Ceci est une fiction
Montée des eaux, première partie
Lieux : Honshu (Japon) du XVIᵉ au XXᵉ siècle
Tokyo 1877-1948
Shiroi (Japon) 1949-1961
- « D’où te vient cette maigreur et cette couleur verte ?
- De ce que je n’ai plus rien pour soutenir mon corps.
- C’est merveilleux. Eh bien, lève-toi et viens ! » (Milarepa)
À travers l’histoire d’une famille, allusion est faite ici à l’histoire du Japon, de l’an mil à nos jours. Allusion est faite à l’époque Heian (794-1185) et à l’influence qu’elle a exercée sur les époques ultérieures. Allusion est faite aux guerres intestines de ce qu’on a nommé, d’une façon eurocentrique, le « moyen-âge japonais ». Mais on en arrive vite à l’époque contemporaine, à la guerre de 1941-1945, à la période de l’occupation américaine, à l’époque actuelle. Que devient une enfant porteuse d’une telle histoire ? Voilà le vrai sujet de ce récit.
Première partie
Nôronaga tient son nom d’une terre, dans l’île de Kyushu. On commence à parler d’eux dès le temps des premiers shoguns : ils soutenaient tantôt les Taira, tantôt les Minamoto au gré de leurs intérêts propres, et dans la plus complète insouciance des conséquences lointaines de leurs choix. À l’époque précédente, les Nôronaga étaient de ces seigneurs forestiers de l’île du Sud, qui connaissaient fort mal le chemin de la Cour, et ne s’en souciaient guère. On dit même, que c’est l’un d’eux que raille Murasaki, pour avoir voulu séduire une demoiselle de trop haut lignage, la forçant à s’enfuir
« à force de rames
sur la route incertaine des vagues marines… ».
Bien plus tard, Nôronaga Iwa no-Isao fut le véritable fondateur de la prospérité de cette maison, lorsqu’il vint à Kobe pour devenir, au meilleur moment, le meilleur soutien d’Ieyasu.
On peut, bien sûr, être touché d’une allégeance si constante, contrastant avec quatre siècles d’erratisme politique. Le génie particulier du Seigneur Isao pour l’intrigue, son intelligence des êtres, sa prescience des forces et des faiblesses d’une position diplomatique ou militaire, n’excluaient sans doute pas une certaine forme de fidélité. Mais Tôkugawa Ieyasu, calculateur, avare, n’était pas l’homme à susciter de l’enthousiasme de la part de quelqu’un qui, au départ, ne lui était nullement lié. À l’inverse, j’hésite à croire que Nôronaga soit allé au secours du vainqueur : en ce temps-là, la victoire était plus qu’incertaine, et lui-même y fit, par le poids de ses armes, l’appoint déterminant. La vraie raison de ce choix fut, sans doute, la menace que faisait porter sur son pouvoir l’invasion insidieuse des barbares du sud. L’île de Kyushu y était particulièrement exposée, elle en avait souffert plus qu’aucune autre terre nippone. Des dizaines de milliers de ses habitants suivaient déjà la loi du Crucifié. Avec leur nombre, croissait déjà l’influence de ces marchands, de ces prêcheurs avinés, de ces hommes au poil rouge qui ne respectaient rien. À la cour du daimyô de Bungo, voisin et rival séculaire, les jésuites étaient les véritables maîtres, et les ordonnateurs des travaux et des jours : ils ne laissaient au seigneur du lieu que le douteux plaisir de traquer les moines, comme auparavant les daims de ses forêts.
Isao prit le contre-pied de ces aberrations, et le fit avec méthode. À Shimabara, ce fut lui qui jeta les filets où se prirent les poissons chrétiens, n’en laissant passer que cent cinq à travers ses mailles, sur trente-sept mille. Quand Ieyasu le mit à la tête du Conseil d’État, il organisa la répression. À sa mort, sa famille occupait un des tout premiers rangs dans l’Empire. Elle avait conservé ses possessions de Kyushu, mais il s’y ajoutait maintenant de grands territoires dans les parages immédiats d’Edo : Kashiwa, Kamagaya, et une partie des riches terres du Kwanto. Le fils d’Isao, Iwa no-Mikiya, fit construire la villa de Shiroi parmi les pins, dans l’atmosphère tremblante des étangs, là où les branches et le sable font avec la lumière d’interminables échos.
