment d’une muraille abrupte qui
ressemble au trône de Zeus. A peine en dessous des nuages, à plusieurs
centaines de mètres au-dessus du village, à des heures d’escalade, on aperçoit
quatre terrasses cultivées. Ce sont les quatre champs de pommes de terre d’un
paysan d’ici, pas plus fou que les autres.
(A
cette époque a eu lieu la « despedida » des internes avec le
personnel d’el Ocho. Sylvie était présente. Beaucoup ont chanté un petit air
et, bien sûr, on nous en a demandé un de notre pays. Nous étions capables de
chanter « V’la l’bon vent » à deux voix. C’est très joli, et nous avons
eu beaucoup de succès avec cet air exotique. Quand nous avons eu fini, j’ai vu
des larmes couler sur les joues de la petite japonaise…)
Lima le 26 décembre 1964
J’ai quitté Loayza. L’adaptation à
l’Hospital del Niño est très facile, et le travail jusqu’à présent est moins
lourd qu’en Médecine. Malheureusement, dans le service où je suis, la
pathologie est un peu monotone: déshydratations, gastroentérites, bronchites,
accessoirement otites et muguet comme complication.
Il est l’heure de vous quitter.
N’oubliez pas de me donner votre nouvelle adresse.
….
Bons baisers à tous.
Lima, le 18 janvier 1965:
D’abord, un grand merci pour toutes
vos lettres … Je répondrai quand je le pourrai à chacun personnellement, mais
je vous demande d’avoir pitié de moi pour le moment. J’ai compté une quinzaine
de lettres à faire en plus du courrier habituel, rien que pour satisfaire à des
devoirs élémentaires. Ma lettre à Francis, qu’il attend, je pense, depuis un
petit mois, en est à sa douzième page et je ne peux vraiment pas encore la lui
envoyer, car je vais seulement commencer les chapitres essentiels. Si vous le
voyez, dites-le-lui pour lui faire prendre patience. Ce sera vraisemblablement
la plus longue, mais il y en aura d’autres respectables, du genre testament (Ancien)
ou rapport (Kinsey)… En plus d’une correspondance qui se compte au poids, je
dois m’occuper des démarches préliminaires à mon inscription définitive à la
Faculté, de celles préliminaires à la reconnaissance de mon statut d’étudiant
boursier par le ministère de la « Étrangerie » (sic), de mon travail
sur les kystes hydatiques, du devenir moral et religieux de quelques personnes,
et de diverses activités de routine. En ce qui concerne l’Étrangerie, tout est
bloqué par le manque d’argent: rien que la visite médicale coûte à peu près 500
francs. Je n’ai toujours pas reçu les deux mois de bourse du Fonds Médical
Tropical, dont le directeur est apparemment plus amateur de bons vœux que de
bons comptes. Il est vrai que le Dr K. est sans doute moins en cause que les
oubliettes de la First National City Bank, qui sert de maquerelle entre la
Société Générale et le Banco Comercial del Perú.
….
Sylvie est remontée en Ayaviri
mercredi passé. Elle commence aujourd’hui même son nouveau travail de
transition et de remplacement. Ce ne seront plus des tournées, mais un travail
triple au Dispensaire, à l’Area de Salud et à l’hôpital. De bonnes journées,
bien chargées, mais du genre « citadin ». Nous serons restés
exactement un mois ensemble. Les circonstances l’ont voulu, que nous n’avons
évidemment pas contrariées. Elle a donc déjà pris une partie de ses vacances
pour 1965. C’est autant de gagné, car elle n’est absolument pas certaine de
pouvoir en obtenir d’autres. C’est donc moi qui irai en Sierra. La prochaine
fois vers le 15 ou le 20 février, au début du stage en maternité. O.R., hélas,
sera probablement là. Quand on sait les entraves qu’elle a mises à la libre circulation des autres
couples rassemblés par « son action », il y a de quoi être effrayé.
Surtout par nos réactions possibles. Trop de séparations nous ont rendus
farouchement jaloux de notre indépendance, et donc susceptibles. En attendant,
je guette avec une trouille aimable et tranquille le prochain passage d’O. R.
par Lima. Tant de choses vont dépendre de la petite heure que nous nous
accorderons, dans une Chifa (restaurant chinois) du jirón Camaná (future rue O.
R.)…
Nous
avons eu une toute grande joie en lisant le récit de votre jour de Noël.
Tellement pareil à ce que nous avions imaginé, avec plus de chaleur encore, un
grand feu de bûches au milieu des lames de givre et du vent de neige, un pays
qu’on atteint et qu’on perd par la voie des mirages, des craintes et des
émerveillements de l’hiver. ….
Quelques mots de mon travail.
L’hydratation des nourrissons est une science bien passionnante mais qu’il ne
faut malheureusement pas deux mois pour assimiler. Où est le temps des
surprises, des escarmouches et des perfidies à la Reyes? Quelle hypocrisie de
le regretter, non? En réalité je vis six jours de tout repos, parmi des gens
calmes et sans histoires, et un jour de garde qui me restitue mon lot
d’émotions hebdomadaires, avec usure. Le chef de Service, le Dr M. P., est un
jeune médecin moustachu, un tout petit peu gras, le regard doux, qui mène son
monde comme un champion de la non-directivité et du respect de ses subordonnés.
En fait, je le crois très bon, un peu timide. Sans manquer d‘énergie, il n’a
aucun goût à s’imposer brutalement. Il exagère un peu cependant, car le service
aurait parfois besoin d’une bonne mise en ordre. Mais il travaille beaucoup,
paie de sa personne, et la plupart de ses collaborateurs en font autant.
Quelques jeunes médecins autour de lui se sont groupés en une sorte de
communauté de travail et de recherche, ce qui au Pérou est tout à fait
extraordinaire.
J’ai
su longtemps après que M.P. était devenu doyen de la Faculté San Fernando. Un
doyen contesté…
Il y a 25 bébés dans le Service. La
visite matinale se fait à toute vitesse, chacun examine seul son lot de
« wawas ». Ce n’est évidemment pas l’idéal. Mais c’est qu’après cela,
il faut donner des nouvelles de chacun aux parents rassemblés, entreprendre une
« consultation externe » et faire le dossier des nouvelles entrées.
Tout cela se fait le matin. L’après-midi des internes est libre, ce qui est
providentiel pour moi, pour faire ce dont je vous ai déjà parlé.
Les jours de garde, c’est autre
chose… Nous sommes quatre internes, plus quelques médecins résidents. La garde
commence à 17h et se termine le lendemain matin à 7h. Les médecins viennent
quand on les appelle, ou quand ça les amuse. Des internes, l’un arrive entre
17h et 17h30 (moi), le second à 20h, les deux autres à dix heures du soir. La
fois passée, mes trois collègues ont travaillé ensemble la première moitié de
la nuit, et sont venus tout gentiment me réveiller à 2h30 du matin pour que je
fasse seul la deuxième moitié! Ce coup-là, je me suis fâché tout de même. Cela
n’est rien. Mais durant ces quatorze heures il y a un défilé continuel, et les
cas très graves sont fréquents. Chaque nuit de garde je vois mourir trois ou
quatre enfants. Il arrive quatre bronchopneumonies à la file, avec des
températures de 41°, 42°, 42,5°… Il n’y a qu’une bombonne d’oxygène, et pour
les déshydratés, interdiction absolue de faire administrer un sérum
intraveineux. Raison: les conditions de garde sont telles qu’il est impossible
d’en surveiller l’évolution!! On est entouré de cris, de pleurs, de
récriminations, d’odeurs de toute sorte, et tout embué de fatigue aussi. A
quatre heures du matin, il ne faut cependant rien oublier du traitement! Et
garder son calme, sinon on fait pleurer une maman dont le bébé va mourir tout à
l’heure, ce qui est légèrement criminel et vous arrive.
Je vous embrasse tous. Il est temps
que j’aille dormir. Pardonnez-moi une fin en queue de poisson…
Lima, le 30 janvier 1965
Je n’ai plus de papier par avion,
vous aurez donc le grand plaisir de recevoir enfin une lettre lisible. Elle
sera courte cependant, parce qu’il est 10h moins le quart et que je suis de
garde demain à partir de 8h. J’ai travaillé tout l’après-midi à San Juan: une
quinzaine de malades, comme en plein hiver. Je vous écris à toute vitesse deux
nouvelles d’importance, que j’ai hâte de partager avec vous. La première
concerne l’avenir de San Juan. Le Père Fr., curé du lieu et notable initiateur
de l’« œuvre sociale »
accomplie, part mercredi prochain en France pour des vacances de
quelques mois. A son retour, il partira à Cajamarca dans la sierra du Nord (là
où Pizarro a capturé Atahuallpa). Ce départ a provoqué des réactions en chaîne.
Ofelia s’est rendu compte à la fois qu’il fallait penser à son avenir et
chercher une situation plus stable, et qu’elle manquait fort du courage de
continuer. En bonne cartésienne elle a choisi un travail infiniment plus difficile
et plus solitaire. Au moins l’éloigne-t-il de « Lima la horrible »,
de la ville qui l’étouffait. Elle part s’occuper d’enfants abandonnés à
Ayacucho. Le Père a fait appel à moi pour collaborer de plus près. Il m’a fait
nommer membre du conseil de la Cuna, (garderie d’enfants). Et le trésorier,
Monsieur Hazaña, l’homme à qui de Gaulle, en son récent voyage, a dit par
erreur « merci, merci… », a surenchéri en m’octroyant le titre de
« Director técnico de la Asistencia Social y del Botiquín »… Ma
vanité n’y a pas résisté. Je vais donc m’établir à l’hacienda d’ici trois ou
quatre jours, dans ce qui aura cessé d’être la chambre d’Ofelia. C’est fort
loin de Lima, mais le Père me laisse la jouissance de sa 2CV, une
« carcocha » (guimbarde) épique dont la carrosserie s’en va par
morceaux retenus à grand-peine par des bouts de fil de fer. J’essayerai de
réaliser une discrète « présence », tout en étant évidemment moins
disponible qu’Ofelia ne l’était. Je crois que pour moi, l’intérêt humain
compensera le manque d’eau courante et le caractère patriarcal de l’unique
« toilette » dont on m’a vanté le pittoresque. A vrai dire, je dois
encore obtenir la permission officielle du nouvel « administrador ».
Mais Ophélie lui en a déjà parlé et il s’est déclaré « encantado ».
Comme le facteur passe à San Juan une fois tous les cinq ans, mon adresse sera
toujours celle de Jesús Obrero. Pour votre édification personnelle, je vous
donne toutefois celle de l’hacienda:
Hacienda San Juan Grande
Valle de San Juan
SURCO (Lima)
Et voici l’autre nouvelle: j’ai
enfin rencontré hier Mgr M. (Prélat Nullius d’Ayaviri). Conversation
remarquable à tous points de vue. L’évêque m’a paru avoir une personnalité fort
séduisante, avec juste ce qu’il faut de surmenage pour l’auréoler de romantisme
apostolique. Il est assez brillant dans son expression. J’ai été frappé de le
voir aussi attaché à son programme d’assistance et aussi décidé à faire
respecter son autorité par O.R. Sur un plan théorique je lui donne tort, sans
hésiter. Mais je dois avouer qu’en ce cas-ci, je ferais la même chose à sa
place. Je crois qu’il m’a parlé très franchement. Voici les points principaux:
– il a eu une conversation tendue
avec O.R. à Paris, et lui a demandé nettement de mettre fin à la dualité
d’autorité existant actuellement, et de se mettre sous ses ordres. O.R. ne lui
a pas encore donné de réponse définitive. Ce sera, soit le schisme avec armes
et bagages (mais qui acceptera de la suivre?) soit un virage clérical tout à
fait radical.
– je lui ai dit, tout aussi
nettement, que nous désirions travailler dans la Prélature, mais que les
incertitudes actuelles nous inquiétaient. Je lui ai demandé s’il était
intéressé par notre candidature: il a dit que oui. Je lui ai dit alors que
j’envisageais de nous faire engager par l’Area de Salud de Puno, parce que
cette forme d’assistance me paraissait plus logique là où elle était possible:
travailler, en tant que laïcs techniciens, dans des structures laïques
gouvernementales plutôt que dans des œuvres de suppléance. Il a dit qu’il était
parfaitement d’accord, et que cela simplifierait bien des problèmes. Il semble
en effet inquiet de l’avenir financier des œuvres de la Prélature, avec ou sans
O.R.
– je lui ai demandé si, au cas où
nous nous engagerions à l’Area de Salud, la Prélature ou l’Association suisse
pourrait nous verser une prime de reclassement en Europe. Il a répondu que cela
ne lui semblait pas loufoque, mais que cela dépendrait du contrat que nous
offrirait l’Area de Salud et aussi de l’état des finances de la prélature.
– enfin, j’ai demandé si, dans ces
conditions, il serait possible de libérer Sylvie de trois mois et demi de
contrat pour nous permettre de nous marier en juillet, et ce à condition de
rajouter trois mois au second contrat que nous signerons, avec qui que ce soit,
pourvu que nous travaillions dans la région d’Ayaviri. Il a répondu, encore une
fois, qu’il était d’accord.
Vous comprendrez que je l’aie quitté
dans une douce euphorie, jamais je n’aurais cru arriver aussi loin du premier
coup. Je recommencerai toute la discussion avec O.R. quand elle passera par
Lima. Mais j’ai l’impression de l’avoir déjà en bonne partie court-circuitée.
Surtout dans les circonstances actuelles. Le point le plus important sera, je
pense, une prochaine conversation avec le Dr Bermejo, chef de l’Area de Salud
de Puno. Ces gens manquent d’argent. Ils n’engagent donc pas n’importe
qui.
A plus tard, les commentaires
lyriques…
….
Ayaviri, le 1er mars
1965:
(C’est
étrange: les lettres ont disparu, inexplicablement. En attendant qu’elles
réapparaissent, ou que je les retrouve, faisons le point d’après mes souvenirs.
La mémoire est étrange aussi. Elle peut oublier des faits qui à l’époque
étaient importants, et dont les lettres portent témoignage. Elle peut condenser
plusieurs événements en un seul, mélanger la chronologie, changer la
signification des choses en fonction de ce qui est arrivé plus tard. Mais elle
garde aussi intacts et vifs des souvenirs dont les lettres ne parlent pas. Au
« Niño », certes, j’étais à l’aise, malgré l’horreur des gardes. Mais
c’est là qu’en plein jour, est mort un bébé qui n’aurait pas dû mourir. Le chef
de service n’y comprenait rien: il n’avait pas de gastroentérite, on l’avait
bien réhydraté, mais il continuait à vomir, à perdre toute l’eau qu’on lui
mettait dans les veines. P. a voulu faire l’autopsie du petit cadavre, et nous
avons vu cette chose si simple: une petite « noisette » de chair à la
sortie de l’estomac. La sténose du pylore est un trouble fréquent. Elle se
guérit toute seule si elle n’est pas trop prononcée. Sinon, on opère, et
l’opération est simple et efficace. P. savait cela mieux que moi, mais il n’y
avait pas pensé. Personne n’y avait pensé. Je me souviens de la honte. La
mienne, et surtout celle que j’ai lue dans le doux regard de P., tout entouré
de ses assistants et de ses élèves aussi honteux que lui. C’est cela aussi, la
médecine.
Peu avant, ou peu après – je vivais encore à Jesús Obrero – on appela le curé pour administrer les derniers sacrements à un enfant de la barriada voisine. Surquillo est un quartier pauvre, considéré comme dangereux: on l’appelait pour cette raison « Chicago chico », ce qui est amusant quand on pense au Chicago d’aujourd’hui. Les longues rues interminables, qui se coupent à angle droit, délimitent des « cuadras » de petites maisons multicolores, sans étage. Quartier ouvrier, dirait-on, avec quelques artisans. C’est là qu’Abimael Guzman, le « Président Gonzalo » du Sentier Lumineux, a fini par être arrêté en 1992. Mais ce n’est pas une barriada. Il y en avait une, pourtant, qui commençait sans transition à deux cents mètres de l’église et des bâtiments paroissiaux. J’y suis allé. L’enfant était simplement déshydraté. Mon métier, à ce moment, était de soigner la déshydratation. Mais à l’époque, on ne parlait pas encore des méthodes orales, qui ont été mises au point quelques années plus tard par un médecin colombien. Il fallait hospitaliser cet enfant, et pour cela convaincre les parents. L’hôpital n’avait pas bonne presse auprès des gens des barriadas: c’était justement le lieu où les enfants vont mourir! Avec l’aide du Père Marit, j’ai pu les convaincre, mettre l’enfant dans un taxi et le faire admettre au Niño, ce qui était peut-être plus difficile encore. Après cela, j’ai supposé qu’il survivrait. Sans avoir le courage de le vérifier… ter la communauté paroissiale pour l’hacienda San Juan était une aventure, mais le curé m’a aidé en me faisant comprendre qu’il était temps que je m’en aille. Je lui en ai voulu bien sûr, d’autant que depuis longtemps, je ne vivais pas avec les curés mais dans une chambrette du bâtiment inoccupé qu’il destinait à d’hypothétiques étudiants. Je ne partageais leur compagnie que de temps à autre, et la plupart de leurs repas du soir. Je croyais être bien accepté par eux. Mais en fait, c’est à partir du moment où j’ai disposé d’un logement indépendant (« payé » par mon travail bénévole) que j’ai été vraiment péruvien… L’habitation était celle des peones: deux pièces, une grande et une petite. Sol de terre battue. La plus grande servait de dispensaire, il ne me restait donc que la petite pour y dormir. Comme personne ne faisait le ménage, je me demande comment j’ai pu échapper aux morsures de l’ « araignée violette » (Loxosceles reclusa)… Mais finalement j’y vivais peu, partant tôt le matin, rentrant tard le soir. La 2CV brinquebalante du Père Fr. était providentielle, même si elle tombait en panne au milieu des carrefours (il y avait un problème au Delco, il fallait s’arrêter, ouvrir le capot, manipuler les fils électriques et redémarrer dans un concert de klaxons); même si le moindre coup de freins faisait faire une embardée vers la droite à la voiture, qui était donc un vrai danger pour moi et pour les autres. Je ne crois d’ailleurs pas avoir été assuré…
Quand
la voiture était vraiment en panne, je devais faire à pied les quelques
kilomètres de chemin désert entre San Juan Grande et la route panaméricaine,
par où passaient les colectivos. Ce chemin avait mauvaise réputation. On
parlait d’une bande de détrousseurs qui, la nuit, attaquaient les passants et
les laissaient nus, et malmenés. Je n’avais pas le choix, le taxi étant hors de
mes moyens. Je ne les ai d’ailleurs pas rencontrés, sauf une fois. Je rentrais
à pied, en pleine nuit sans lune, quand je vis une dizaine d’hommes assis au
bord de la route, sur un banc ou sur un tronc d’arbre abattu. Je leur dis
poliment bonjour en passant. Il vaut toujours mieux être poli… Pas de réponse.
C’était déjà mauvais signe, car d’habitude les Péruviens sont cordiaux et bien
élevés. Je les avais dépassés de peu, quand je les entendis se lever tous
ensemble. Puis des bruits discrets, des bruits de pas rapides, me firent
comprendre qu’ils me suivaient. Je n’ai pas pris le temps de me retourner, j’ai
pris mes jambes à mon cou et j’ai couru sans m’arrêter jusqu’aux abords de
l’hacienda. Au début, je les sentais sur mes talons. En réalité, ils ont dû
renoncer assez vite: j’avais du souffle, à l’époque, et mes jambes étaient
beaucoup plus longues que les leurs.
La
plupart des Péruviens avaient une tête
de moins que moi. J’avais l’impression d’être un géant parmi eux. Quand je
croisais par hasard une bordée de marins US en goguette, j’avais l’impression
d’être un nain. Ces différences physiques sont peu importantes. Mais dans le
cas présent, elles m’avaient sauvé la mise…
Un
autre épisode, plus poétique, date à peu près de la même époque. Là, je roulais
dans la 2CV sur le même chemin, mais en direction de Lima. J’ai croisé un
groupe d’Indiens fortement éméchés, qui m’ont arrêté en se plaçant devant mes
roues. Ils parlaient un sabir presque incompréhensible, mélange de quechua et
d’espagnol massacré par la phonétique indienne et par l’effet de l’alcool. J’ai
fini par comprendre qu’il y avait un malade à soigner, que j’étais le docteur,
que je devais y aller. Il y avait déjà deux ou trois personnes qui avaient
escaladé la voiture, pénétré dans l’habitacle, et je n’avais plus qu’à me
laisser guider. Je les ai donc accompagnés par des chemins de traverse, par des
pistes improbables, jusqu’à une toute petite choza (maisonnette traditionnelle)
où de fait, se trouvait un homme très maigre, qui toussait. Le diagnostic
n’était pas difficile à faire. J’avais avec moi mon stéthoscope et une boîte à
pharmacie élémentaire, dans laquelle il y avait une ampoule de streptomycine.
Evidemment, cela n’avait aucun sens de lui en faire une seule injection. Mais
comment refuser? Ce qu’il fallait, c’était trouver le moyen de prolonger le
traitement. J’ai fait une injection, et j’y suis revenu plusieurs fois par la
suite. Plus tard, j’ai trouvé une aide-soignante capable de me remplacer.
Au
retour, j’étais seul, et j’ai failli me perdre. Mais la sensation était
magnifique.
Vers
le premier mars, le stage de pédiatrie s’est terminé, discrètement, sans
restaurant créole ni trémolos dans la voix, mais de façon très satisfaisante
pour moi. J’ai donc quitté, après un dernier voyage à Ayaviri, les environs de
la place Bolognesi pour découvrir un autre quartier, de l’autre côté du centre
colonial. Pour atteindre la Maternité de Lima, il fallait passer nécessairement
par l’endroit où s’élève un des plus beaux palais baroques de la ville, le
Palacio Torre Tagle. Je faisais souvent ce bout de chemin à pied pour le voir.
Et
voici les lettres retrouvées…)
Ayaviri, le 1er mars 1965
Chers tous,
Heureusement, j’ai reçu la lettre de
maman la veille de mon départ pour Ayaviri. Il y a longtemps que j’avais
annoncé ce voyage, mais nous avons dû le remettre d’une semaine et demie.
Encore ai-je eu peur de ne pas en obtenir facilement la permission. Elle
dépendait de mon actuel chef de service, le Dr S., avec qui le premier contact
n’avait pas été très cordial. La faute en revient à un malade de San Juan, tout
récemment descendu de sa « serranía » des environs de Moyobamba, et
qui non seulement ne connaissait pas un mot d’espagnol, mais paraissait en
outre terrorisé par la grande ville et ses magiciens. Convaincre un pareil
homme d’aller se faire soigner à l’hôpital est un peu plus difficile qu’un
problème de robinets. Au début je l’ai effrayé, et ce fut en grande partie de
ma faute. Un jour qu’il était arrivé à l’heure précise où je devais partir à
mon cours de qechwa, je l’avais soigné avec un certain énervement. Ce n’était
pas dirigé contre lui. Mais il m’a fallu de prodigieux efforts de patience et
d’amabilité pour regagner sa confiance par la suite. Il avait déjà refusé à
plusieurs reprises de m’accompagner à l’hôpital. J’avais abandonné tout espoir
de le persuader, quand une ultime tentative, par l’intermédiaire d’une femme de
son village, me l’a amené à 6h du matin. J’étais à la fois très heureux, et
pris à mon propre piège. Car il était incapable de faire la queue et
d’accomplir toutes les démarches nécessaires à son admission. J’ai donc dû
abuser de mon titre d’interne pour le faire passer avant tous les autres. La
souplesse des Péruviens a rendu la chose possible. Cependant, j’ai dû
l’abandonner pour me rendre à toute allure à la Maternité, et j’y suis arrivé
avec trois-quarts d’heure de retard. C’était le second jour du stage, et le
premier où je rencontrais S., arrivé bien à l’heure et plutôt furieux de ma
désinvolture. Il a cependant fini par accepter mon explication et s’est adouci,
surtout lorsqu’il a compris que je n’étais pas un gringo péruvien mais un
véritable étranger en bonne et due forme. Depuis lors, nous avons connu une
amélioration radicale et spectaculaire de nos relations. Ce jour-là, après
avoir terminé le travail à la Maternité, je retrouvais mon Indien, tout heureux
et fier d’avoir supporté l’épreuve. J’avais discrètement recommandé à l’interne
de garde d’être spécialement patient avec lui, et je crois qu’heureusement il
l’a été. Pour me témoigner sa reconnaissance, l’homme s’est aperçu que mon
portefeuille traînait dans la voiture et a insisté pour que je le prenne sur
moi. Et depuis lors il est toujours venu scrupuleusement se faire soigner.
Pour demander à S. une semaine de
congé, j’ai pu profiter de circonstances exceptionnelles : il m’avait
invité à une réunion groupant des médecins du Ministère de la Santé et de
plusieurs Centres materno-infantiles. On y jetait les bases d’une grande
enquête nationale et internationale sur l’influence de l’alimentation
maternelle sur la santé du fœtus. Je n’ai pas encore compris pourquoi il avait
jugé bon de m’y inviter, mais comme le sujet était intéressant je lui ai
demandé s’il était possible de faire mon travail d’obstétrique sur ce thème.
Tout ravi, il m’en a proposé un autre qui s’insèrerait dans une étude déjà en
cours. Son équipe étudie l’influence de l’altitude sur la physiologie
foeto-placentaire. Il me propose de prendre en charge l’aspect
anatomopathologique. De cette façon je n’aurai pas tout à fait menti en disant
au Dr K. que j’allais étudier la physiopathologie « de gran altura ».
Après avoir longuement discuté de
tout cela, et m’être fait offrir un cafecito, je lui ai expliqué mon désir
d’aller à Puno pour rencontrer le chef de l’Area de Salud. Il a accepté
d’enthousiasme, en ajoutant même que je n’aurais pas à en parler à la Direction,
que tout cela resterait entre nous, dans le secret du Service.
Le
départ n’a pas été facile. J’avais annoncé à Sylvie mon arrivée probable pour
le 24, et l’avais confirmée par deux télégrammes dont elle n’a reçu que le
premier avec plusieurs jours de retard. Je croyais aller à l’aéroport en 2CV
mais, comme par hasard, j’ai brisé le carter sur une grosse pierre du chemin de
San Juan. La voiture est au garage. On soudera le carter très légèrement, sans
garantie. C’est le seul type de réparation que j’aie pu envisager. Renouveler
la pièce me coûterait environ 2500 F, sans compter la main-d’œuvre. Sans
voiture, j’ai été obligé de faire à pied, la nuit, le chemin de l’hacienda, ce
qui n’est pas recommandable. J’ai dormi une heure, dépensé 160 F pour le taxi
de l’aéroport, j’y suis arrivé à 3h30 du matin, pour manquer à 6h30 le départ
de l’avion ! Je lisais le journal quand le haut-parleur annonçait
l’imminence du départ, et n’ai rien entendu. Quand je suis revenu à la réalité,
la porte du tarmac était déjà fermée à clef. On m’a indiqué une sorte de
porte-fenêtre demeurée ouverte, et je me suis engagé sur le terrain d’aviation
en courant comme un fou. Le chauffeur d’une camionnette a eu pitié de moi et
m’a conduit jusqu’à l’endroit où devait se trouver l’avion. A ce moment précis,
nous l’avons vu décoller… J’étais au bord du suicide quand nous nous sommes
aperçus que l’avion qui partait n’était pas le bon. Celui-ci était toujours là,
mais les hélices tournaient déjà. On avait depuis longtemps retiré la
passerelle, mais la porte était encore ouverte. On m’a déniché une échelle, que
j’ai escaladée avec un extraordinaire sentiment de plénitude et de confiance en
la Providence…
Sylvie m’attendait à Juliaca, sans
savoir le moins du monde si j’allais descendre de l’avion ou non.
Quelques
jours après, nous avons obtenu une entrevue du Dr B., chef de l’Area de Salud
de Puno. Sylvie a réussi à se libérer de ses multiples occupations pour
m’accompagner à Puno. Je vous décrirai, pour vous amuser, quelques
particularités de l’hôtel où nous sommes « descendus ». Pourtant, le
prix était le double de ce que nous avions payé naguère à Juliaca. Il n’y avait
pas de dessins obscènes sur les murs, et les portes fermaient. Mais Sylvie
avait un vélo dans sa chambre, et pour y parvenir il fallait s’écraser entre
deux murailles tout au long d’un couloir sans lumières. Les draps et
couvertures étaient affreusement humides. Il faut se charger soi-même de
remplir les brocs d’eau, et d’évacuer l’eau sale. D’ailleurs, nous nous
comportions comme des bourgeois, car presque tous les clients font leur toilette
en plein air, dans le patio. Il nous avait fallu faire plusieurs hôtels pour
trouver des chambres. Il n’existe presque que des dortoirs. Dans l’un des
endroits les plus sympathiques que nous ayons visités, le patron, après avoir
embauché quelques jolies petites Indiennes sans trop préciser quel serait leur
travail, nous a conduits par un escalier branlant dans l’unique chambre où il
avait accumulé cinq ou six lits, à une ou à deux personnes, et nous a vivement
conseillé tel grand lit derrière un paravent. Comme nous insistions pour savoir
si vraiment il n’y avait pas de chambres, il nous a rassurés en disant
« mais vous y serez seuls, voyons, personne n’y dormira… ». Hélas,
nous avons préféré chercher ailleurs… Dans l’hôtel que nous avons fini par
choisir, les deux seuls employés que nous ayons vus étaient de jeunes garçons
très braves mais à moitié abrutis, qui dormaient toutes les nuits en plein air,
enroulés dans leurs couvertures en travers de la porte d’entrée, pour
surveiller les allées et venues.
La visite au Dr B. s’est passée le
mieux du monde autour d’une tasse de café, et en une demi-heure nous étions
arrivés aussi loin que possible. L’homme est très cordial, obèse et débordant
de sa chaise avec une paternelle bénignité. C’est un ancien militant
communiste, qui au début de sa carrière n’acceptait que des communistes aux
postes médicaux de Puno. Depuis quelques années, cependant, il ne fait plus de
politique, et collabore aimablement avec la Prélature. Il est tout prêt à nous
engager. Je le serais au titre d’ « interne rural », si je
commence à travailler avant d’avoir terminé ma thèse. Il s’agit de jeunes
médecins qui ont terminé leur internat et préparent leur thèse tout en
travaillant dans une posta médica, au même titre qu’un médecin diplômé. Leur
engagement est en principe d’un an, après quoi ils présentent leur travail et
reçoivent leur diplôme. Ils peuvent rester, bien sûr, s’ils le désirent. Une
fois diplômés, ils reçoivent, en plus du traitement de base qui leur était déjà
accordé, de successives bonifications. Ce programme est intéressant. Il a déjà
fourni en médecins de nombreuses postas qui en était dépourvues depuis des
années. Pour le moment, toutes les postas sont occupées, sauf celle de San Juan
del Oro qui est en construction. Lorsque nous serons prêts au travail, il se
pourrait que d’autres possibilités existent, mais Bermejo semble nous destiner
fermement à San Juan.
C’est un village de « ceja de
montaña », intermédiaire entre la sierra et la selva, à 2300 mètres
d’altitude. Le climat y est très doux, la végétation très abondante, et la
vallée est en pleine expansion économique (café surtout, un peu de bois, mais
tout pousse, il suffit de planter). Ce village se trouve entre Sandia et la
frontière bolivienne, sur un affluent du Tambopata qui se jette dans le Madre
de Dios… la pleine Amazonie… Vous voyez que c’est assez emballant. Pourtant,
Sylvie et moi nous préférerions l’Altiplano, malgré toutes les séductions de la
forêt, parce qu’il est peu de paysages au monde aussi bouleversants. Mais nous
prendrons ce qu’on nous donnera. San Juan del Oro est un endroit important.
Cela dément une fois de plus ce que l’on répète, que l’Area de Salud
n’offrirait à des étrangers qu’un petit poste marginal. Jusqu’à l’an passé, il
fallait trois jours de marche pour y arriver, mais on est en train de terminer
la route.
B. n’a pas pu nous donner une
assurance, ni a fortiori nous proposer un contrat, parce que cela dépend du
Ministère de la Santé à Lima. Il faudra donc que j’aille voir ces Messieurs.
Mais je compte sur le soutien de B., et sur une bonne recommandation de l’autre
B. (le Director de los Estudios, à l’Université). Il reste au programme, en
plus de cela, un entretien capital avec Monseigneur (sans doute demain).
Et l’ultime avec O.R., le plus dur peut-être, mais qui pourra bien perdre de
son importance si l’interlocutrice tarde trop à revenir… Elle ne fait que
remettre son arrivée. Et pour quelles raisons ?
Le seul motif objectif de notre
voyage à Puno étant satisfait une demi-heure après notre arrivée, nous avons eu
droit à un jour de vacances touristiques. On nous avait conté des merveilles du
carnaval de Puno. Malheureusement, il semble que les danses folkloriques ne
commenceront que demain. Le Puno que nous avons vu était mort, à part un marché
pittoresque et un morne défilé de chars sur la Plaza de Armas. On nous avait
parlé d’une croisière sur le lac Titicaca, avec danses, et visite aux îles des
Urus. Nous nous sommes renseignés : coût 180 S/. (360 FB). Nous sommes restés à terre. Nous le
regrettons moins, depuis que nous savons que l’unique distraction était de
s’asperger d’eau, de se peindre au rouge à lèvres et au cirage, puis de
recouvrir le tout de farine colorée. Et qu’on ne visita aucune île…
Il nous est resté Puno, qui est vraiment
très joli, et les rives du lac où nous nous sommes longuement promenés. En
revenant, nous avons croisé un groupe d’Aymaras, hommes et femmes, saouls comme
tout le Pérou, chantant leurs huaynos de carnaval au rythme de leurs pas
titubants. Ils nous ont jeté des confettis, frappés de leurs (illisible)
(queues d’alpaca multicolores, attachées bout à bout, et dont on se sert pour
danser). Nous avons beaucoup ri et, comme toujours, nous nous sommes quittés
sur de très fraternels « abrazos ». Ce fut la seule manifestation
carnavalesque que nous ayons vécue. Le lendemain, à 4h du matin, nous
attendions vainement un colectivo pour Juliaca. En désespoir de cause, nous
sommes montés dans un camion qui, au lieu de partir tout de suite, a décrit des
voltes dans toute la ville pour charger des passagers, prendre de l’essence
etc. Quand ce fut terminé, il a commencé son voyage à mourir de froid, à une
allure de tortue, pendant que de nombreux colectivos nous dépassaient. Sylvie
était désespérée, qui devait commencer le travail à 9h en Ayaviri. Pour tout
couronner, un pneu a éclaté sous le poids de la cinquantaine de passagers
agglomérés au-dessus du chargement. C’est alors que nous avons été pris par une
jeep, chargée d’Ayaviréniens, et où figurait la laborantine de l’équipe. Cela
nous a sauvés, côté horaire, mais nous avons dû supporter d’être réaspergés de
confettis, de talc et de mauvais parfums.
Les garnements du groupe avaient même
décidé de plonger les filles dans l’eau d’une lagune, mais ils n’ont réussi
qu’à embourber lamentablement leur voiture. Ce qui nous a évité de plus amples
discussions.
Nous revoici au Dispensaire,
attendant patiemment le retour de Monseigneur, qui est en tournée pastorale à
San Juan del Oro et à Sandia.
Je voudrais vous demander de ne pas
vous imaginer des choses extraordinaires au sujet de ce que je vous raconte.