Ainsi, le comte Nôronaga eut-il son siège au Conseil d’État aussi longtemps que dura le gouvernement militaire. Mais les temps changeaient. Ceux de la grande politique étaient clos. À sa place, restait l’administration tatillonne d’un état sous le joug : aucun des descendants d’Isao ne parut y exceller. En revanche, ils tinrent leur rang. Yasutsune petit-fils de Mikiya, fut un poète délicat qui rassembla des dizaines de manuscrits anciens, sans lui perdus. À l’époque même du plus grand conformisme, il usa son crédit à protéger quelques esprits libres, et Shiroi fut un temps, toute proportion gardée, comme l’image pâle, hésitante et malhabile, du Pavillon d’Argent.
Mais leur fortune était trop liée à celle des Tôkugawa pour ne pas se ressentir de leur chute. L’abolition du régime féodal les priva d’une partie de leurs ressources, celles qui leur venaient des terres ancestrales de Nobeoka et de Kushima. L’un d’eux put obtenir enfin le pardon de l’Empereur, se chercha un destin politique, eut sur le tard un siège à la Diète : maigre récompense pour tant de démarches fébriles faites à contrecœur, arrière-goût amer de la grandeur. Shiroi, avec le temps, devint coûteux à entretenir. Vers la fin de la période Taisho, la pluie d’été n’était plus arrêtée par les tuiles disjointes, coulait en nappe le long des boiseries, en torsade autour des piliers. Un jour vint, où le jardin lui-même ne reçut plus l’attention qu’il méritait. Le grand portail, envahi d’herbes folles, ne donnait plus que sur des lieux humides gonflés de mousses et de moisissures, où la vase absorbait les bruits, où les minces lianes des liserons rampaient, portées et soutenues par quelque lente montée des eaux.
*
Nôronaga Mutsuo, qui naquit l’année même de la révolte des samouraïs, mourut en même temps que l’amiral Tôjô : mais ni au même endroit, ni tout à fait de la même façon. Lorsque les militaires vinrent au pouvoir, il voulut sans doute allier, en les soutenant, sa loyauté à l’Empereur et sa nostalgie d’une forme de gouvernement qu’avaient illustrée ses ancêtres. Il n’avait eu qu’un seul fils, en son âge mûr. Il le fit entrer à l’École Impériale Militaire, et put croire quelque temps en l’avenir de sa maison. La seizième année de Showa, Mineo avait vingt ans quand il s’embarqua sur un lourd transporteur de troupes qui prenait part à la campagne des Philippines. Parmi ceux qui virent son départ, certains se souviennent encore des vagues irisées qui entouraient le bateau noir en multitude éparpillée, qui dansaient autour de son énorme masse, et laissaient entre elles des taches sombres plus petites, incertaines et falotes, auxquelles il ressemblait en s’éloignant de sorte qu’il finit par se confondre avec elles, dans la sérénité d’un coucher de soleil. On sait que Mineo fut entrainé dans la conquête de Mindanao, et qu’après le départ des Américains, affaibli déjà par une blessure à l’épaule, il séjourna longtemps à Malaybalay, petite ville de l’intérieur, au climat torride, où vivaient des Moros musulmans. Il écrivait souvent à ses parents. Comme le service des postes de l’armée fonctionnait bien en ce temps-là, la plupart de ses lettres leur sont parvenues. Il parlait de sa fatigue, mais l’attribuait au climat, plutôt qu’à l’épreuve de la guerre.
Le silence qui suivit fut ressenti d’autant plus durement que rien ne l’avait annoncé. La dernière lettre comportait un poème de dix-sept syllabes, qui ne manqua pas d’intriguer. Mêler quelques vers à la prose d’une lettre était, certes, dans la manière de Mineo qui, au fond de lui-même, avait la nostalgie d’une époque ancienne, révolue depuis quatre siècles. Mais il se gardait bien d’y céder depuis que son pays était en guerre, comme à une passion inconvenante et, tout compte fait, ridicule. Surtout, sur le papier grossier des magasins de l’armée, gris de poussière et taché de graisse, il avait calligraphié son texte comme une femme de Heian.
« Sous la feuille d’ébène
Aux pleurs de sève lente
Le froid d’un dard ».