C’est beaucoup plus impressionnant à lire qu’à vivre. Et cette vie est bien
remplie, mais sans rien de surhumain. Les incertitudes au sujet de l’avenir me
sont, jusqu’à présent, plus émoustillantes que pénibles. Sylvie va bien, et moi
aussi. Infiniment mieux depuis que nous nous sommes revus. Nous nous quitterons
le mercredi des Cendres, pour nous revoir à Pâques. Ce sera le Carême, donc
rien d’effrayant.
Il
m’arrive très souvent d’être gai. Si parfois je ne le suis pas, ce n’est pas à
cause du poids des choses. Mais l’attente n’est plus très longue.
Lorsque je vous enverrai la
prochaine bande magnétique, je vous chanterai quelques chansons quechua que
m’apprend mon professeur. Comme celle-ci, par exemple, écho du travail forcé
des Indiens, à tracer des routes dans la Selva :
Paucartambo campanillay Aswan aswan ujunpiqa
Despedidata tukaykuy K’usillullañas wankashian
Qosñepatatas ripusaq Aswan aswan ujunpiqa
Kutimusaqchus manachus Tarukallañas tusushian.
Ma petite cloche de Paucartambo,
demain tu sonneras l’adieu. Je m’en irai à Qosñepata, et nul ne sait si j’en
reviendrai. Là-bas, là-bas où je m’en vais, seul pleurera le singe laineux.
Là-bas, là-bas où je m’en vais, le cerf rouge est le seul à danser.
Je vous embrasse tous.
(Je m’étais inscrit, en effet, à un
cours de qechwa qui se donnait dans une maison de Barranco. Le professeur
s’appelait Demetrio Tupac Yupanqui. Le fait que son patronyme soit le nom d’un
des plus célèbres Incas m’étonnait. Je ne savais pas que cet homme allait
devenir fameux, pour le rôle qu’il allait jouer dans la défense et
l’illustration de la langue qechwa. Quand le Général Velasco Alvarado a décidé,
vers 1970, de faire du qechwa une des deux langues officielles du Pérou, c’est
à lui que le Gouvernement a fait appel pour établir les programmes scolaires.
Mais surtout, il a fait cette chose extraordinaire et magnifique de traduire en
qechwa l’entièreté du Don Quijote[1]!
Une œuvreénorme
par son volume et par sa difficulté, et aussi le symbole de la culture des
conquérants. Sa traduction ne serait lue par personne ou presque, et il devait
le savoir. Mais en traduisant le Quijote, il montrait l’excellence de la langue
indienne, et permettait aux Indiens de s’approprier symboliquement le bien le
plus précieux des Espagnols. En réparation de tous les trésors volés.
Je
savais depuis le Pérou que l’aristocratie des conquérants s’était alliée à
l’aristocratie des vaincus, mais c’était des hommes blancs qui épousaient des
princesses incas, pas l’inverse. Je croyais que les lignées masculines (on dit
« agnatiques ») s’étaient perdues. Il y a peu, j’ai su qu’il existait
un village, quelque part aux environs du Cuzco, où vivaient plusieurs familles
dont le nom patronymique était celui de plusieurs Incas historiques. Cela pourrait
signifier que des survivants des dynasties royales se sont regroupés, et que
leurs descendants existent encore aujourd’hui. J’ignore si Tupac Yupanqui était
originaire de ce village…)
Lima, le 16 mars 1965
Chers Papa et Maman,
Je ne crois pas qu’il y aura dans
cette lettre beaucoup de choses que vous ne puissiez divulguer. Je ressens
cependant le besoin de vous l’écrire à vous, personnellement. Il est plus que
temps que je vous avertisse de l’évolution de nos projets. J’espère toujours
que d’un moment à l’autre le brouillard va se lever, que de trop de
possibilités une seule va se dégager, s’imposer comme une évidence. Jusqu’ici,
c’est tout le contraire. Les démarches se succèdent, qui en provoquent
d’autres, et chacune débouche sur plus d’interrogations.
J’ai essayé à plusieurs reprises
d’obtenir une entrevue du Subdirector general de Salud, très généralement
absent de son bureau. Aujourd’hui encore j’y ai perdu deux heures, mais il est
arrivé pour finir et très aimablement m’a conduit auprès d’un de ses
subalternes. J’ai réexposé toute l’affaire à celui-ci, qui m’a répondu: d’abord
qu’il n’y a rien qui s’oppose à ce que je sois engagé par le Ministère; ensuite
que c’est impossible parce que je ne suis pas péruvien; en troisième lieu que
pour des endroits comme San Juan il n’y a pas de candidat, qu’on engagera donc
n’importe qui, fût-il étranger. Autre triade: 1) présentez-vous et vous serez
accepté – 2) Oui c’est vrai, les « internos rurales » sont
sélectionnés sur base de concours – 3) Ne vous en faites pas, il n’y a guère de
problème si vous postulez San Juan. Il m’a interrogé alors sur les raisons de
mon désir, puis m’a parlé longuement de la force du sentiment amoureux
(« Moi aussi, je suis un homme sentimental, j’irais travailler au Congo si
c’était pour rejoindre la femme aimée » !). En conclusion, il considère
que si je me présente pour San Juan del Oro, j’ai beaucoup de chances d’être
accepté en dépit de la loi. Mais il est impossible de me donner une assurance
avant mon départ: « c’est anti-réglementaire ». Je devrais au moins
me faire naturaliser.
Le Dr B. est à Lima. Je vais essayer
de lui téléphoner cet après-midi pour l’avertir et lui demander son avis.
Autre chose: je vous remercie
d’avoir si rapidement fait parvenir ma lettre à L. de R.. J’ai été très surpris
en apprenant qu’un des membres du Corps européen des Volontaires de la Paix
voulait me voir en son nom. Je compte y aller demain. J’ai su qu’ils
cherchaient un couple belge médecin-infirmière pour le Pérou. Je crois que nous
aurions beaucoup de chances d’être
acceptés si nous le voulons vraiment, surtout que je connais
personnellement de R.. D’après M.V., nous pourrions peut-être aussi être
engagés par un bureau de l’Organisation de la Réforme agraire. Elle en possède
un à Puno. Ces gens ne font pas que se préoccuper de cadastre, voire
d’agronomie, mais ont tout un programme.
J’en
viens au point le plus important de ma lettre. J’ai eu, il y a quelques temps,
une idée un peu révolutionnaire. Je la croyais folle au début, mais elle a
réussi peu à peu à s’imposer à moi comme à vaincre des préventions tenaces,
celles de Monseigneur par exemple. (…) Le premier travail de stage, celui sur
l’hydatidose, est bien avancé, j’ai toute la documentation et presque 30 pages de
rédaction définitive. Mais le travail d’obstétrique n’est pour ainsi dire nulle
part: mon patron ne m’a pas encore expliqué ce qu’ils font exactement comme
recherches sur la biosynthèse placentaire, j’en suis à me documenter dans le
vague le plus complet. Et avec fort peu d’enthousiasme pour le moment. Par
contre, j’aurai sûrement beaucoup de mal à me préparer adéquatement aux examens
s’il me faut quitter Lima le plus tard possible en juin, perdant encore en
démarches le temps que vous devinez. (…)
Pour toutes ces raisons, j’ai pensé
qu’il serait peut-être possible – PAS de nous marier au Pérou, NI d’y rester
tous les deux jusqu’en octobre – mais d’obtenir la « libération » de
Sylvie deux mois plus tôt encore que juillet. Il se fait que Sylvie est
d’accord. Je sais bien que cela pose quelques problèmes, à vous surtout, en
télescopant les préparatifs de mariage. Il est extrêmement urgent, je le sais,
de prendre une décision définitive et de vous en faire part. J’essayerai donc
d’arracher à Monseigneur un accord indépendant d’O.R. Je l’ai attendue assez
longtemps, il faut bien que sans elle, le monde continue de tourner. Je
voudrais que la Prélature nous engage à la condition que l’Area de Salud ne le
fasse pas. Si cela ne marche pas, je m’arrangerai avec Mr de R. Mais
laissera-t-on partir Sylvie si le second contrat ne se fait pas avec
l’Association? (…)
Je voudrais que vous me compreniez
bien. Je vous écris très rapidement, sans m’embarrasser d’autre argumentation
que de ce qui est « raisonnable ». Je sais qu’il y aura bien d’autres
questions qui vous viendront à l’esprit, et que vous évoquerez d’autres
difficultés. Croyez bien que j’y pense aussi. Je ne puis tout discuter, ce
serait interminable. Mais je crois que vous comprendrez l’absurdité de consentir
un sacrifice aussi lourd, et plus pesant de jour en jour, plus révoltant, plus
contre nature, lorsqu’il ne sert à rien, lorsque c’est du temps perdu, du temps
jeté, du courage qui tombe en quenouille. Et lorsque nous avons l’occasion
d’échanger ce temps mort contre d’autre où nous travaillerons ensemble,
effectivement, dans des conditions meilleures au-dehors comme au-dedans de
nous, il ne peut être question d’hésiter.
Cela fait une seconde session. (…)
Un dernier problème est celui de
l’argent du retour. Le mien est payé, bien sûr, sur un avion de la KLM. Celui
de Sylvie l’est par bateau. A considérer les choses pratiquement, il est
peut-être possible que nous rentrions tous les deux par avion. Ce serait
l’idéal pour nous. Il est possible aussi que nous revenions tous deux par
bateau Ce serait économique. Je n’imagine pas, je vous le jure, je ne conçois
pas que nous fassions le voyage séparés, et séparés à ce point. Plus
maintenant. Et pas deux fois. Je pense, je pense aux moyens de trouver de
l’argent. (…) Sylvie aura déjà l’argent de son voyage en bateau.
Réussirons-nous à épargner quelque chose? C’est possible. Pas énormément. Je
vendrai un peu, si je trouve des amateurs pour certaines de mes ci-devant
futilités.
Vous voyez comme je m’exalte en
parlant. Pardonnez-moi. Je joue une grosse partie. Nous allons quitter ce sujet
pour vous donner d’autres nouvelles. Je ne vous ai pas encore dit que la veille
de mon départ d’Ayaviri nous avions dansé le huayno tout l’après-midi. Les
Indiens dansaient depuis plusieurs jours, mais nul n’en savait rien que de
lointains bruits de flûte, et quelques cris d’invisible provenance. Les Indiens
dansaient en petits groupes très intimes, à l’abri des murets de terre, au clos
des « colchones », de leurs cours intérieures d’où montait parfois un
nuage de poussière. Il arrivait d’y voir quelques têtes coupées, couronnées de
fleurs, tournoyant au soleil. En dehors de ces ilots de fête, nous n’avions à
boire qu’un silence venu d’ailleurs, nous nous promenions dans des tranchées étrangères,
qui découpaient l’espace cloisonné de leurs chants.
Ce soir-là nous étions seuls, quand
une de ces têtes nous a fait signe. Le bonjour que nous avons rendu nous a
ouvert les portes. Dans la cour, on était ivre et fou, on dansait jusqu’aux
frontières extrêmes de la syncope blanche, on cherchait le rêve dans l’anoxie,
une petite mort pour oublier la vraie. Ils nous ont couronnés de serpentins,
liés entre nous, liés avec eux de chaînes fortes et brûlantes. Ils nous ont
donné l’alcool rose et la cagnasse, le Vin des Chevaliers, qu’on fait avec du
sang chaud et du sucre. Nous qui n’étions pas faits pour mourir encore, nous
nous arrêtions quand le huayno nous tuait trop. Nous avons dansé en sarabande,
en couple aux deux mains jointes, et tournoyé comme des derviches jusqu’à ce
que le cœur éclate et que l’esprit se couche en ouvrant grand les yeux vers le
ciel. Quand le soleil a disparu, nous nous sommes rassemblés dans la choza pour
manger. Le potage au chuño blanc, les monceaux de maïs et de chuño noir, qu’il
fallait aimer, et que nous avons aimé en effet. Plus tard, pour oublier la
fatigue, on a dansé encore en s’aidant de coca, la feuille qui aide à vivre ou,
mieux, à demeurer. J’ai chanté quelques refrains quechua, holà petite jupe
rouge, qu’as-tu à jouer dans mon champ? Va le dire à mon père, va le dire à ma
mère, je suis libre, libre comme le vent.
Yau, yau, puka polleracha
Imata ruwanki, chakray ujupi…
Mamaykimansi willaykamusaq
Taytaykimansi willaykamusaq
Chakray ujupi pukllasqaykita
Willaykamuypas, willaykamuypas
Karnavalpiqa, libres kakuni!
Je ne crois pas avoir changé au
point de vous paraître étrange… ni avoir du mal à me réadapter. Pour vous en
convaincre, je vous envoie ma plus récente photo d’identité. J’ai seulement
pris un peu le goût du risque, et connu le plaisir de l’illégalité.
Envoyez-moi, s’il vous plaît, quelques échantillons de mots écrits à
l’espagnole. Je me rends souvent compte de mes tendances
« disortografiques »… mais évidemment pas au moment où j’y succombe.
Les Espagnols simplifient tout, l’orthographe comme la religion.
Je vous quitte en hâte, pour ne pas
manquer une réunion où je plaiderai pour que ces zygomars de Volontaires du
Pape continuent à aider San Juan. Et puis je retournerai à ma garde à la
Maternité. Je vous demande encore pardon des émotions transportées par cette
lettre. Dans quelques jours, peut-être, des précisions importantes. D.
Lima, le 26 mars 1965
Hier,
entre 3 et 6 heures de l’après-midi, ont eu lieu, sur une terrasse qui
surplombe le fleuve Oracle, les « négociations de l’Alcazar ».
L’Alcazar est l’hôtel où descend O.R. lorsqu’elle colonise Lima. Ce n’est pas
le Crillon, ni le Bolívar, mais c’est tout plaqué de marbre et on y trouve des
gringos dans tous les coins. Odile m’attendait dans le hall, et m’a conduit à
l’endroit royal d’où l’on voit le nord de la ville, les deux places (plaza de
Armas, plaza San Martín), le quadrillage serré des cuadras dessinées par
Pizarro, et qui n’ont pas changé depuis, le gratte-ciel de l’Instruction publique
construit par le dictateur Odría, l’immense croix du Cerro San Cristóbal
entourée de gigantesques slogans apristes et qui reçoit l’assaut des barriadas
montantes, les plus fameuses et les plus misérables, El Agustino, le petit
Cerro San Cosme, son sheriff, son « Poncho Negro » et ses petites
Sœurs de Jésus.
(Le sheriff de San Cosme est un
habitant choisi par les autres pour y maintenir l’ordre. La police n’y entre
jamais qu’en force. Poncho Negro est un mendiant chef de bande, récemment
arrêté dans des circonstances dramatiques).
C’est dans ce cadre-là que nous
avons pu fixer la date approximative de notre retour, de notre mariage, et la
forme probable de notre engagement futur. Je suis sorti de la discussion
complètement épuisé. J’ai une vraie sympathie pour O.R. sur le plan personnel,
bien que je commence à la connaître sous de multiples faces. Mais son habileté
et sa rouerie ont quelque chose d’effrayant. J’avais à peine commencé à lui
faire entendre que j’avais quelque chose à lui demander, que je recevais les
premières attaques. Elle m’a reproché de m’être opposé à ce que Sylvie reste
seule à Sandia, quand le « bien des Indiens » l’exigeait. Elle m’a
longuement parlé de ces gens qui faisaient passer leurs affaires de cœur avant
l’esprit de service, et qui n’avaient rien compris aux impératifs du
développement, qui auraient mieux fait de ne pas s’engager. Ces gens-là, ce
n’était pas nous, c’était ce que nous pourrions devenir… J’ai commis l’erreur
de lui parler trop tôt d’un projet que j’avais. Elle a fait tout ce qu’elle
pouvait pour que je le lui annonce à brûle-pourpoint, mais j’ai tenu bon, pour
lui laisser toutes les occasions d’imaginer les pires catastrophes. Quand elle
a su que j’étais allé voir B. sans l’avertir, elle m’a dit très hautement que
ce n’était pas fort honnête. Et peu après qu’elle me pardonnait. Quand j’ai
fini par lui révéler mon jeu, elle n’a pas pu me cacher son soulagement. Dès
lors, tout a été très vite. Elle a accepté que Sylvie soit libérée en avril,
elle a accepté – me l’a même proposé spontanément – que notre contrat futur se
fasse de préférence avec l’Area de Salud. O.R. se charge d’essayer d’obtenir du
Ministère un document écrit qui nous garantisse l’engagement.
En conclusion, tout se passe
exactement selon le « patron » idéal que j’avais imaginé.
Le dernier mot d’O.R. :
« Comme vous avez été prudent… Je vois à présent quelle peur
j’inspire ». Jayjayllas !
Pour nous, l’avenir se dessine
beaucoup plus clairement. Sylvie pourra quitter Ayaviri vers le 15 avril,
peut-être même avant. Elle m’aidera aux démarches préparatoires au départ.
J’envisage celui-ci entre le 15 avril et le 1er mai. Le tout sera de
savoir comment. La date du mariage dépendra, elle aussi, du mode de retour que
nous choisirons… le mot est ironique bien sûr.
Mon stage d’obstétrique entre dans
sa dernière phase, et je crois que j’en serai content. Les accouchements sont
du ressort des sages-femmes, mais j’en fais aussi. Ma spécialité est la suture desdéchirures périnéales, mais je me
défends pas mal en curettages. J’ai assisté plusieurs césariennes. En
chirurgie, bien sûr, je souffre un peu de ma mauvaise mémoire visuelle et
beaucoup de ma mauvaise attention visuelle. Lorsqu’on est soi-même responsable,
on peut dans une certaine mesure y suppléer par le raisonnement. Ce n’est pas
le cas quand tout le travail consiste à être fidèle au raisonnement d’autrui.
Si je commence à me sentir
médecin ? Bien sûr, je ne fais que ça. Bon médecin, pas encore. En voie de
le devenir peut-être. J’ai pris de mauvaises habitudes aussi. Mais qui n’en a
pas ?
A très bientôt. J’attends avec
anxiété vos commentaires. Je vous embrasse.
NB : une phrase clef
d’aujourd’hui : Ñoqa hawa Sandiaman ripusqa, ama pipas rimachunchu !!!
(La
Maternité de Lima
J’ai
parlé déjà du chef de service, le Dr S. A part une première rencontre chahutée,
nos relations ont toujours été excellentes. Mais je n’en dirais pas autant de
son cousin, le Dr F.S., qui était aussi son premier adjoint. Celui-là ne ratait
pas une occasion pour me montrer son aversion et son mépris. C’est, en fin de
compte, le seul ennemi que je me sois fait au Pérou. Apparemment, il avait une
mentalité de chirurgien…
Il
faut imaginer un vieux bâtiment délabré où les parturientes reposent souvent à
deux par lit par manque de place, chacune avec leur bébé dans un panier au bord
du lit. L’ambiance est assez familiale, sauf quand la future mère est une jeune
fille sans mari. J’ai assisté à des scènes d’accouchement épouvantables où,
privée de soutien, la maman de seize ans hurlait sa haine de ce bébé qui
sortait d’elle en déchirant tout sur son passage. Les sages-femmes étaient
évidemment beaucoup plus compétentes que les internes pour accoucher. Il
n’empêche, elles faisaient souvent ça à la hussarde, et les déchirures du
périnée étaient très fréquentes. Évidemment, la déchirure était
spontanée : elles ne faisaient pas d’épisiotomie, n’étant pas médecins…
Là, nous intervenions, nous les internes – après-coup,
quand tout était abîmé et souvent d’une façon telle qu’il nous était très
difficile de retrouver l’architecture des délicates structures féminines. On
faisait ce qu’on pouvait. J’ai écrit, avec un peu de forfanterie, que j’étais
spécialiste des déchirures périnéales. En un sens c’était vrai, on m’appelait souvent pour cela et je
le faisais avec soin. Mais je pense souvent à ces femmes que j’ai recousues
presque à l’aveugle, à ce qu’elles allaient devenir quand tout serait
cicatrisé, avec mes bonnes et mes mauvaises décisions inscrites dans leur
chair.
Une
autre intervention fréquente de l’interne était le curettage après une fausse couche. Officiellement, bien sûr,
tous ces avortements étaient spontanés. Personne n’était dupe, mais il fallait
faire comme si. La fréquence de ces avortements « spontanés » était
telle, que j’en ai fait finalement mon travail de stage, lorsqu’il est devenu
clair que je n’aurais jamais le temps d’entrer dans le programme scientifique
du Dr S. C’était un travail statistique, sur dossiers, dont l’utilité était
nulle puisque la variable principale était et devait rester inconnue. Mais
c’était un travail de bénédictin. Sylvie m’y a beaucoup aidé. A Louvain, quand
je l’ai présenté au Prof. Schockaert, la seule chose qu’il a remarquée fut le
titre : « L’avortement en milieu hospitalier liménien ».
« Liménien, liménien ? Ça veut dire quoi, liménien ? ».
Professeur, c’est le nom des habitants de Lima. « Ah bon, ah, c’est très
bien… Liménien… ». Je lui avais appris quelque chose, car le nom des
habitants d’une ville était un de ses dadas, et souvent il posait ce genre de
question à l’examen d’obstétrique ! Cela m’a valu une distinction !
Mais les curettages, c’était moins
drôle, car on devait les pratiquer sans anesthésie – impossible, évidemment,
tant il y en avait, de mobiliser un anesthésiste. On faisait cela dans une
grande salle où il y avait plusieurs lits obstétricaux, tous occupés en même
temps. Aucune intimité, bien sûr. Il faut tenir la curette entre deux doigts,
de façon très légère pour ne pas blesser. On gratte, doucement, jusqu’à ce
qu’on sente un crissement doux qui indique qu’on est arrivé au muscle utérin,
qu’il ne reste plus rien des annexes. Entre-temps, la femme serre les dents ou
gémit).
Lima, le 30 mars 1965
Je viens d’avoir une seconde
conversation avec O.R., qui nous complique très sérieusement les choses, du
point de vue financier. Bien qu’elle m’ait fait l’honneur de ne pas se
rétracter, et qu’elle continue à promettre de payer le voyage de Sylvie en
bateau, elle refuse à présent de payer l’ensemble immédiatement. Elle ne veut
payer tout de suite que la moitié, l’autre moitié au moment où nous signerons
le second contrat. Cette moitié du voyage, 9000 FB, correspond exactement à ce
je considérais comme la dette à payer à l’Association si le second contrat ne
se réalisait pas. Mais j’espérais qu’O.R. payerait maintenant le prix plein,
quitte à ce que nous devions lui rembourser la moitié, alors qu’elle veut payer
la moitié pour nous rembourser le reste plus tard. Cela porte à 14.000 FB la
somme à trouver, c’est beaucoup. Je vous écris cela tout de suite, pour
corriger ma lettre précédente, partie aujourd’hui même. Bien entendu, je n’ai
pas plus de commentaires à faire que la première fois, je dirais même moins, à
cause de la parfaite purée où nous évoluons.
Je vous embrasse,
D.
(Voilà
comment les lettres se terminent, abruptement. Il reste encore à décrire, de
mémoire, l’ambiance des derniers jours à Lima. Nous avons travaillé comme des
fous, Sylvie et moi, pour extraire les données des mille dossiers
d’avortements. C’était notre façon d’être ensemble… Mais il fallait payer une
assez grosse somme pour avoir le droit de quitter le pays. Une somme trop
grosse pour nous. Comment faire ? Simple : on nous a fait savoir que
les membres d’ordres religieux ne devaient pas s’acquitter de ce droit. Nous
avons donc obtenu un certificat, que nous possédons encore, qui faisait de nous
des membres de la Congrégation des Pères des Sacrés-Cœurs – au pluriel, on
a bien lu : il s’agit des cœurs de Jésus
et de Marie… Et Sylvie est donc devenue un père missionnaire !. Nous
sommes sortis du Pérou grâce à ce faux.
Je
me rappelle très bien l’escale de Bogotá : la ville est à 2000 m
d’altitude, sur un plateau, on voit tout autour un cirque de montagnes, mais le
paysage proche est d’une plaine assez riche, où l’on voit des pâtures et des
vaches, comme chez nous… A l’aéroport, brève escale, où l’essentiel était de ne
pas passer par inadvertance la limite de la zone de transit. Un pas au-delà
aurait été dramatique, en nous obligeant cette fois à payer la taxe
d’embarquement, bien plus élevée qu’au Pérou. Cela ne nous a pas empêchés de
savourer un des meilleurs cafés de ma vie. Le reste du voyage se perd dans les
brumes de l’oubli. La nuit est tombée, on a essayé de dormir pliés en quatre,
dans un espace trop réduit. Puis, comme à l’aller, Madrid, puis Paris. A Paris,
longue attente d’un avion vers Bruxelles. Fatigue intense. Puis enfin
l’arrivée, la famille, les retrouvailles, avant une nouvelle et dernière séparation.
Le 8 juin, nous nous sommes mariés à Amiens, et le dernier stage s’est fait à
Ottignies, à la clinique Saint-Pierre. Sylvie y a travaillé dans le service de
pneumologie, jusqu’à ce que sa grossesse l’en empêche. C’est une autre
histoire.Nous ne sommes jamais retournés au Pérou, où
nous avions pourtant laissé en attente nos malles, qu’il a fallu rapatrier
grâce à l’aide, encore une fois, de Pierre de G. et des prêtres de Jesús
Obrero. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Les espoirs d’être engagés par
l’Area de Salud se sont effondrés, et nous ne tenions pas à avoir à nouveau
O.R. comme patronne. J’ai alors décidé de faire la psychiatrie avant de
repartir. Mais ce n’est qu’en 1969 que j’ai renoncé à un projet qui me tenait à
cœur, celui d’étudier avec un sociologue
et un psychologue les freins psychosociologiques et culturels au développement
des zones andines. Pour défendre ce projet, j’étais allé voir Roger Bastide et
d’autres, notamment René Fabre, à Paris. Je n’ai jamais trouvé de financement.
Et c’est pour cette raison que nous nous sommes retrouvés, en décembre 1969, au
Sénégal. Cela aussi c’est une autre histoire.
[1]
En fait, semble-t-il, la
première partie seulement. Ce qui est déjà extraordinaire !
Lettres du Pérou (1964-1965),
augmentées de commentaires et de quelques précisions, mais néanmoins fortement
expurgées d’éléments personnels.
J’ai
eu l’occasion de relire, avec une surprenante émotion, les lettres que j’avais
écrites à ma famille il y a presque un demi-siècle, à partir de l’exil
péruvien. Elles se trouvaient dans le tiroir d’un secrétaire, où la mémoire
oublieuse de ma mère les avait enfermées. Ecrites sur du papier avion de
mauvaise qualité, avec une encre grasse d’aussi mauvaise qualité, que le temps
a fini par effacer en partie, elles sont difficiles à lire. Il était nécessaire
de les réécrire, si je pensais qu’elles pussent encore avoir un intérêt pour
tout autre que moi, ou pour les quelques rares personnes qu’elles concernent.
C’est une histoire privée. Les sentiments, les émotions dont parlent ces
lettres sont encore vifs, mais un tombereau d’années les a recouverts.
D’ailleurs, peut-on comprendre aujourd’hui l’importance de la religion dans la
vie d’un jeune homme ordinaire, peut-on admettre qu’il n’était pas si étrange,
à l’époque, d’être comme l’auteur de ces lettres,
« christo-freudo-marxiste »? Mais l’intérêt n’est sans doute pas là.
Le monde a changé. Celui dont on parle ici est étrange à plus d’un titre, et
celui qui le découvre, et cherche à en faire son quotidien, ne réussit qu’à
devenir un autre. C’était un monde ancien, une société du XIXème siècle,
brusquement forcée de se transformer, et qui renâclait. Un monde où rien n’était
encore joué, où les Lumières n’étaient qu’une référence exotique, et qui se
préparait à affronter une autre révolution, avec enthousiasme et terreur.
Madrid, 30 juillet 1964
Chers tous,
En vol : Tout est
incroyablement, invraisemblablement plus beau que je n’avais pu l’imaginer. La
première impression est comparable à celle qu’on a quand on fait pour la
première fois de la plongée sous-marine: légèreté et transcendance. L’air est
épais, dense, vibrant, et vous, vous êtes enfermé comme une bulle au sein du
cinquième élément. Quand je croyais passer la Loire, c’était la Garonne,
Bordeaux, et les Landes là-dessous comme de grandes taches vertes sans relief.
Les Pyrénées, de très petites choses. Par bonheur, quelques contrebandiers à
dos d’âne pour sauver la montagne d’un trop grand dévoilement: on peut voir
sans pudeur les sentiers de chèvres, les vallées et les escarpements. On ne
saura jamais ce qu’il y a exactement dans le sac du contrebandier. D’où
l’utilité des sacs. La Vieille Castille a son sol jaune et rouge, sang et or
comme les couleurs de l’Espagne, et ce n’est pas pour rien. Quant à Madrid, un orage m’a empêché
jusqu’ici de trop m’y ennuyer: il y avait de beaux éclairs. Aucun n’a foudroyé,
c’est bien dommage, le Palacio Nacional ni la Cathédrale qui lui fait face
(mais cet affrontement factice masque mal leur complicité). La ville a une
certaine majesté, mais je n’ai pas vu de choses vraiment belles. Si ce n’est
les parcs. Je suis pour le moment à côté du Retiro. « Los taxistas de
Madrid » (chauffeurs de taxi) sont contre la « cooperativa »,
« y con Franco y su alcalde »! Et ces imbéciles osent en faire état!
De grandes affiches partout: « 25 años de paz ». Qué bonito!…
énormément de mendiants et d’aveugles (ceux-ci mobilisés par la loterie nationale).
Un peuple digne et compassé. Quant à l’organisation: j’ai failli oublier, en
sortant de l’aéroport, que j’avais à m’occuper d’une grande valise en
aluminium. Le Saint-Esprit a soufflé au dernier moment. Au revoir. Je vous
embrasse. Je vous aime beaucoup. On s’en rend compte parfois de façon
déconcertante. Mais ce qui s’est rompu, ce n’est que l’extrême frange d’un
mystère plus profond. Quédense con Dios.
(A cette époque le général Franco dirigeait toujours le pays et mes impressions s’en ressentent. Le dictateur paraguayen, Stroessner, était alors en visite officielle. Je découvrais avec surprise que la langue livresque, que j’avais essayé d’apprendre avec Assimil, pouvait me servir dans la réalité. Bien mal pourtant…)
Lima, le 31
juillet 1964
La
première escale américaine fut Caracas. C’est une de mes plus fortes
impressions. C’était l’aube à peine commencée, la lumière était bleue et rose,
reposait la mer et grimpait à angle droit à l’assaut des montagnes qui
défendent la ville.
(J’ai nettement le souvenir d’avoir fait, avec un compagnon de rencontre, une virée sur l’autoroute qui escalade ces montagnes. Est-ce vraisemblable? Ai-je rêvé? En tout cas, un film documentaire vu récemment à la télé m’a donné de cet endroit un très fort sentiment de déjà vu…)
Curaçao (deuxième arrêt) est un
petit aéroport de type colonial et « bidons ». Curieux mélange de
« Hollandais et de Nègres », résurgence étrangement ressentie de
préjugés raciaux à peine soupçonnés auparavant(tragique mais vrai!).
(Dans mon souvenir, cette impression raciste est complètement gommée, en tout cas en relation avec Curaçao dont je revois seulement les maisonnettes à pignons hollandais peintes de couleurs pastel. Par contre, il y a dans mon souvenir de Panama une appréhension sourde, celle de voir tant de gens à la peau noire et de me sentir une exception).
Panama est un hall de gare (je parle
de l’aérodrome, mon expérience s’arrête là). Influence yankee perceptible dans
le clinquant et l’exploitation commerciale. Puis ce fut Guayaquil, quelques
arpents de terre calcinée entre la mer et d’interminables lagunes. La ville se
prolonge par des faubourgs lacustres où les anophèles doivent faire la loi.
(La lettre ne parle pas de la fatigue intense, de la chaleur mortelle, ni des régimes de grosses bananes plantains omniprésents – « plátanos de Guayaquil ». Elle ne rappelle pas que c’est là que Bolivar a rencontré San Martin, et obtenu, Dieu sait comment, qu’il lui abandonne la suprématie sur le Pérou et sur la Bolivie).
En passant de l’Equateur au Pérou,
on passe de la forêt vierge au désert. Le survol du pays est vraiment
déprimant. J’ai filmé quelques paysages par le hublot. Puis, on voit une mer de
nuages, ronde et parfaitement localisée: c’est l’épiphanie de Lima. La descente
sur la ville est une vraie descente aux enfers: on passe d’une planète à
l’autre, en se diluant dans une masse de brume compacte. Et la ville qui
apparaît là-dessous est immense et pâle, presque anémique au premier abord.
Lima, 3 août 1964
Il faut que je vous raconte toutes
ces choses que j’ai esquivées la fois passée, parce que j’avais peu de temps,
que j’étais fatigué, et que j’étais encore plongé dans la délirante ambiguïté
de ces premières heures. On parle mal quand on est à la fois incendié de joie, écrasé
de fatigue physique et stupéfait d’une curieuse inquiétude. Vous aurez compris
cela. Je vous avais parlé d’une cité pâle et brumeuse, il n’aurait pas fallu me
pousser pour que je la dise franchement laide. Je vous dirai comment peu à peu
cette impression s’est transformée…
Accueil très sympathique. On m’a
conduit en voiture à Jesús Obrero, une paroisse située dans un quartier
populaire, voisin des barriadas. Le curé belge, absent, était remplacé par un
jeune vicaire péruvien d’origine chinoise, Padre Juan: charmant, ouvert et
hospitalier. L’église est moderne, simple, les rues avoisinantes sont
d’interminables artères qui se coupent à angle droit, bordées de maisons
ouvrières au toit plat qu’on fleurit l’été, et qu’on peint gentiment en
couleurs pastel, rose bonbon, vert pâle, bleu, jaune, sans trop tenir compte de
la nuance choisie par les voisins. Sous le ciel toujours désespérément blanc (on
était en hiver),
cette diversité de couleurs est indispensable.
Samedi, j’ai payé le tribut des
grands voyageurs par un dérangement gastro-intestinal classique, à la suite
d’une ingurgitation excessive d’ « anticuchos », brochettes de
cœur de vache. J’en ai guéri bien vite à l’aide d’une diète sévère, mais à
cause de cela je n’irai voir le directeur des stages qu’aujourd’hui à 1h.
Vous dire maintenant comment j’aime
Lima… le Lima populaire tout au moins, celui de Surquillo, des chauffeurs de
« colectivos » (taxis collectifs) qui, lorsqu’ils vous ont pris en
affection, vous conduisent où vous voulez pour rien, téléphonent d’eux-mêmes à
l’aéroport pour savoir quand venir vous prendre à votre descente d’avion. Le
Lima des mauvais garçons qui hantent les rues de Surquillo à minuit et qui se
mettent en quatre pour aider l’étranger, pour lui indiquer son chemin, qui lui
répètent cinq fois leurs renseignements pour être sûrs d’être compris (et le
portefeuille était encore là!). Maintenant, ne pas s’y tromper : c’est une
des villes où le nombre de vols et larcins en tous genres est le plus élevé au
décimètre carré. Les Liméniens volent
avec une gentillesse, une élégance inégalable. Ils ont une incomparable
innocence. La scène du père Jo qui monte son enregistreur à sa chambre et
redescend dans la rue. Un homme monte peu après, et redescend avec l’appareil.