Quelques mois plus tard, Mineo était rapatrié par un convoi sanitaire, et passait une année à l’Hôpital Militaire de Tokyo sans qu’aucun de ses amis n’ait le droit de le voir. Il était rendu définitivement à la vie civile dès sa sortie de l’hôpital. Nul ne sait s’il passa même quelques jours à Nakano Ku, dans la maison que ses grands-parents avaient achetée, cinquante ans plus tôt. On disait qu’il était, en quelque sorte, entré en religion. Mais Shiroi ne ressemblait plus à un temple, si tant est qu’elle en ait eu autrefois l’apparence. On disait aussi, à mots couverts, qu’il était resté très malade, et qu’une lèpre le rongeait.
Aussi fut-on fort étonné quand, après quelques mois, fut annoncé son mariage avec une inconnue, Shorimitsu Kiwako. Ce mariage fut la seule occasion où l’on vit Mineo réapparaître en public. Aussi le fallait-il. Des yeux multiples l’épiaient, comme s’il se fût agi d’un revenant. Son visage était pâle mais ferme, sans aucune flétrissure. Du début à la fin de la cérémonie, on ne le vit pas sourire une seule fois. À ses côtés son père, sa mère, s’efforçaient de compenser cette malséante morosité. De fait, cette journée était la leur. On sut ainsi, sans trop chercher, qu’une de leurs craintes trouvaient là un début d’apaisement.
Ce fut, toutefois, la démarche de Mineo qui causa le plus d’étonnement. Sa jambe droite était enflée, du pied à la hanche. Il la mouvait avec peine, et chaque pas arrachait à son masque un tressaillement fugitif dénué d’expression, signe d’une douleur que le courage maîtrise, mais que trahissent les cheminements involontaires du corps. En outre, le mouvement de cette jambe était comme détaché du reste, et vivant d’une vie propre. Il débutait avec retard, quand les autres membres avaient déjà largement entamé leur geste ou s’apprêtaient à le finir. Il continuait lentement, avec une sorte de fluidité massive, ralentissait peu à peu, devenait insensible, mais paraissait se poursuivre au sein même de l’immobilité, par une dispersion interne des forces motrices en d’innombrables turbulences.
Impressionnés, peut-être, certains crurent retrouver un écho de leur malaise sur le visage de l’épouse. Ce qui est sûr, c’est qu’elle était fardée dans le goût ancien, et que la blancheur de sa peau, la fragilité de ses attaches, suscitaient chez la plupart un tendre intérêt, et quelque pitié. Mais qui était, au fond, cette jeune fille ? Depuis toujours, ou tout au moins depuis la mésaventure de cet ancêtre, en Tsukushi, la maison des Nôronaga veillait à rester sobre dans ses alliances, mais sans jamais déroger. Ce nom-ci ne ressemblait à rien qui compte. On se mit à prêter la plus grande attention à celle qui le portait. Il n’y avait à première vue que du bien à en dire. Sa grâce naturelle était grande, et ciselée de tous les raffinements imaginables. Ce fut par plaisanterie, probablement, que l’un des invités prononça le mot « geisha ». Cette allusion surprenante, et pourtant vraisemblable, pesa bientôt de tout son poids sur les conversations.
Shiroi n’abrita la jeune femme que deux jours et deux nuits, au cours desquels le niveau de l’eau monta de deux empans. Ce qui plus tard s’expliqua par un gonflement de la nappe phréatique, dû aux pluies abondantes sur les collines d’Oyama, fut sans doute pour elle, dans l’obscurité des stores, comme un ajout inexplicable à sa déception. En peu de temps, une eau chargée de relents végétaux vint noyer les tatamis, glissa le long des parquets, infiltra les portes à glissière en diluant l’encre des caractères et la couleur des aquarelles. Dès le lendemain de la fête, tout ce que Shiroi avait pu conserver ou rétablir de sa beauté d’autrefois était touché sans remède, sous les yeux d’un homme et d’une femme qu’une union maladroite avait rendus sensibles au moindre présage. À l’aube du troisième jour, elle saisit en hâte quelques vêtements et s’enfuit. Mineo put entendre longuement s’éloigner le bruit de ses sandales, qui pataugeaient dans les flaques de l’inondation, hésitaient dans le dédale d’une maison qu’elle n’avait pas eu le temps de connaître, et repartaient, poussées par la peur. Mais il ne fit rien pour la retenir.