Trouve le Père qui lui bouche le passage du trottoir: « Dispense,
Padre ». – « Pase Vd. ». – « Muchas gracias,
hasta luego ». Et s’en va calmement. Le Père n’a compris que deux minutes
plus tard. La scène des ouvriers en bleu de travail qui pénètrent à l’église
pendant un office, et qui déménagent tranquillement une horloge. Les autres
religieux présents se disent: « Tout de même, ce Père Curé, faire exécuter
des travaux pendant la Messe! ». Il s’agit d’une forme primitive de
commerce, en fait, d’un véritable troc, la marchandise volée s’en va, s’en
vient, passe de main en main, les affaires marchent.
La grande partie de la ville de Lima
est ainsi faite de maisons sans beauté, aux murs humides et lépreux. Les
services publics paraissent assez déficients, il y a d’énormes trous dans les
trottoirs et des bouches d’égout sans grilles (attention aux promenades
sentimentales!). Les murs sont couverts de graffitis politiques multiples et
contradictoires que je déchiffre avec passion. La population est de toutes
couleurs, on voit beaucoup d’Indiennes portant le chapeau de feutre et la
crepiña (le porte-bébé).
Je n’ai pas encore visité la ville
d’un point de vue touristique, il n’y a d’ailleurs pas grand-chose (réflexion
arrogante d’un primo-arrivant!).
J’ai respiré l’air qu’il y fait. Dans quelques temps j’oserai goûter des
pâtisseries, qui paraissent délicieuses mais passablement indigestes (le
turrón de Dona Pepa, et surtout le gâteau au manjar blanco me laissent un
souvenir impérissable!). Dans
les beaux quartiers, l’architecture respecte avec soin le style baroque
fondant, adore les moulages en stuc extravagants, les grilles de fer forgé
(souvent belles) et les balcons de bois sculpté. Certaines résidences de
chirurgien à la mode ressemblent à des palais mauresques. Les femmes guettent
aux moucharabiehs… Mais le luxe architectural est strictement localisé à
quelques avenues. On en sort aussi vite que de la Cité du Vatican, et sans la
moindre transition: passé le coin, les enfants sont vêtus de loques crasseuses,
des familles entières vivent sur le trottoir, de vieilles Indiennes édentées
vendent des repas douteux cuisinés sur le pavé, les murs sont interminablement
recouverts de litanies politiques en rouge: « Justicia para las
Cooperativas », « APRA, APRA, APRA » (L’APRA,
Alianza para la Revolución Americana, est un parti d’origine marxiste et
‘indigéniste’ qui depuis le début des années 60 avait conclu une coalition avec
le principal parti de droite, et faisait
une politique de droite, tout en gardant une forte base syndicale), « Defenderemos a Cuba »,
« Perros »…
Ce matin, à la messe, j’ai observé
une coutume admirable: un homme qui apportait à l’autel, avec force marques de
dévotion, des signes de croix multiples compliqués de baisers sur la main, une
petite boîte à vitrine contenant une statue indéfinissable. Il l’a placée à
côté du crucifix pour qu’elle emmagasine bien toutes les grâces possibles
durant la messe, et puis l’a reprise et rapportée chez lui. Les grâces
diffuseront et parfumeront la maison jusqu’au dimanche suivant.
Lima, 11 août 1964
Chers tous,
Je commence à travailler à l’Hôpital
Loayza le lundi 17 à 8h. « Todo se ha arreglado ».
Le 14 août: Je ne continue ma lettre qu’aujourd’hui. Bien des choses se sont passées en quelques jours. A l’occasion de l’achat de cinq livres d’initiation à la broderie, pour les besoins de la Prélature d’Ayaviri, j’ai eu un premier contact enchanteur avec la bureaucratie locale. Vous connaissez le Ministère de l’Éducation, ce splendide building construit par le dictateur Odría, dont il y avait une photo dans la revue Fanal que je vous ai laissée. Sylvie m’avait donné l’adresse du bureau où ces livres étaient en vente: 10ème étage, Departamento de Educación para el Hogar. Je pénètre ému dans ce temple de la connaissance, fais la queue vingt minutes en attendant l’ascenseur. Au 10ème je me renseigne: « No sé ». « Essayez au 16ème, le Bureau de la Famille ». Vingt minutes d’ascenseur entre les étages… « No sé ». « Allez voir au 7ème au Bureau des Services techniques ». 20 minutes, « no sé ». Mais là, on me donne l’adresse d’un centre « artesanal de mujeres de Lima », à une demi-heure en bus. Reçu très gentiment, mais ils n’avaient pas la série « broderies ». « Nada de bordados »… Un conseil judicieux: « Vous devriez aller au 10ème étage du Ministère de l’Education » (où nous les avons finalement trouvés!).
Parlons un peu des démarches que
j’ai dû faire auprès de la Faculté. Tout s’est bien passé finalement, bien que
je ne sois encore que « interno ad honorem », sous conditions,
jusqu’à ce que les certificats arrivent. J’ai été voir deux fois le Dr M., ami
de l’ambassadeur en Belgique, qui m’a ménagé une entrevue avec le Doyen.
Celui-ci, un peu batracien comme le sont tant de médecins en place, mais du
genre gentil (un batracien gentil, quoi…) ne s’est pas fait prier longtemps.
Quelques lignes griffonnées sur du papier à entête, une nouvelle visite à B.,
et je recevais le règlement de l’internat avec la mission de commencer le
travail lundi prochain. Ce règlement est assez draconien, comme vous pouvez le
constater: de 8 h à 18 h tous les jours de semaine, les dimanches et jours
fériés de 8 h à 12 h, et ce qui est plus grave, vous comprenez pourquoi, pas de
vacances du tout du tout. Un jour à Noël, si on n’est pas de garde.
Mercredi passé, nous sommes partis à
trois sur la route du Centre, celle qui aboutit au Cuzco, en passant par
Chaclacayo, Chosica, Cutimarca, jusqu’au défilé de l’Infernillo (petit enfer),
à 3600 m (presque la hauteur d’Ayaviri. Vous avez appris qu’à Lima c’est
l’hiver. Un hiver doux mais affreusement humide, sans vraie pluie, mais des
bruines continuelles, et des suicides. A 25 km de la ville, douze mois sur
douze le soleil brille, sauf pendant les courtes averses qui sont alors
diluviennes. Lorsqu’il fait humide à Lima (six mois sur douze), il ne tombe pas
une goutte d’eau à 25 km et vice-versa. Nous avons donc cherché le soleil, les
fleurs, les fruits délicieux (chirimoyas – une merveille -, granadillas, etc.)
et les poulets-pommes frites (grande spécialité) parmi les premières
manifestations du pittoresque indien. Nous avons remonté le fleuve-qui-parle,
le fleuve oracle, le Rímac, qui n’est qu’un torrent de montagne, presque
jusqu’à sa source. La vallée est verte, fleurie, boisée d’eucalyptus, elle
monte sec mais si régulièrement qu’on ne s’en aperçoit pas. De chaque côté
commence le « cerro pelado », la montagne où rien ne pousse, des
sentiers de chèvre invraisemblables, d’anciennes mines d’or abandonnées,
d’autres qui ne le sont pas, que l’on n’atteint, vers les 4000 m, qu’au prix
d’efforts épouvantables. Tout cela se voit d’en bas. Il y a même des villages,
à 2 ou 3 mille mètres au-dessus de vous, dont on cherche vainement la raison
d’être et la possibilité d’y vivre. La vallée est aussi l’un des hauts lieux du
mal nommé verruga, une sorte de lupus dû à un protozoaire, et de la fièvre de
La Oroya, qui en est la forme généralisée, souvent mortelle. Ces maladies sont
transmises par un moustique, qui ne sort que vers 6 h du soir. Durant la
journée, on ne risque rien, mais gare à qui passerait la nuit! Nous avons
croisé le « pont de la Verruga », près duquel des centaines d’hommes,
des Chiliens travaillant à la voie ferrée (celle de Tintin) seraient morts du
mal en question. Il y a de cela une cinquantaine d’années. La fréquence a sérieusement baissé!
Nous nous sommes donc arrêtés à 3600
m, dans un admirable défilé d’une étroitesse et d’une profondeur
impressionnantes, pour voir le paysage, et aussi pour faire un petit 100 m au
pas de charge, histoire de connaître l’effet que ça fait. C’est un peu plus
fatiguant qu’au bord de la mer bien sûr. Mais très à l’aise… Il paraît que 3000
m sous les tropiques équivalent à 4000 m en Europe, pour le retentissement
physiologique. Au retour, nous avons rapidement visité les ruines de
Cajamarquilla, une ville inca (en fait, pré-inca) toute en terre, qui a bien dû
compter 40.000 habitants, et qu’on commence seulement à fouiller sérieusement.
J’ai filmé beaucoup durant cette journée, rien dans les ruines malheureusement,
elles sont dans le brouillard liménien, et il faisait trop sombre. A propos de
ruines, on a découvert, il y a une semaine, près de Vilcabamba, une cité quatre
fois plus grande que Machu Picchu.
C’est
vers ces jours-là que grâce à un étudiant dont j’avais fait la connaissance,
j’ai fait mes premières armes dans un dispensaire de nuit. Le travail
consistait à recevoir des blessés ivres, amenés souvent par leurs agresseurs,
et à recoudre ce qui pouvait l’être. Je n’avais encore jamais fait une suture!
L’étonnement des mes « confrères », qui n’avaient souvent fait qu’une
ou deux années de faculté, faisait peine à voir. Mon humiliation aussi.
Lima, 24 août 1964
Chers tous,
Je profite, pour vous écrire, d’une
nuit de garde à Loayza. ….
J’ai déjà reçu deux lettres de
Sylvie depuis son départ. Toutes deux d’Arequipa. Après un voyage facile jusque
là, la Jeep est tombée en panne.
(En réalité, il y avait eu un accident. Le véhicule était hors d’usage, les passagers indemnes, sauf l’une, légèrement blessée. Mais tous ont failli y passer, car le véhicule avait dérapé, était tombé dans un ravin. Sylvie ne m’en a parlé que bien plus tard).
Elle était partie avec d’autres, en
un petit convoi fait d’une camionnette et d’une Jeep. Voyage de deux jours et
demi ou trois jours, très fatiguant, avec arrêt à Chala et Arequipa. La
première fois dans un hôtel crasseux, la deuxième fois (la plus longue, à cause
de la panne), dans un des très nombreux couvents d’Arequipa. Sur 1000 km on
longe la mer, ce qui signifie un désert de dunes à perte de vue, avec de temps
à autre une vallée à l’aspect tropical, des orangeraies, des bananiers.
Pour ma part, imaginez-moi de 8h à
19h en blouse blanche, déchiffrant l’espagnol de mes malades comme on décode un
langage secret, livré sans autre défense qu’une vaillante surdi-mutité aux
réflexions souvent aimablement caustiques de mes « maîtres » liméniens,
nommés Abraham et Ismaël.
(Ismaël Reyes était le chef de service du Pavillon 8, médecine interne. Il avait une soixantaine d’années, cheveux blancs, moustache blanche, profil indien. Un très mauvais caractère, mais un sens clinique extraordinaire. Il était manifestement amer de ne pas avoir fait une plus belle carrière, et se sentait victime d’une cabale raciste: « el Indio Reyes » était sa manière habituelle de parler de lui-même. Il était apriste, et admirait Nicolás de Piérola (un dictateur nationaliste du XIXème siècle). Il méprisait cordialement les jeunes femmes qui se mettaient du vernis aux ongles des pieds, et ne comprenait pas les jeunes qui s’embrassaient à pleine bouche… Il faut dire que la tuberculose faisait des ravages. Abraham Feldmann était son second, et bien sûr, son rival. Juif roumain, ou moldave, il représentait une tout autre tradition. Lui aussi se sentait mal apprécié dans ce pays qui le considérait encore comme un étranger. Au début, il était heureux de voir en moi un presque compatriote, et il espérait sans doute que je démontre l’excellence de la médecine européenne. En quoi j’ai dû, sûrement, le décevoir.
(Tous les jours, le tour de salle commençait à 8h du matin et se terminait à midi. Habitant Surquillo, dans la banlieue, je devais me lever à 6h et trouver un « colectivo » vers le centre. Heureusement, il en passait beaucoup: des voitures ordinaires, souvent déglinguées – j’en ai vu une qui n’avait plus de fond, on mettait les pieds sur les barres métalliques de la carcasse…
A partir de midi, les médecins allaient s’occuper de leurs clients privés. Les internes se retiraient dans leurs appartements pour y faire la sieste rituelle. Vers quatre heures de l’après-midi on se réveillait, on allait voir les malades dont on avait la charge, on préparait le tour de salle du lendemain).
Loayza est un semis de pavillons de
ciment, entourés d’herbe et de palmiers. L’ensemble ne manque pas d’allure ni
même d’un certain style. Les salles sont très bien tenues. Il est beaucoup plus
pénible de visiter l’ « Emergencia », où l’on amène les
patientes qui doivent être hospitalisées et qui souvent attendent là plusieurs
jours avant qu’il n’y ait pour elles un lit de libre. Tantôt couchées sur des
civières, tantôt sur de simples bancs, enroulées dans une couverture infâme,
sans le moindre coussin pour arrondir les angles. Mais le spectacle de ce genre
de « logement » est fréquent à Lima.
Je m’entends bien avec les autres
internes, on m’a même fait entrer dans une sorte de clan assez fermé dont les
membres sont liés d’une manière originale dont je n’ai pas encore compris toute
la subtilité. Une tentative de créer des liens familiaux, para-familiaux ou
pseudo-familiaux au sein du monde très clos que forme le personnel de Loayza.
Les horaires sont si chargés qu’on n’a guère le temps d’avoir des activités
extérieures. Mais à l’intérieur par contre, on a d’amples loisirs qu’on occupe
à converser longuement de futilités, à manger des tripes de vache au pili-pili
(appelé ici ají) ou bien à applaudir telle chanteuse créole venue faire un peu
de propagande pour la vente de ses disques. Le milieu est bien sympathique,
mais un peu désespérant par son manque d’ouverture à tout ce qu’on dit en
Europe « d’intérêt général ». Les collèges d’ici sont déficients et
cela se remarque. Je n’ai eu de conversation un peu sérieuse qu’avec un interne
mormon. Sans doute la langue y est-elle pour quelque chose, mais ce n‘est pas
là toute l’explication. J’ai décidé d’aller assez régulièrement aux réunions
d’une cellule de l’Union des étudiants catholiques. Le même problème s’y
rencontre. Une fois par mois, réunion chez les « volontaires du
Pape », mi-yankees mi-péruviens, mais les yankees y sont en rupture de ban
et les Péruviens engagés. Cela fait un groupe où tout le monde, à peu près,
fait en personne du travail social. Cela me change de tout ce que je connais!
C’est là aussi que j’ai entendu prêcher un prêtre espagnol pour la première
fois. C’est un peu surprenant. Je n’étais pas habitué à une théologie si sûre
d’elle-même.
(Dans ce petit groupe d’étudiants qui m’accueillait, j’avais reçu une « mère » et des « sœurs ». Ma mère s’appelait Soledad. C’était une jolie fille. Je pense que ces liens familiaux conventionnels avaient pour but de lier entre eux les internes sans leur permettre, dans une situation où l’on passait de longues heures ensemble, de se rapprocher trop intimement).
25 août
Tous les matins de 8h à 9h30, je
vais apprendre à couper et à coudre à la consultation de petite chirurgie.
Comme on disait là: « sacar uñas, curar pechos » (arracher des
ongles, soigner les (abcès aux) seins). Et il y en avait!… Je pense vous
revenir un peu plus « médecinisé ». Entretemps je crois être condamné
à paraître idiot tant que je n’ai pas l’air malin. J’ai donc bien l’air idiot.
En prendre courageusement son parti est possible, mais nettement plus facile à
dire qu’à faire. Tant pis.
Il fait un temps aux environs de 10° au dessus de zéro. « L’hiver le plus froid qu’on ait connu depuis 13 ans »!! Mais c’est désagréable, parce que dans tout le Pérou il n’y a pas une seule maison chauffée. J’ai consulté avant-hier le dermatologue. Après de longues discussions contradictoires, il semble que je souffre d’allergie aux piqûres de puces (plus exactement, aux insecticides! Je me plaignais comme un foutu gringo: « las pulgas, no las conocía, ¡no existen en mi tierra! » – tu parles…- quand le médecin péruvien cherchait à me réconforter: « ¡cada uno tiene sus pulguitas! »). A l’effet désagréable des piqûres s’ajoute donc une aimable urticaire. Le Père V. m’a raconté pour me consoler plusieurs aventures dermatologiques survenues à des gringos nouvellement arrivés. Je peux m’estimer heureux.
Je vous embrasse tous, appelle sur
vous les bénédictions conjointes des deux saints nationaux d’ici, Rosa de Lima
et Martin de Porres. Sans compter le Señor de los Milagros, une affreuse
Crucifixion (jugement injuste !) qui paraît efficace pour les peines
de cœur ou quand il y a le feu à la maison.
Je vous écris tout cela dans de
mauvaises conditions, car je tombe de sommeil. Vous excuserez donc ce qui
manque à cette lettre pour qu’elle soit amusante, pour qu’elle nous rapproche
mieux. Paqarinkama! (A bientôt)
Lima, le 3 septembre 1964
Ça bouge! Les choses désagréables ne
sont déjà plus qu’une perspective d’austérité avortée, rétrospectivement
angoissante. Une nouvelle corne d’abondance déverse ses bienfaits sur la Cité
des Rois. Le carnet de chèques est arrivé ce soir, et demain partira l’accusé
de réception. Au même moment on m’annonce l’arrivée du Cherry Victory, fleuron
de notre flotte marchande, port d’attache Anvers, destination Callao. Je crains
que la peste bubonique ne se déclenche à bord: le capitaine vient d’avoir 40
ans! Il s’ensuivrait ce que vous savez bien, un long voyage dans la Sierra, du
soroche, des avalanches, des tapirs enragés, un soleil ivre au bout de tout
cela. C’est bien ce que j’attends, en effet, du temps qui vient, du temps qui
passe et du temps qui vit.
Avec le soulagement qu’on devine,
j’ai entendu el Indio Reyes accepter de se passer de mes services pendant une
semaine, pour me permettre d’assister en Ayaviri au baptême d’A. J’ai téléphoné
la nouvelle au dispensaire, c’est aussi simple que de téléphoner de Bruxelles à
Louvain et coûte 49 Soles 85 pour trois minutes (plus ou moins 100 francs
belges). J’attends chaque jour le coup de téléphone de Sylvie m’annonçant la
naissance imminente de son filleul, et je saute alors dans le prochain avion.
Aller-retour 1600 Soles à peu près. Cela pose d’emblée quelques problèmes de
trésorerie que l’on résout en souriant (C’était quand même un mois de ma
bourse!). La compagnie s’appelle SATCO, les hôtesses de l’air sont peu
aimables, on dîne et lunche à l’oxygène pur en bondissant d’une neige à
l’autre.
Une lettre récente de Sylvie annonce son prochain départ pour Sandia. Elle y partirait après le baptême et remplacerait D. pendant un mois. Sandia est un chef-lieu de province, presque au bout de la route qui fait l’épine dorsale de la Prélature, bien au-delà de Coaza, aux portes de l’Amazonie, mais à haute altitude encore. Après cela, on parle de l’envoyer fonder un dispensaire à Llalli, un aimable village au sud ouest du Vent-qui-tue (Ayaviri).
Il y a là-bas des tas de gens qu’il
me faut absolument écouter et voir parler, pour savoir si je dois les aimer ou
les détester cordialement. Ce sera bientôt fait.
En ce qui me concerne, je passe par
de très bonnes phases, et aussi par des moments où je fais tout de travers.
C’est un rythme organique, une respiration. A la place d’un bon cerveau à
tiroirs j’ai un cerveau à spirales, à colimaçon, aux étranges recoins oubliés,
aux aimables surprises, aux puits sans fond. Je m’étais bien adapté au rôle
d’interne en second, lorsque je travaillais en compagnie d’un « plus
ancien » qui faisait tout sauf ce que je lui prenais. Depuis trois jours
j’ai seul la responsabilité de dix malades, c’est tout autre chose! Il faut, le
plus essentiellement du monde, penser aux choses opportunes au moment opportun,
c’est-à-dire pour moi la chose surhumaine par excellence. Et il y a toujours
des grands prêtres incas qui jouent avec des têtes de mort en bouquet et
s’ « amarguent » sur vous si vous « mettez la patte ».
Mais cela n’est rien. J’ai suffisamment de motifs de consolation, et je suis
forcé d’apprendre énormément, de mettre en branle les lourds rouages à volant
de réflexes conditionnés qui ne s’arrêteront plus désormais de me venir en
aide. Ojalà!
Depuis quelques jours le temps
change à Lima Vous avez désormais la permission de m’imaginer sur un fond de
ciel bleu. Le brouillard se retirant, on découvre avec surprise qu’on a vécu
tout ce temps entouré de hautes montagnes, lourdes présences invisibles. On
aperçoit leurs masses désertiques au bout des perspectives familières, des rues
qu’on parcourait tous les jours sans autre horizon qu’un fond de coton sale.
Les Andes sont des montagnes qui marchent, elles nous assiègent maintenant
comme les armées de Manco II ou de Condorcanqui.
À part mon milieu de Loayza et, le soir, les quelques habitants de Jesús Obrero, je vois très peu de gens. Je ne connais personne encore parmi les « bonnes adresses » qu’on m’avait fournies avant de partir. Je regrette surtout de ne pas avoir rendu visite encore à Luis Vier, le directeur de Cooperación Popular. Il s’agit d’un organisme qui veille au développement du pays en faisant travailler les communautés villageoises elles-mêmes, encadrées de techniciens. Ils ont réussi à créer un esprit, un enthousiasme un peu mystique en ressuscitant de vieux termes incas pour désigner la forme de travail coopératif qu’ils remettent en vigueur. C’est l’indispensable condition de la réussite! Trop efficace, peut-être, virtuellement, l’organisme est en butte aux attaques enragées de la majorité apro-odriiste au parlement, la sinistre coalition droite-pseudo gauche… C’est actuellement le grand sujet de conversation en politique. Mais j’ai bien de la chance lorsque je parviens à quitter Loayza avant 8-9h du soir. Quand ce ne sont pas les malades qui me retiennent, ni les rapports à taper à la machine (une invraisemblable machine dont le chariot dérapait à mi-course et qu’il fallait rattraper), ce sont les internes eux-mêmes et leur aimable mépris du temps, leur faculté à bavarder des heures durant sans rien dire, dans une sorte de psychoplégie végétative, avec le plaisir cependant d’être en société. Ce plaisir-là leur suffit à l’état pur, sans qu’il soit besoin d’aucun support intellectuel, d’aucune distraction extérieure. Entre 1h30 et 4h de l’après-midi, je fais mes courses, j’écris, je vais poster mes lettres, je joue au touriste aussi. Mais ce n’est pas le moment de rendre visite aux gens.
(Parfois je me payais un pisco sour ou « con algarrobina ». Le tourisme était en fait réduit par une sorte d’inhibition au plaisir culturel. Je n’ai jamais visité le Musée archéologique, par exemple… Mais j’ai vu dans la Cathédrale le cadavre momifié de Pizarro, qui a conservé à travers les siècles son profil d’oiseau de proie).
Ayaviri, 15 septembre 1964
Enfin arrivé! Il faut profiter des douches chaudes comme d’une aubaine infiniment précieuse! Vous voyez, je n’avais pas encore eu le temps de vous raconter notre espoir de rencontre et déjà il est réalisé. Sylvie lave les langes du filleul. Dans la pièce voisine, j’entends les échos d’une démonstration flanellographique en qechwa pour les paysannes du Campo. Nous avons pris le petit déjeuner dehors, en face des marécages de la Moya, des moutons et des chevaux qui y paissent, en vue aussi de toutes les montagnes neigeuses du Melgar, de leurs sommets de plus de 5000 m, qui nous sont proches et attirantes comme autant de pièges. Le soir lorsque les multiples couples se retrouvent et qu’on met des disques d’Yves Montand et d’Anne Sylvestre, nous osons à peine imaginer le tableau que nous offrons aux yeux d’Alejandrina, la muchacha. Tout au moins celle-ci, qui est l’intermédiaire entre les gringos et l’opinion publique ayavirénienne, pourra-t-elle témoigner d’une chose: les étrangères ne sont pas là pour les Picpus. Nous contribuons ainsi à l’éducation religieuse du peuple, nous remettons en question les catégories les mieux établies, nous provoquons les plus fécondes remises en question…
Emergencia de Loayza , 24 septembre
1964
Cela fait un temps fou, me
semble-t-il, que je ne vous ai pas écrit. Ne m’en veuillez pas, il s’est passé
énormément de choses, et de merveilleuses, depuis ma dernière lettre. Peut-être
le savez-vous par une lettre de Sylvie, nous nous sommes revus contre toute
espérance, pour le baptême d’A. J’avais exposé à Reyes la situation tragique où
se débattrait sa vie durant ce pauvre enfant sans parrain. Il m’a accordé une
semaine de congé. Mais après tout, je crois vous avoir déjà raconté cela. J’ai
pris l’avion le 16 septembre à 6 h du matin. Nuit de garde l’avant-veille, de
manière à bien creuser un déficit de sommeil déjà fort important. La veille, en
allant saluer le P. Jo, notre ami Picpus, à la Recoleta, je tombe sur la chef
de mission, qui venait passer quelques jours à Lima et m’avait cherché déjà
sans résultats. Effusions larges et cordiales, suivies d’une fondue au
« Chalet suisse ». La soirée se termine à minuit, et bien sûr il me
reste tous mes bagages à faire avant de me lever à 4 h du matin pour gagner
l’aéroport. Dans la fièvre des préparatifs et le sommeil envahissant que vous
devinez, j’ai dû encore faire quelques prescriptions et rédiger des
instructions pour « mes malades » de l’hacienda San Juan. Je vous
parlerai de celle-ci, mais chaque chose en son temps. L’avion de la SATCO a
quitté le brouillard liménien pour survoler quatre heures durant le plus beau
désert saharien dont vous puissiez rêver, alternance d’ergs et de regs, de
dunes de sable sale et de collines de pierraille, avec de temps à autre la
coulée verte d’une vallée cultivable, ou l’ensemble de taches géométriques
d’une hacienda arrachée de haute lutte à l’envahissement des sables. L’escale
d’Arequipa m’a permis de voir le Misti, une pyramide presque aussi parfaite que
le Fuji Yama, entourée d’une collerette de neige dont l’épaisseur régit les
passions des colériques habitants de la ville. C’est le printemps là-bas, les
genêts sont en fleurs. Je n’ai pas vu de spectacle aussi dépaysant ailleurs au
Pérou: on se croirait en Europe!
Après Arequipa, l’avion monte sans
arrêt jusqu’à 5500 m, et la cabine n’est pas pressurisée. On vous donne de
l’oxygène à respirer, parfois utilement mélangée de senteurs balsamiques car on
danse odieusement dans les trous d’air. Ce que je connais des Andes, ce sont
des montagnes tristes et lentes: on y atteint presque sans le savoir les 4000 m
de l’altiplano, parce que ce n’est pas un sommet ou deux, mais tout un pays qui
s’élève, mètre par mètre, comme essoufflé lui-même par son effort. Ce qui est
trop gigantesque n’impressionne plus… Les neiges ne commencent timidement
qu’au-delà de 5000 m. Dans ces villages de l’Altiplano, toute la couleur qui
n’existe ni dans le paysage, ni sur les constructions de terre, se concentre
sur les vêtements des femmes et les crepiñas brodées dont-elles emballent leurs
enfants.
L’altiplano est une étroite bande de plaine entre deux murailles de montagnes pelées, où s’engouffrent les vents. La seule végétation est l’ichu, une herbe longue et piquante, dure au point de traverser le cuir des bottes de Sylvie, et dont se nourrissent les lamas (ce qui leur donne mauvais caractère…). Le plateau est parsemé de troupeaux qui se déplacent lentement, comme poussés par le vent, de huttes de terre au toit d’ichu qui s’agrippent valeureusement à leurs fondations de poussière. Au rythme des nuages de sable, naissant d’eux parfois et y retournant quand leur temps est venu, voyagent les hommes au pas rapide et mécanique, enveloppés du poncho comme d’une chape de silence. Ils font la route de l’altiplano, entre le Cuzco et le lac Titicaca, la route des anciennes invasions, celle de Manco Cápac et de ses frères Átar, guidés par une verge d’or. Nous l’avons faite plusieurs fois et même, timidement, nous avons visité le lac. Vous connaissez cela, ces interminables étendues de roseaux, les balsas aux voiles carrées, les îles flottantes des Urus que l’on ne peut qu’imaginer. Vous ne savez peut-être pas qu’une Université a ouvert ses portes il y a quelques années sur les bords du lac et compte déjà trois facultés. Les professeurs nous ont même invités à un repas champêtre dans « leur île », à 50 m de la rive. Repas de « corazón de vaca », d’ « espaldas de cordero », rôtis à la braise et accompagnés de la nourriture la plus abjecte que je connaisse, le chuño blanc, triste substitut de pomme de terre, patates desséchées au soleil, gelées au cours de multiples nuits de montagne, détrempées ensuite un mois durant dans des trous d’eau au bord des rivières. C’est très littéralement vomitif et désespérant. Qué rica su comida!
En Ayaviri, longuement, nous nous
sommes promenés entre 4000 et 4500 m, sur les bords du marécage où paissent et
se baignent bœufs et moutons, dans la plaine et la steppe, et sur quelques
hauteurs voisines. Les Pères nous ont fait souffrir avec leurs cours de qechwa
(prononcez kr’echwa) en nous apprenant à dire: « nous aimons les hommes
qui lavent leurs pieds chauds ».
Je n’ai ressenti aucun désagrément
du fait de l’altitude. En descendant de l’avion, bien sûr, on se sent un peu
« flappi no más ». En y remontant, un peu désespéré.
Avant
de terminer la lettre – il faut vraiment que j’abrège – quelques nouvelles de
l’hacienda San Juan. Je crois vous avoir déjà parlé de ce morceau de sierra aux
portes de Surquillo, dont les habitants travaillent pour l’Assistance publique
(la Beneficencia ») et sont affreusement exploités. J’y vais maintenant
tous les dimanches après-midi pour un petit « consultorio » où je me
fais la main, j’espère sans trop de dommages pour eux. Deux « infirmières »,
s’il vous plaît, Ofelia (une fille de bonne famille de Miraflores qui vit
exactement comme eux, toute seule, et qui a une peur affreuse des « loups,
bandits et fantômes » les plus loufoques), et une autre qui s’appelle
Fortunata. Je ne vais pas bien vite encore, je vois une dizaine de malades
entre 3h30 et 7h..
Lima, 12 octobre 1964
« Dia de la Raza y de la
Hispanidad » (officiel!)
Découverte du Nouveau Monde
Congé…
Je me partage entre la conquête de
nouvelles terres et la garde des souvenirs; vos lettres sont donc une moitié de
moi-même. Je suis heureux des nouvelles reçues, et jaloux de toute cette
réalité que je ne connais pas. Je commence à comprendre aussi ce que c’est que
la vie de médecin, mais je n’ai pas encore très bien réalisé comment c’était
possible… Pour le moment, aucun problème, mais comment fait-on quand on est
marié? C’est une question. Je crains fort qu’elle ne reste sans réponse, parce
qu’il n’y en a pas, et qu’il faut se contenter de vivre, courageusement, à la
grâce de Dieu. Bon. Ma santé, je la crois fort bonne, en tout cas j’ai un
appétit féroce qui demeurera légendaire parmi les Liméniens, à côté de la
Perricholi et du sacrifice d’Alfonso Ugarte. Je crois même que je grossis un
peu. J’ai combattu les puces par la prière, sinon par le jeûne, et par le DDT.
J’en ai encore, bien sûr, elles vous assaillent traîtreusement quand vous vous
penchez sur la poitrine des malades pour écouter les râles crépitants. Mais ne
vous vous inquiétez pas: dans la sierra elles transmettent le typhus, pas ici.
D’ailleurs elles ont déjà moins de sympathie pour moi qu’au début. Dans
quelques mois se sera établi l’équilibre biologique. Je vis toujours parmi les
curés, sans développer semble-t-il d’allergie à leur égard. Je commence à
« entendre » l’espagnol sans plus devoir l’écouter au prix d’un
effort surhumain. A l’hôpital les contacts sont amicaux, mais handicapés comme
le sont, je suppose, la plupart des contacts professionnels, par le fait que
les gens se définissent plus par ce qu’ils font que par ce qu’ils sont. En dehors,
je n’ai que très peu l’occasion de participer à des réunions, et lorsque
l’occasion se présente, le courage manque parfois. Guère le temps donc de
m’occuper de politique subversive ou de préparer la révolution prolétarienne.
Mais elle se fera sans moi tout aussi bien.
J’envoie quelques feuilles de coca,
venant du marché d’Ayaviri, à M. N. J’en connaissais l’odeur depuis longtemps,
l’ayant respirée sans le savoir sur bien des malades. Pour moi, c’est donc
avant tout une odeur de maladie. C’est déjà mauvais comme cela, ce l’est encore
infiniment plus quand on les mâche, comme ils font, avec de la chaux qui en
extrait tous les principes subtils, aromatiques et alcaloïdes. Dès les premiers
instants, la cocaïne anesthésie les muqueuses en surface, provoquant une
curieuse impression d’aliénation. Lorsque l’impression disparaît, on est aliéné
pour de bon. Je ne crois pas que j’approfondirai cet univers, la morphine et le
haschisch sont supérieurs…
Je ne puis m’empêcher de penser à
Llalli comme aux lettres possibles de notre destin. Et ce village, où de toute
manière Sylvie travaillera quelques mois au moins, après Sandia, grandit en moi
peu à peu comme un arbre. Pourvu que ce ne soit pas un baobab. Sylvie l’a
visité déjà. Elle a choisi elle-même l’endroit où l’on bâtira la « posta
médica muy jolie » et aussi l’appartement. Voici ce qu’elle me dit dans sa
dernière lettre: « Llalli me plaît. Ce ne serait pas mal si nous devions y
retourner. Pour y aller on prend la route d’Umachiri – celle de notre
pique-nique, on continue tout droit, et on voit apparaître au loin un village
très étalé au pied de hautes montagnes. Ce qui est frappant: beaucoup d’arbres.
La partie droite (du village) en toits d’ichu, la gauche plus nettement en
calamine (tôle ondulée)… Le village plus ancien a bien du cachet – agréable et
reposant, parce qu’il y a réellement ce qu’on peut appeler ici beaucoup
d’arbres. Toujours les mêmes: des coolies, à toutes petites feuilles vert
foncé, comme le buis. Cette partie est protégée par les montagnes hautes, et en
certain endroit de beau rocher abrupt ».
(Si nous étions allés vivre à Llalli, il est possible que nous nous serions fait tuer par le Sentier Lumineux. Car ce beau village fut témoin d’un massacre et parmi les premières victimes, en ce cas, il y avait les policiers et les coopérants: ceux-ci risquant de détourner les paysans de la révolution en améliorant quelque peu leur sort).
Moi, je ne sais pourquoi, j’avais
toujours pensé à Macusani, la capitale de Carabaya… à cause du nom. Mais
Macusani est le plus sale coin de la Préfecture, à 4300 m. Sylvie est prête à
tout, sauf à la selva et aux serpents corail. Mais elle apprendra peut-être à
aimer l’une et à s’accommoder des autres, à force de voisinage.