Elle disparut. Le plus à plaindre semblait le père, Mutsuo, qui avait tout arrangé pour se donner un descendant avant que lui-même et son fils ne meurent, atteints par l’âge ou par la maladie. Près de deux ans plus tard, une lettre parvint à Mineo, qui vivait, de plus en plus inaccessible, dans un dénuement volontaire proche de la misère. Elle avait été envoyée de Kure, quelques jours auparavant : « Je suis votre femme maintenant, je ne vivrai plus longtemps. J’ai vu le grand éclair d’un peu trop près. L’enfant est pure : elle n’était pas avec moi ce jour-là. Son prénom est mien : Mineko. Son nom est vôtre ». Suivaient une date et une adresse où Mutsuo, éperdu, put recueillir l’enfant.
Il était alors déjà proche de sa fin. La défaite l’avait atteint, au point de ne pouvoir y intégrer sa propre existence. Mais cette découverte lui rendit l’énergie de mener un dernier combat. La mort de son fils, il avait pu l’imaginer glorieuse au front, ou longuement mûrie, comme celle qu’il envisageait pour lui-même. Mais pas cette mort rampante, cette pourriture affectant autant et plus la volonté que le corps, et qu’une décision courageuse pouvait encore écarter. Il voulut l’en préserver. Les dernières années de l’un et de l’autre furent ainsi traversées d’orages, et baignées par l’attente de la mort.
Mineko, à l’âge de deux ou trois ans, accompagnait son grand-père lorsqu’il rendait visite à cet homme étrange, immobile comme un bouddha dans son temple en ruines. Elle s’en souvient. Le vieillard avait gardé l’habitude de s’habiller d’une redingote noire, qu’il portait avant-guerre lorsqu’il paraissait à la Diète. Le temps l’avait rendue luisante, et sa propre prudence l’imprégnait de naphtaline. Lorsqu’il allait voir son fils, son cou s’amaigrissait soudain, le sang y battait. Tout son visage prenait une expression tendue, qui laissait deviner ses intentions avant qu’il ait dit le moindre mot. D’une main quelque peu tremblante, il prenait alors son chapeau et son parapluie, tandis que Mineko enfilait des bottes de caoutchouc.
Tokyo était longue à traverser. Il fallait d’abord marcher le long des ruelles défoncées de Nakano Ku, en prenant garde à ne pas éclabousser le bas du pantalon rayé du grand-père, en réfrénant l’envie de sauter à pieds joints dans les trous creusés par les éclats de bombes. Et puis courir un peu, pour attraper au coin de Suginami l’un des taxis collectifs dont un vent divin semblait pousser la carcasse jusqu’au Palais Impérial. Le grand-père, à peine remis de l’essoufflement causé par la course, n’avait pas un regard pour ces hauts murs, pour ces arbres séculaires. Il contemplait ses souliers, furieux de voir la boue s’y déposer en traces blanchâtres, en gouttelettes concrétisées. Mais Mineko ne manquait jamais de regarder, dans les plus hautes branches, si le rossignol de l’empereur n’y chantait pas. Elle trouvait normal que l’autobus brinquebalant s’arrêtât au coin de la muraille, non loin d’une petite porte non gardée. C’était un hommage à Sa Majesté, et pouvait lui être utile, pour qu’Elle n’ait pas à salir dans la boue ses beaux souliers vernis. On allait jusqu’au bout de la ligne d’Ichikawa, dans ce faubourg où passait autrefois la limite des terres familiales, où vivait aujourd’hui un homme, Kichigoro-san, qui se souvenait encore des temps anciens. La maison de Kichi-san était bien laide, enfoncée dans un trou et tout entourée de gravats. Dans le hangar voisin aux tôles mal jointes, personne n’aurait soupçonné la présence d’une grosse voiture américaine rutilante et cabossée, qui allait permettre aux anciens daimyôs de faire entrée dans leurs domaines, glorieux comme sur un char de parade.