A
San Juan, l’hacienda, San Juan el Teólogo, San Juan mes vacances, j’ai déjà une
trentaine de clients, dont les fiches s’amassent, rédigées dans un sabir
franco-espagnol, et trois « infirmières », Ofelia, Fortunata, et la
sœur de celle-ci dont j’ai
oublié le nom. Le « consultorio » se trouve dans le living-room d’Ofelia, le « tópico » (salle de soins) dans sa chambre à coucher/cuisine/salle de bain. La salle d’attente est à l’air libre, on installe un banc devant la porte, là où les chiens ont coutume de se battre en hurlant, et de mordre les gens qui s’approchent de trop près. Cela fait marcher le commerce, et couler à flot l’eau oxygénée et le mercurochrome. Des chiens enragés, il y en a beaucoup paraît-il.L’un d’eux a mordu quarante personnes l’autre jour dans un quartier de Lima. On projette d’exterminer en masse les dizaines de milliers de « perros vagos » de la ville. Quant aux « vagos » humains, on les embarque à destination d’une sorte de camp de concentration dans la sierra. Le résident de l’hacienda, représentant de l’ordre et du rendement, est un Russe, B…ov. Probablement un ex-colonel cosaque de l’armée de Koltchak. Il habite la grande maison centrale aux murs jaunes, de style colonial, à côté de l’église désaffectée qui fut aux Jésuites au temps de sa splendeur. Il emploie les femmes au travail des vignes, cela leur donne des arthroses, et moi je soigne les arthroses au nom de Dieu. Il emploie les enfants aussi, main-d’œuvre peu syndiquée, et les jours de congé il les envoie au « collège » de l’hacienda pour qu’ils apprennent que le Pérou est un pays riche et libre, symbolisé par la corne d’abondance et la vigogne des rochers. Qu’il y a au Ciel un Dieu fort et jaloux, qui a délégué à ses prêtres le pouvoir de lier et de délier dans le ciel et à lui, B…ov, celui de lier et de délier sur la terre et parmi les champs de maïs.
Les « Volontaires du
Pape » et du Cardinal Cushing, organisation bien sympathique d’ailleurs,
ont fondé un Centre d’alphabétisation, qui mobilise trois
« maestros » pour trois élèves. Les autres ne viennent plus : ils
ont à présent tous les soirs à l’hacienda la télévision et ses programmes
idiots, les merveilles du monde en boîte, à diluer dans trois parties d’eau
bénite.
Je mène la vie d’un fonctionnaire
par sa régularité, d’un aventurier par sa signification et sa résonnance. A
Loayza, parmi mes malades, « quelques-uns sont morts, beaucoup vivent
encore, qui peuvent témoigner de ces choses », comme dit Saint Jean.
Heureusement… C’est évidemment une période assez critique pour moi. Ceci n’est
pas à lire à tout le monde. Je vais vous ennuyer un peu en vous racontant
l’aspect négatif de mon expérience. Mais il faut bien que j’en parle, sinon
cela se tourne et se retourne en moi sans trouver d’issue. Hier soir, j’ai été
soigner Ofelia qui pensait mourir (chute de tension). Je suis rentré à 1h, j’ai
donc assez peu dormi, et j’étais fatigué aujourd’hui. Le Dr F. a critiqué un
dossier que j’avais fait, disant que je n’avais pas de méthode. C’est peu de
chose en soi, mais cela a réveillé en moi une lésion diffuse, et m’a laissé
passablement déprimé. Une petite sieste m’a déjà fait beaucoup de bien, mais le
fond du problème est intact. Le voici: vous savez que j’ai toujours eu horreur
des commencements. D’autre part, je ne suis pas préparé adéquatement à mon
travail. J’ai déjà appris énormément, mais je suis encore souvent forcé
d’avouer mon ignorance. De plus, j’avais souvent remarqué à Louvain que les
étudiants étrangers, surtout lorsqu’ils paraissaient manier déjà bien la
langue, semblaient lents d’esprit, et même un peu bêtes. Je comprends cela de
l’intérieur maintenant. On est livré comme sans défense à des gens mieux armés,
on s’explique mal, on offre de soi-même l’image d’un sourd-muet, que les autres
interprètent mal. Ensuite et surtout, j’ai mes défauts propres. J’apprends mal
les techniques, quelles qu’elles soient, moins d’ailleurs les techniques
manuelles (non, mes mains ne sont pas tellement en cause) que les techniques
d’organisation. Lorsque j’étais un travailleur indépendant, « j’allais où
je voulais », j’étais « seul arbitre de mes divagations ».
J’avais presque oublié à quel point j’étais distrait, à quel point cela pouvait
un jour constituer un handicap dans le travail. Aujourd’hui, j’écris « lit
n°36 » au lieu de 26, et l’infirmière corrige; « un comprimé toutes
les 12 heures » au lieu de toutes les 24 h, et c’est l’autre interne qui
rectifie. J’oublie d’aller rechercher tel résultat d’EEG, etc. Tous les jours,
il y a quelque chose. Quand on me demande un résumé de l’histoire clinique de
telle malade que je connais bien, je n’arrive plus à me rappeler de qui il
s’agit, et pourtant tout est là, en moi, mais la mémoire n’obéit pas. Par
moments je me sens réellement infirme. Le travail s’en ressent, bien sûr, et
l’opinion des autres qui, dans ce nouveau milieu, est entièrement conditionnée
par ce que je fais. Surtout, je réagis très mal à l’humiliation, vous savez
bien que c’est ainsi depuis toujours.
Je crains un peu qu’une situation ne
se développe, dont je ne puis encore évaluer toutes les conséquences. Je lutte
bien, mais avec la sensation d’un échec possible, et peut-être davantage contre
mes craintes elles-mêmes que contre ce qui les cause. Je devrais m’appliquer
davantage, être plus présent aux choses, mais je me demande comment les autres
font. Excusez cette confession. Vous savez bien que je m’y prends toujours bien
à temps, que je présente une situation comme un fait alors qu’il s’agit plutôt
d’une projection pessimiste dans l’avenir. Je préfère, au moins en matière
morale, avoir recours à la thérapeutique quand il est encore possible de
l‘utiliser. A côté, il y a l’autre volet toujours présent, tout aussi réel, les
progrès que je fais, les expériences positives, les connaissances qui se
fixent, et même la découverte de possibilités peu soupçonnées dans les contacts
avec autrui, avec les mêmes malades, la vertu d’un sourire, d’une parole ou
d’une intonation (en manière d’explication, deux personnes déjà m’ont
longuement demandé conseil dans leurs difficultés sentimentales, ici à Lima).
Si je me souviens bien, c’est à vous
que j’ai fait part de la commande d’un stéthoscope que m’a faite le Dr
Feldmann. C’est ennuyeux, mais s’il vous plaît faites le nécessaire. Ce n’est
pas une blague, il m’en parle souvent.
Il faut que je termine. Bons baisers
à vous.
(El Ocho
Mon stage de médecine, de quatre mois pleins, se terminera bientôt, à la fin de décembre. Je l’ai fait au pavillon 8, « el Ocho ». Et même si j’en ai déjà écrit quelque chose, de façon éparse dans différentes lettres, il me semble utile de dire ici tout ce que les lettres à ma famille ne disent pas. L’hôpital Loayza porte le nom d’un ancien archevêque de Lima. Il était géré par la « Beneficencia », l’assistance publique, il accueillait uniquement les gens les plus pauvres, et manquait évidemment de moyens. Mais c’était un hôpital universitaire qui se piquait d’être à la pointe de la science médicale et qui, à certains points de vue, l’était. El Ocho était un pavillon de femmes, exclusivement, ce que les conditions d’hébergement rendaient bien nécessaire. Il y avait souvent deux femmes dans un même lit, par manque de place. Dans ce cas, elles reposaient tête-bêche, un système que je retrouverai à la Maternité, avec la présence surnuméraire des bébés de chaque côté du lit. Ici, pas de bébés, mais toute la misère du monde. Toutes ces jeunes femmes tuberculeuses! Je me souviens surtout de nombreux cas qui sont devenus exceptionnels en Europe, comme les péritonites tuberculeuses, qu’il fallait vider régulièrement en perçant la peau du ventre avec un gros mandrin, ce qui chaque fois me donnait l’impression d’agresser ou de tuer; les méningites tuberculeuses, qui évoluent lentement, et changent peu à peu la personnalité de la malade, la rendant geignarde, pleurnicharde, exigeante, entêtante. Beaucoup de patientes étaient des Indiennes de Lima ou de la Sierra centrale. Celles-ci ne parlaient souvent pas l’espagnol. Aucun interne évidemment ne connaissait le qechwa (et s’ils l’avaient connu, jamais ils ne l’auraient avoué). On se servait donc de la voisine de lit ou d’une autre patiente comme interprète, on se débrouillait, souvent bien mal, mais le rapport devait être coulé dans le moule scientifique le plus pur. Il y avait aussi des « zambas », (Afro-péruviennes de la Côte), et des « chunchas », Indiennes d’Amazonie. Celles-ci nous amenaient d’autres pathologies, souvent inconnues de nous, voire des traités de médecine tropicale. Un jour, devant le lit d’une malade qui nous venait du Departamento de Amazonas et qui avait une forte fièvre, nous nous étions tous agglomérés pour écouter le rapport de l’interne et les commentaires du patron. Reyes ne disait rien, il écoutait parler les autres avec son petit sourire madré. Et puis, très calmement: « Ça pourrait bien être la peste… ». Nous avons tous reculé, certains sont sortis de la pièce d’isolement où on l’avait déjà mise, par prudence. Un certain amour-propre m’a empêché de reculer de plus de trois pas. L’hypothèse n’était pas invraisemblable. La peste existe toujours à l’état endémique dans certaines régions du versant amazonien. Ce sont surtout les animaux qui l’attrapent, ils en souffrent moins que les hommes et la leur transmettent rarement.
J’ai déjà parlé de la
« verruga ». Cette maladie-là vient du versant pacifique, là où il y
a encore de l’eau et des moustiques, c’est à dire des vallées qui dévalent la
montagne. J’ai vu avec curiosité ces petites « framboises »
sanguinolentes sur la peau de quelques patientes, en pensant avec respect à la
folie de Daniel Carrión – qui se fit inoculer les sécrétions infectées pour
mourir peu après de la fièvre de la Oroya, démontrant par là que les deux
maladies n’étaient que deux formes de la même « bartonellose ».
Beaucoup
de patientes plus âgées étaient toutes jaunes, elles se mouraient de cirrhose,
ou de cancer du foie. Je me souviens d’une vieille dame qui, Dieu sait pourquoi
(je pense que nous nous étions mal compris) m‘avait traité de menteur. Je
m’étais expliqué du mieux possible, mais rien ne put l’empêcher de m’appeler,
dès qu’elle me voyait, « gringuito mentiroso! ». Surnom qui m’est
resté… mais heureusement pas au-delà des murs de Loayza. Une autre m’avait ému,
là aussi Dieu sait pourquoi: elle me faisait penser à ma grand-mère. J’allais
la voir, lui parler, même si je n’étais pas responsable de son dossier. Je
savais qu’elle allait mourir bientôt. Le savait-elle? Un jour je n’ai pas pu
m’empêcher de déposer un baiser sur son front.
Après
le tour de salle, nous allions manger au réfectoire des internes, où mes
camarades m’interrogeaient souvent sur
l’Europe et sur l’étrange pays d’où je provenais. « Est-il vrai qu’en
Europe la virginité des filles n’a pas d’importance? ». « Comment
pouvez-vous avoir une démocratie, puisque vous avez un roi? ». J’essayais
d’expliquer. Mais souvent cela dépassait mes capacités linguistiques, surtout
au début. Heureusement, ils n’avaient pas la patience d’écouter de longs
discours, et la conversation reprenait sur les filles, sur le sport… Rarement
sur la politique. On était parmi de futurs médecins, qui évitent en général ce
genre de sujet partout dans le monde, et plus encore à Lima où les antagonismes
étaient forts. On m’avait expliqué que les étudiants pouvaient être de très
bons amis, sans jamais s’inviter chez eux, à cause des trop grandes différences
sociales qui risquaient d’apparaître et de gêner l’un et l’autre, le bourgeois
de Miraflores et l’habitant des barriadas. Parmi les bizarreries dont on
constatait chez moi l’existence, il y avait mon indifférence apparente aux
« chicas » – pourtant fort jolies – dont nous étions entourés. Pour
éviter toute équivoque je parlais de ma « novia » qui était venue ici
avant moi, qui travaillait comme infirmière dans la sierra. On me demandait de
montrer sa photo (« qué guapa! »). Mais si elle était venue pour
travailler dans la sierra, elle devait être encore plus folle que moi!
(« Qué frío en la sierra compañero, no te das cuenta! »). Comment
peut-on imaginer que ces citadins prennent un jour en charge la santé publique
d’un pays dont-ils veulent ignorer les neuf dixièmes?
Au mois d’octobre de chaque année, à Lima, il y a un grand événement auquel j’ai participé par accident : la procession du Señor de los Milagros. Un mulâtre pauvre a peint en 1687 une crucifixion sur un mur, et ce tableau a vite fait l’objet d’une vénération populaire dans le quartier de Pachacamilla. Vénération trop païenne au goût du clergé, qui a ordonné sa destruction. Mais il a été impossible de la détruire, les gens chargés de cette mission avaient bien trop peur. Lors d’un tremblement de terre, la peinture est restée intacte. Reconnue officiellement comme miraculeuse, l’image est portée tous les ans en procession. Les fidèles, surtout des afro-péruviens, mais aussi des gens modestes de toutes les couleurs, s’habillent alors de violet. La procession draine des dizaines de milliers de personnes dans les rues étroites de la vieille ville ou des quartiers populaires. C’est hallucinant, cette longue chenille violette qui progresse lentement, en oscillant de gauche à droite, dans l’ambiance hypnotique des chants religieux. On craint à tout moment d’être écrasé par la pression de la foule. Dès qu’il y a un endroit libre, une place, un dégagement, des marchands vendent des scapulaires violets, des images, des médailles, des turrones de Doña Pepa, gâteaux caractéristiques de l’événement).
Dans ce blog, j’ai l’intention de
publier, l’un après l’autre, des textes qui évoquent, chacun, un lieu et une
époque.
Il s’agit parfois de pures fictions,
évoquées toutefois par des expériences vécues. Dans ce cas, le texte utilise
les caractères romains.
Parfois il s’agit de récits qui racontent
des souvenirs personnels. Dans ce cas, le texte utilise les caractères
italiques.
Voici donc des choses vues, et voici des choses imaginées.
Toutes se trouvent dans le trésor de la mémoire. Certaines sont comme le thé
blanc, qui n’aurait subi aucune altération. D’autres, comme le thé noir, ont
fermenté longuement ; elles ont sans doute changé d’aspect, changé de
goût, mais elles n’en sont pas moins vraies. Peut-être même le sont-elles
davantage, pour s’être chargées d’effluves inconscientes.
La fiction s’écrit en minuscules romaines, ce qui est l’écriture du roman. Le récit s’écrit en italiques. Ce choix peut surprendre, mais il est logique. Le roman, qui dit l’imaginaire, est une vérité en soi. Celui qui veut garder sa position de lecteur ne questionne pas son rapport à la réalité : il l’admet, pour que le plaisir soit entier. Le récit, au contraire, prétend être fidèle à la réalité vécue : c’est la raison pour laquelle il n’en est qu’un commentaire.
Les souvenirs que je raconte sont les miens, parfois ceux de quelqu’un d’autre. Ils s’échelonnent sur une longue période. À peu près, de 1958 à 2005. Mon choix fut de ne décrire que quelques paysages, et de suggérer chaque fois, en peu de lignes, un univers différent: la Toscane, le Pérou – ville et montagne, Saint-Louis du Sénégal, un circuit fou en Slovénie, Hongrie, Slovaquie, la campagne slovène, Istanbul, le Bénin et la culture vaudou, la Moldavie et la Bukovine roumaines. Et même, un pays où je ne suis jamais allé, sauf en pensée et en littérature, le Japon.
Blog du 3 décembre 2019
Italie,
1958
Ce récit
est imaginaire, mais le voyage a bien eu lieu et de nombreux détails sont
authentiques.
Svs Minervam docet
J’avais quinze ans, à cette époque, et voyageais en Italie avec mes parents. Nous traversions l’Apennin d’est en ouest en venant de Bologne, sans savoir où aller, notre seul but étant de passer la montagne. Le paysage, d’une beauté insoutenable, attirait autant qu’il faisait fuir : après cette vallée, il y en avait une autre, cent autres, et le remords nous poursuivait encore de celles que nous avions laissées. Aussi, la route était mauvaise, pleine de trous et de virages traîtres, et le danger constant. Les villages fortifiés occupaient le sommet des collines. Leurs murailles, autrefois bien utiles contre les lansquenets et les routiers, les protégeaient mal contre la haine domestique, dont nous ressentions quelquefois la violence, aux souffles brusques et brûlants du sirocco.
Vers le soir, alors que la chaleur commençait à faiblir et
que s’adoucissait la lumière, donnant à la terre et aux herbes un teint de rose
et des reflets d’oranges, une ville nous apparut sur son socle de pierre. Une
ville aux remparts circulaires, entourée de vignobles, qui semblait renvoyer au
ciel les rayons accrochés par ses toits
les plus nobles, ses hautes tours, et la façade resplendissante de sa
cathédrale.
Notre fuite s’arrêta là, dans une auberge au milieu des
vignes, assez loin de la colline pour
qu’on pût en percevoir la majesté, assez près pour voir qu’un sentier
l’escaladait. À moitié caché par des figuiers sombres, il débutait là où
s’arrêtait le vignoble de notre aubergiste, là où le muret de pierres sèches
qui le bordait s’interrompait sur quelques mètres. C’était nous inviter à passer par là, plutôt
que par des chemins ordinaires, quand, après une nuit rythmée par le coassement
des grenouilles, l’envie nous prit de visiter la ville. Ce sentier datait au
moins du moyen-âge, et Dieu sait ceux qu’il avait vu passer, pour la guerre ou
pour l’amour. Il grimpait ferme, parmi
le myrte et les chênes-verts, les touffes de thym et de romarin qui
embaumaient, les abeilles qui butinaient. Il entrait en ville par une poterne,
à cent mètres de la cathédrale : il n’y avait que des jardins à traverser
pour arriver à la Via del Duomo.
Je connaissais bien le gothique de chez nous, mais mal celui
d’Italie. J’y voyais un style hybride, hésitant entre les lignes orthogonales,
tranquillement humaines, venant de l’antique, et l’inspiration ascendante et
mystique qui, les pieds dans la boue de Picardie, veut monter au Paradis. Mais, Dieu sait
pourquoi, devant la Maria Assunta d’Orvieto je fus touché, profondément. Sans doute à cause de l’harmonie sereine de
la façade, à cause de la douceur des mosaïques, et parce que cette église, qui
sort du tuf volcanique qui la porte comme si elle en faisait partie, fait
résonner toute la ville, des palais qui
l’entourent aux jardins, aux rues, et jusqu’à la plus petite des maisons de
pierre.
Il n’y a pas de campanile à Orvieto. Comme dans une
cathédrale française, on entre par la grande porte, sous la rosace. On se
trouve alors dans une vaste nef, où la
marche est scandée par des colonnes rayées comme une peau de zèbre, basalte
noir et travertin blanc. Curieusement, les mêmes rayures, sur les murs
latéraux, me firent une impression inquiétante, malgré la beauté de
l’architecture, qui n’avait rien à y voir.
Je sentais là quelque chose de malade. À moins que je ne fusse malade
moi-même, à ne pas supporter la vue de ces rangées de pierre, savamment
disposées pour produire un effet de beauté que je reconnaissais, pourtant. Mais
la beauté n’est pas tout, et la pierre disait là quelque chose d’étrange.
Dans la chapelle San Brizio, à droite, ce message se
précisa. C’est une apocalypse, comme il y en a beaucoup, mais construite et
peinte pour que chacun se sente concerné. J’ai lu quelque part que le peintre
et l’architecte avaient conçu leur œuvre comme une sphère, où chaque point,
pour l’observateur, a la même importance. Encore faut-il expliquer que chacun
se sente occuper exactement le centre de la sphère…
Ce jour-là – j’avais quinze ans – j’étais au cœur d’un drame
cosmique. Je ne pouvais détacher mes yeux du panneau où deux personnages
impassibles, vêtus de noir, regardent le spectateur dans les yeux, tandis
qu’autour d’eux se perpètre un épouvantable massacre. On me dit que les
peintres, Signorelli et Fra Angelico, ont signé là leur œuvre, avec la
tranquille indifférence des auteurs. Un peu plus loin, d’autres personnages,
des femmes, semblent réagir. Certaines se retournent à peine, mais une autre montre franchement du doigt ce
qui est en train de se passer. On ne sait pas si c’est pour en dénoncer la
violence ou pour s’en réjouir, car elle écoute en même temps prêcher
l’Antéchrist, et rien ne dit qu’il ne l’a pas séduite. D’un côté, le Mal se
prépare, en prenant toutes les apparences du bien. De l’autre, il se déchaine.
Dans le ciel, un combat se déroule, qui voit le triomphe final du Bien. Mais
quand on a regardé avec attention l’ensemble de l’œuvre, il est vraiment
difficile d’y croire.
Voisine du combat de l’Archange, une masse grise attira mon
regard. C’était une colline de roche dure, lisse et polie comme un galet de
mer, derrière la basilique orgueilleuse. Celle-ci, allégorie de l’Eglise, était
investie par de petits hommes noirs qui entraient ou sortaient par tous ses
orifices, comme des insectes autour d’un cadavre. Mais la source du Mal, le
point d’origine de toute cette violence, provenait à mes yeux de la colline
rocheuse, et spécialement, à son flanc gauche, d’une sorte d’abri, peut-être
une caverne, où mourait la lumière des rayons divins.
Je ne crois pas avoir interprété les intentions du peintre,
ni alors ni maintenant. Je dis, maintenant, ce qu’alors j’ai ressenti. L’image
de la roche, sinueuse et sombre, s’est imprimée dans ma mémoire. Elle l’a fait
d’une manière si précise, que lorsque je l’ai revue, au cours d’une promenade
dans la campagne, autour de la ville, quelque part entre Sugano et Rocca
Ripesena, je crus d’abord que c’était un mirage, ensuite que le souvenir avait
pris une consistance hallucinatoire. Ce qui ne manqua pas de m’inquiéter. Mais il ne s’agissait en réalité que d’une
colline et d’un chemin, où je dus admettre que Signorelli s’était lui-même
promené, jadis, avant de peindre la chapelle Saint-Brice. Sa forme l’ayant frappé, il l’avait reproduite ensuite, avec toute
l’acuité de perception et de mémoire dont un grand peintre est capable.
C’était là l’explication. Elle était simple et naturelle, mais elle n’ôtait rien au mystère du lieu. Je
dus insister pour pouvoir aller jusque-là.
Il me fallut même attendre quelques jours. Il y avait trop de choses à
voir à Orvieto, la vieille ville, Vrbs
Vetvs. J’appris que les Etrusques y avaient leur lieu de culte le plus sacré,
et que les dirigeants des douze villes s’y réunissaient, quand un problème
majeur les y forçait. Orvieto s’appelait alors Velzna. Sur son socle
volcanique, magnifique fortification naturelle, elle résista longtemps aux
Romains, qui finirent pourtant par s’en rendre maîtres. Comment réussirent-ils
à investir la ville, je n’en sais rien. Je ne vois que la trahison. Qui sait,
ils sont peut-être entrés par la poterne, par où nous avions pénétré
nous-mêmes dans la ville? Ce qui est
sûr, c’est qu’après avoir massacré une partie de la population, les Romains
déportèrent le reste sur les bords du lac de Bolsena, où ils fondèrent une
nouvelle Velzna, Volsinii Novi. Le lac
en conserve le nom.
Aujourd’hui, on fouille les ruines de la vieille ville
étrusque et le temple, le Fanvm Voltvmnae. Mais à l’époque de notre visite, on
ne connaissait que la ville des morts, construite en damier comme l’était la
ville des vivants. Chaque tombe était une petite maison de pierre, au toit
d’herbe verte. À la forme, cylindrique
ou carrée, des stèles qui jouxtent la porte d’entrée, on connaît le sexe des
défunts. Ces tombes sont anciennes et modestes. Elles ne sont ornées ni de
fresques, ni de bas-reliefs. Mais on y
voit, sur quelques linteaux, une inscription en lettres étrusques, disant le
nom de la famille à qui la tombe appartenait. Cet alphabet est assez semblable
au nôtre, sauf qu’il s’écrit de droite à gauche. Je m’amusais à le déchiffrer,
et pus bientôt le lire avec facilité.
Chaque jour, nous étions accompagnés de cinq ou six gamins
aux pieds nus, qui voulaient monnayer leurs connaissances archéologiques,
nulles pourtant. C’étaient d’agréables compagnons, intelligents, rusés,
admirateurs naïfs de la richesse imaginaire des pays du Nord. L’un d’eux,
Matteo, nous dit qu’il y avait dans la campagne, près de Rocca, d’autres tombes où les
touristes n’allaient pas. La bande s’entassa dans les soutes de l’immense paquebot
qui nous servait de voiture. Leur plaisir était tellement grand, que nous nous
mîmes à douter du sérieux de la révélation. La voix aiguë de Matteo nous criait
ce qu’il fallait faire, « Svolta a
sinistra !», « A destra, destra ! », dans un charivari
général. Jusqu’à l’inévitable « Ferma
la macchina ! », j’étais tellement bousculé par les cris, que
j’avais été incapable de regarder par la fenêtre, et d’observer le chemin
parcouru. Nous étions au pied d’une
falaise, dont la pente semblait s’arrondir un peu vers le haut. Quelques plants
d’hélianthème fleurissaient agréablement cette paroi austère. Un bosquet de hêtres nous cachait le surgissement du
rocher. « Le tombe sono lì » dit Matteo,
« Sono nascoste dietro i
faggi ».
Derrière les hêtres, il y avait en effet plusieurs
monticules herbeux. Des tombes, apparemment, non explorées. C’était fort
excitant, mais l’aventure s’arrêtait là : comment aurions-nous pu y entrer ? Les tombes étrusques
inviolées sont nombreuses, en Ombrie comme en Toscane. Elles sont heureusement
protégées par la loi contre les fouilleurs sauvages. Les archéologues préfèrent
aujourd’hui les explorer grâce à des caméras, sans les ouvrir. Celles qui ont
été ouvertes se dégradent en effet très vite, au point qu’on ne reconnaît plus,
en les visitant, les fresques qu’on avait admirées sur des photos prises vingt
ou trente ans plus tôt. Nous sommes donc
revenus bredouille, et les enfants étaient déçus. Nous les avons consolés en
leur offrant d’énormes gelati. Mais
au cours du voyage de retour, comme l’enthousiasme était tombé, je fis
attention au paysage : en me retournant vers la falaise, soudain, le
tableau de Signorelli m’apparut. Tout au moins, le détail de la colline
rocheuse et sombre, qui m’avait tant frappé. Je fis arrêter la voiture. Nous
étions à l’endroit même, d’où le peintre avait contemplé ce paysage, et fait
sans doute quelques croquis. Les bosquets de hêtres n’existaient pas de son
temps. L’ombre peinte, qui évoquait pour moi
l’entrée d’une caverne, recouvrait et masquait dans le tableau l’image
des tombes, que nous venions de voir.
Nous sommes retournés à Rocca Ripesena, sans les enfants
cette fois. Attirés par ce lieu qui était à la fois peinture et paysage, nous
pouvions nous y sentir dans le tableau
de Signorelli, comme ces petits hommes
noirs qui pullulaient autour de la colline, et de la basilique imaginaire. Dans
le réel, il n’y avait pas de basilique. Mais j’en ressentais la présence, comme
si de droites lignes horizontales et verticales, parfaitement invisibles,
sortaient de la roche et du sol. Il arriva même, vers cinq heures, que les
rayons du soleil déclinant dessinèrent le tracé de ces lignes et, fugacement,
les rendirent visibles.
À la troisième visite, il y avait quelqu’un : une
vieille femme vêtue de noir, toute menue et bossue, qui paraissait nous
attendre. Elle nous conduisit à l’une des tombes, et nous montra, bien cachée
par la végétation, une porte de pierre. Le linteau portait une courte
inscription. Les deux seuls mots lisibles étaient : MENRVANI ZVSLE.
Jamais je ne les aurais retenus, mais il faut dire que je notais tout. Sous le
linteau, il y avait un bloc de tuf blanc qui n’aurait peut-être pas attiré
l’attention s’il n’avait été muni d’un énorme cadenas. Lui, de toute évidence,
ne datait pas des Etrusques.
L’attitude de la vieille était étrange. C’est elle qui nous
avait attendus, qui nous avait conduits à cette porte, mais elle faisait mine à
présent de nous en refuser l’entrée. Elle nous regardait l’un après l’autre,
droit dans les yeux, en levant la tête autant que le pouvaient les vertèbres de
son cou. Elle marmonnait sans cesse quelque chose, un mot que nous entendions
comme « Ssuinn, ssuinn… »,
ou quelque chose d’approchant, car il lui manquait plusieurs dents sur le
devant. Ce n’était pas de l’italien. Peut-être un mot du dialecte local ?
Mon père fit une association avec le germanique : schwein, zwijn en
néerlandais, signifient cochon. Cela ne nous apprenait rien. D’ailleurs, nous
étions en Italie, et loin des confins du nord où l’on peut entendre parler
l’allemand. Bien sûr, les Lombards sont descendus jusqu’à Bénévent, et les
Normands ont conquis tout le sud. De là à entendre un mot tudesque en plein
milieu de l’Ombrie…
Mon attention se reporta sur la vieille, qui maintenant
tirait de la poche de son tablier une énorme clef, ouvrait le cadenas. D’un
seul effort de ses bras maigres, la voilà qui nous ouvre la porte, épaisse,
comme je le vis alors, d’une dizaine de centimètres, et haute d’un mètre vingt.
Elle se retourna vers nous, sourit de toutes les dents qui lui restaient, puis
fit le geste de nous empêcher d’entrer, avec le même mot, « ssuinn, ssuinn… ».
La curiosité fut trop forte. Derrière la porte, il y avait
un escalier de dalles volcaniques, sûrement très ancien. Nous sommes descendus,
sans même penser que l’étrange vieille aurait pu nous enfermer dans la tombe.
Une quinzaine de marches, pas plus. La lumière du soleil couchant entrait dans
le caveau, en dorait les murs, et nous permettait d’y voir clair. La tombe
était peinte sur deux de ses parois, celle du fond et celle de gauche. Elle ne
recelait évidemment aucun objet. Ce qui nous frappa, d’abord, c’est l’intensité
des couleurs, incomparablement préservées. Les visiteurs avaient été trop peu
nombreux jusqu’ici, leur souffle délétère les avait épargnées. A gauche, il y
avait, semblait-il, une scène de chasse : un énorme sanglier faisait face
à un guerrier en armes, casqué, cuirassé, le javelot à la main. Un second
examen nous montra que ce guerrier était une femme, sûrement une déesse. Une
Diane chasseresse ?
A ce moment, quelqu’un parmi nous s’avisa du danger que nous
courions. La peur nous fit quitter les lieux, sans même avoir tout vu. Je pense
que la scène du fond était celle d’un banquet, mais je n’en jurerais pas. Nous sommes
sortis haletants. Les quinze marches de l’escalier n’y étaient pour rien… Mais
nous étions à l’air libre, chose inappréciable quand on a cru en être privé, ne
serait-ce qu’un instant. La vieille n’était pas là. Malgré cela, il n’était
plus question, pour nous, de redescendre. Nous sommes partis comme des voleurs,
en prenant la peine de repousser la porte, mais en laissant à la propriétaire
le soin de la refermer à clef.
Cette histoire, je n’ai cessé d’y penser depuis lors. Elle
me poursuit. C’est un mystère à plusieurs entrées. On peut se demander ce qui a
fasciné l’artiste, Luca Signorelli, dans ce paysage qu’il a peint, dans son
œuvre maîtresse, en cachant l’existence
des tombes. On peut se demander pourquoi il les a remplacées par une ombre caverneuse,
où je persiste à voir la source du mal.
On peut aussi se demander ce que la vieille femme voulait faire, en nous
attirant et en nous repoussant à la fois. L’hypothèse la plus vraisemblable, à
première vue, est qu’elle voulait nous enfermer dans le caveau, pour nous
extorquer de l’argent. Mais le fait est qu’elle n’a pas refermé la porte, alors
qu’elle aurait pu le faire. Elle a simplement disparu. Comment pourrais-je deviner ses
intentions ?
Ce n’est pas tout. J’ai appris que les mots gravés sur le
linteau de la porte, MENRVANI ZVSLE, ont un sens connu. Le premier est le nom
de la déesse MENRVA, Minerve, à l’accusatif. Quant à ZVSLE, c’est le nominatif
singulier d’un mot signifiant porc ou sanglier. Manque le verbe, que je n’ai
pas réussi à lire. Mais il existe une correspondance évidente entre
l’inscription et la scène peinte sur la paroi gauche du caveau : loin
d’être une Diane, la déesse est certainement Minerve. Elle en a tous les
attributs: la javeline, le casque, l’égide.
Mais le nom de la déesse est à l’accusatif. C’est le porc qui est le
sujet de la phrase… Un jour, en feuilletant un dictionnaire latin, je suis
tombé par hasard sur les mots: « Sus
Minervam docet », et j’ai compris que le verbe manquant, dans
l’inscription étrusque, était celui que traduit le docet latin. En d’autres termes, « le porc enseigne
Minerve ». C’est une expression proverbiale, applicable aux cas où,
paradoxalement, la sagesse et la science
appartiennent aux moins nantis. Mais on peut aussi l’entendre ironiquement,
pour se moquer des naïfs qui prétendent en remontrer à de plus savants qu’eux.
Des deux interprétations, quelle est la bonne ? Et quelle fut celle de
Signorelli ?
Car, j’en suis sûr, le peintre y a pensé aussi. Son tableau
en témoigne. Regardez l’Antéchrist : c’est le sosie de Jésus. Autour de
lui, ses disciples. En haut, l’Eglise, avec toute sa pompe et dans toute sa gloire. Un seul détail, l’agitation
désordonnée des petits hommes noirs, permet d’imaginer que peut-être, les
choses ne vont pas bien. Où est la Vérité ? Est-elle dans l’apparence, ou
dans le malaise sourd de celui qui regarde au-delà d’elle ? Où est le
Bien ? Est-il dans le discours du prophète, ou dans la saveur des fruits
qu’il produit ?
Il reste encore un mystère à éclaircir, ou plutôt un mot.
Celui que prononçait la vieille femme à la clef. « Ssuinn ». Ce n’est que récemment que j’ai commencé à
comprendre. De sorte que je n’ai pas pu donner d’explication, sinon dans un
lointain après-coup, aux événements qui se produisirent alors. Quand, dans la
tombe, nous avions vu le sanglier devant
Minerve, l’hypothèse d’une survivance germanique dans le dialecte local s’était
renforcée. Durant plusieurs années, je n’ai rien eu de mieux à proposer. Mais la connaissance des étymons étrusques ne cesse de progresser. Récemment, j’ai su que la
racine SVN- désignait le danger.
Dans le trajet de retour, un camion fou heurta notre voiture
et nous fit faire trois tonneaux. Un mois plus tard, j’ai failli mourir d’une
péritonite. Deux mois après, mes parents
décidaient de divorcer. La belle affaire, dira-t-on. Mais voilà : ces
événements presque simultanés étaient imprévisibles. Ils me laissèrent un
sentiment d’insécurité, qui n’a pas totalement disparu.