D’habitude, à l’approche de la villa, un rayon de soleil venait éclairer la route. Quelques paysans saluaient très bas, certains même s’agenouillaient et baisaient le sol. La grande entrée ressemblait, de loin, au portique d’un temple shinto, derrière lequel se devinaient à travers les arbres les toits des divers pavillons, arqués comme des branches de pin et chargés de fruits multicolores. Au début, Kichi-san se précipitait pour ouvrir le portail, qui lui résistait bien. Mais grand-père ne le permettait pas. Il mettait toujours pied à terre et tenait à remercier le chauffeur en lui remettant un paquet, bien emballé d’un furoshiki de papier. Quand la voiture s’était éloignée, qu’on ne la voyait presque plus, grand-père sans prendre la peine d’ouvrir la porte, enjambait la clôture, et aidait Mineko à passer par-dessous.
Il y avait, de l’autre côté, une petite pluie qui tombait, un peu de vent aussi. Grand-père s’éclaircissait la voix en toussant, et Mineko avait un peu froid. C’était dû, peut-être, à la proximité de la rive, qui longeait l’allée et parfois se confondait avec elle. Il manquait depuis longtemps, à ce rivage grisâtre, la volonté d’un jardinier pour tracer quelque part une ligne, et qu’on sût si l’on était sur la terre ou dans l’eau. Celle-ci apportait à ses bords une masse de feuillage noirci, et comme digéré par la sombre alchimie des tourbières. Parfois, sous les pas, s’ouvrait l’œil d’une irisation timide, rappelant la présence de matières autrefois vivantes. Et les semelles faisaient en marchant un bruit de bouches avides. Un peu plus loin, un pont jeté sur l’étang avait vu passer, combien de fois, les barques impériales. Grand-père, pour en atteindre les marches, retirait avec soin ses chaussures et se les attachait au cou. Mineko faisait de même, car ses galoches n’étaient pas assez hautes. Une mousse douce, et froide au toucher, glissait sous ses pieds nus, et il fallait s’accrocher à la rampe pour ne pas tomber.
Du sommet du pont, on voyait tout : les îles, la grande et deux petites, derrière une brume légère ; le promontoire où était construit l’ermitage ; et devant soi, à côté du chaume vert du Pavillon des Joncs, les rangées de tuiles vernies et les lampions de fer ajourés de la villa. On entrait dans le silence. Les portes s’ouvraient, se refermaient l’une après l’autre. C’était, chaque fois, une brève rupture d’ombre dans la continuité grisâtre des parois. Dans une pièce, dans une autre, grand-père s’arrêtait pour regarder la niche vide d’un tokonoma, l’emplacement désert d’un guéridon. Il y voyait sans doute les scènes d’autrefois, le mouvement, le chatoiement des robes, et entendait l’écho de voix qui ne sont plus. Il repartait courbé, d’un pas plus rapide, et la petite fille s’épuisait à le suivre en trottinant.
Il fallait tout traverser. Mineo s’était retiré dans l’aile nord, face à la forêt, là où la neige, l’hiver, était la plus épaisse. Dans trois pièces, il avait mis tout l’univers qui lui restait. Il avait sauvé ce qu’il avait pu des livres et des manuscrits, et les avait accumulés un peu partout, à hauteur de ses mains qu’il ne pouvait lever bien haut. Il ne se déplaçait plus maintenant que dans une chaise d’infirme, dont il avait fait rabaisser le siège et remplacer les roues motrices par d’autres, de plus petit diamètre. Il restait ainsi, à peu de choses près, à hauteur de ses meubles et des objets qui occupaient ses yeux.
Ce jour-là, il les attendait dans le pavillon de thé. Mutsuo fut surpris : cela n’était jamais arrivé. Il s’était attendu à devoir lui parler, longuement, à se heurter une fois de plus à l’incompréhensible refus de la vie et de l’honneur, à être emporté de colère et broyé de tristesse. Mais cette fois, il y avait une table dressée. Il y avait une femme dans l’appentis, qui le reçut avec gentillesse, avec un art modeste, éloigné certes de la grande tradition, mais sans prétention inutile. Souriant, impénétrable, Mineo semblait à l’aise et plus serein que d’habitude. Assis sur le sol devant la table en bois d’ébène, il portait un vêtement blanc, ample, dont seule la ceinture d’un gris très pâle rompait un peu l’uniformité. La femme conduisit Mutsuo à la place d’honneur, devant le tokonoma. Une inscription calligraphiée en ornait le fond, faite d’un seul idéogramme, Mu, le Vide, peint à l’encre noire sur un papier blanc. Mutsuo ne comprit pas tout der suite que ce message avait été placé là à son intention. On parla peu. La femme prépara le thé, et le leur servit dans une porcelaine blanche, sans aucun ornement. Mutsuo commençait à s’étonner qu’une cérémonie du thé fût aussi grave, et ne comprenait pas pourquoi son fils avait cru bon de l’y convier. Pendant ce temps, Mineko agenouillée jouait aux osselets sans rien dire, impressionnée par l’ambiance du lieu.
Lorsque chacun eut bu le thé, la femme apporta les pièces dont elle s’était servie, afin qu’on pût les admirer. Elle s’était placée en face d’eux, mais se tenait penchée, de sorte qu’on ne pouvait voir son visage avec précision. Elle prit à deux mains le mizusachi qui était lui aussi de porcelaine blanche, et le leur montra. Elle s’était redressée. Elle souriait toujours, et fixait maintenant Mutsuo avec une insistance qu’il trouva déplacée, et qui détonnait. Insensiblement, elle faisait tourner dans ses mains la cruche, et leur en présentait l’autre face. Mutsuo commençait à trouver son sourire insupportable, et presque indécent. Mais de l’autre côté du vase, il y avait le Vide, le même idéogramme peint en noir que dans le tokonoma, derrière lui. Il se sentit vieux tout à coup, frissonna… La femme avait déposé le mizusachi sur la table, avait reculé et saluait, profondément inclinée. L’insolence de son attitude précédente s’était effacée, s’était enfouie dans la mémoire et paraissait déjà invraisemblable. Elle s’éloignait, en glissant sur les genoux, et disparut dans l’appentis.
Mutsuo voulut l’oublier, et regarda son fils. Celui-ci aussi le regardait, l’air étonné. Mutsuo vit, pour la première fois ce jour-là, sa jambe malade, qu’il n’arrivait plus à plier et gardait étendue à côté de lui, comme disloquée, comme si elle ne lui appartenait plus. Elle n’était pas recouverte par le kimono, et par-dessus les pansements qu’on devinait, il avait jeté un futon de laine. Mutsuo se prit à haïr violemment cette chose, dont il ne pouvait se sentir disjoint. Un fragment de poème lui revint en mémoire, des vers de Mushimaro :
« Aujourd’hui que le mal nous accable
L’arbre et la liane au plus proche s’enserrent
De nos destins…
(De tant d’années fûmes-nous séparés…) »
Mais ils résonnaient, dans ce contexte, avec dérision. Il lui parut impossible d’allier plus longtemps le recueillement paisible de ce lieu, la pureté qui aurait dû imprégner cet instant, avec la présence abominable de cette chair. Il eut un moment la nausée, une couronne de gouttelettes de sueur perla sur son front. Lorsqu’il put se reprendre, il était debout, disant à son fils :
« Je pars »
Mineo le regarda avec intensité :
« C’est moi qui voulais partir. Si à présent cette intention est vôtre, laissez-moi Mineko ».
Deux jours après cet événement, le Comte Nôronaga Mutsuo accomplissait le seppuku selon le rite, dans sa demeure de Nakano Ku à Tokyo, après avoir rédigé un testament qui faisait de sa petite-fille l’héritière de ses biens et de son nom.
Cette mort fut à l’origine de nombreux changements. Le premier fut la décision surprenante de Mineo, de ne pas se laisser mourir aussi vite, et d’accepter l’amputation. L’opération venait un peu trop tard. Elle ne devait pas empêcher de s’étendre la blastomycose contractée aux Philippines, mais elle en ralentit l’évolution et lui valut quelques années encore d’une vie à peu près normale. Lorsqu’il put rentrer chez lui, sa mère et Mineko vinrent habiter avec lui l’aile nord de la villa de Shiroi, qui retrouva un aspect moins sinistre quand la vieille dame se mit à cultiver une partie du jardin, y fit pousser ses légumes et planta quelques fleurs.
Mineko se souvient parfaitement de la femme qui leur avait servi le thé. Elle ne la revit jamais. Son grand-père, en quittant Shiroi, avait accepté qu’elle y restât loger, ce qui l’avait beaucoup surprise. Et Kichi-san, des années plus tard, devait raconter qu’une femme accompagnait le Seigneur Nôronaga à son retour, la dernière fois qu’il fit le voyage de Shiroi, et qu’ils n’avaient pas échangé une parole.