Suite du blog de septembre, ce récit condense deux voyages au Bénin qui ont eu lieu en 1999 et en 2004.
Le royaume de Pobè
Le royaume de Pobè, ou Issalé, fut fondé en 1717 par des fugitifs venus d’Oyo. L’arbre sacré qu’ils plantèrent existe toujours. Ondo, un dieu dont l’emblème est le léopard, flanqué d’un sabre et ombragé de palmes, comme on le voit sur le portail du palais royal, domine le panthéon local. Son nom est celui d’une rivière, d’une ville, d’un ancien royaume et d’un état actuel au Nigéria, au sud-ouest du pays yorouba. C’est le dieu Ondo qui choisit directement le roi de Pobè parmi quatre dynasties dont les descendants peuvent habiter très loin de là. Ainsi, le roi actuel est un Nigérian qui ne parle pas le français. On dit que si jamais le roi désigné refusait d’assumer sa charge, il mourrait dans l’année. Au temps de la traite, Pobè était l’un des petits royaumes tampons situés entre la puissance aboméenne et celle d’Oyo. À ce titre, il fut victime de raids fréquents et dévastateurs. Pourtant, il s’est maintenu.
Vers 1920, pour y établir une grande plantation de palmiers à huile, les Français s’en prennent à sa forêt sacrée. Le roi de l’époque s’y oppose. Son principal conseiller s’appelle Olou Wossa, c’est l’ancêtre direct de nos hôtes Basile et Valentin. Pendant quelques temps, c’est la guerre. Olou Wossa trouve asile chez les Holli, un clan yorouba établi dans les marais de la région d’Onigbolo. Il scelle ainsi une alliance dont les effets durent encore et dont nous profiterons, car notre introduction au culte divinatoire de Fa lui est due, indirectement.
Les Français sont les plus forts, ils contrôlent Pobè, et condamnent le roi et son conseiller à quelques années de déportation. Plus chanceux que Gbéhanzin, ils accomplissent leur peine à Cotonou. Mais les Français renoncent à investir le pays Holli, marécageux, dangereux, sans intérêt économique pour eux, et qui demeure jusqu’à nos jours une sorte de conservatoire culturel. Grâce à la résistance d’Olou Wossa, un compromis s’instaure : une partie de la forêt sacrée est préservée. Elle fait à présent l’objet d’études botaniques, dont on trouve la trace sur Internet. Notre hôte Valentin voudrait qu’on l’aide à retrouver la photo de cet ancêtre prestigieux. Il sait qu’elle se trouve au Musée de l’Homme, à Paris.
Le roi de Pobè accepte de nous recevoir. Nous enlevons nos chaussures et le saluons en nous prosternant à quatre pattes devant Sa Majesté, qui nous accorde sa bénédiction et annonce que notre voyage sera heureux et qu’aucun malheur ne nous menace. La tombe du premier roi est là, devant nous, derrière une petite porte surmontée de son nom.
Pobè est aussi le siège de la société des masques Guélédé, reconnue par l’UNESCO comme patrimoine immatériel de l’humanité. Valentin souhaite beaucoup que sa ville soit un jour le siège d’une Maison de Fa. Il voudrait que nous l’aidions à trouver des fonds. Une idée serait de commencer par y organiser un colloque international sur ce « trésor africain » qu’est la divination de Fa. Il faudrait y intéresser des Brésiliens, des gens de Cuba et des Caraïbes. D’autre part, un jumelage avec une ville européenne lui paraît intéressant. Pourquoi pas Binche, récemment entrée elle aussi grâce à son carnaval dans le patrimoine mondial, et qui est le siège d’un Musée du Masque ?
Un procédé millénaire de divination
1999
Nous partons vers Onigbolo. Nous quittons la route principale qui se dirige vers la frontière, et nous croisons bientôt une grande cimenterie et la cité construite pour les ouvriers. Un peu plus loin, en contrebas de la route, se trouve une petite concession perdue dans la végétation où le babalawo Iguèshou nous attend, entouré de son clan : hommes femmes et enfants, une quarantaine de personnes au moins. On se présente, on se serra la main, parfois on s’embrasse. Francis et Charles sont bien connus, étant déjà venus ici plusieurs fois. Le babalawo se souvient de tout ce qui les concerne et demande des nouvelles de Rachel, la femme de Francis. C’est un homme petit et mince, qui paraît avoir soixante ans. Son regard vous transperce, sans la moindre malveillance, mais que voit-il ? Il ne parle que le nago. Il a des disciples, dont celui qui le suppléera pendant une partie de la cérémonie. C’est un Holli : des cicatrices, non seulement sur les joues comme les yorouba, mais aussi sur le front, sont ses marques tribales d’initiation. Un autre disciple est Adiro. Il prendra scrupuleusement note de tout ce que dira le babalawo, surtout des prescriptions rituelles qui sont nombreuses et complexes, comme on verra. On commence la séance de divination par les nouveaux venus, et je suis désigné pour passer le premier.
« Le Fa », dit-on. On en parle à la fois comme d’une personne (il voit, communique, décide, prescrit), et comme d’une force cosmique. Slon Pierre Fátumbi Verger, il est le messager des Orisha et surtout d’Orounmila-Oshala, dieu de la création. Mais il n’est pas à proprement parler un orisha lui-même, seulement un porte-parole. Il se manifeste dans un rituel dont l’élément central est un tirage au sort par pair-impair (comme au Yi-king chinois). Le devin prend en main une poignée de noix de palmes consacrées et les retourne sur l’autre main, en y laissant quelques-unes. Si le nombre de noix qui s’y trouve est pair, il trace du doigt une ligne (signe mâle) sur la poudre végétale déposée au plumeau sur le plateau de Fa, petit plateau de bois rectangulaire au bord sculpté. Si le nombre de noix est impair, il trace deux lignes (signe femelle). Il recommence ainsi huit fois. Il aboutit à un double tétragramme, qui est la « figure de Fa » correspondant à la force qui, en ce moment, influence le consultant. Il existe fatalement 256 figures de Fa. Chacune d’elles a un nom et une devise spécifique, que les adeptes chantent souvent lorsqu’elle a été tirée. À chacune de ces figures correpondent seize paraboles, parmi lesquelles le babalawo choisira celles qui conviennent au consultant.
Auparavant, celui-ci a été invité à formuler une question, en la murmurant dans ses mains, qui tiennent une pièce de monnaie. Celle-ci sera remise au babalawo, mais sa valeur nominale n’a aucune importance. Il est demandé de poser une question claire, pour que la réponse soit claire également. Mais le babalawo n’a aucun moyen de connaître la question posée. Il répondra parfois de façon étonnamment précise à cette question qu’il ne connaît pas, mais sa réponse se rapportera bien davantage au contexte affectif et relationnel où se trouve à ce moment-là le consultant, de sorte que l’expérience est souvent bouleversante. La séance commence par des prières et l’invocation de Fa. En priant le babalawo frappe de façon répétée de son bâtonnet sur le plateau, créant ainsi une tension sonore qui « force » Fa à se manifester. Les participants manifestent leur approbation en disant « ashè » ou « ashèwo » – pour dire « amen », explique Adiro. Parfois ils applaudissent. Les gestes du babalawo montrent qu’il se place en rapport géomantique avec les forces de l’univers, celles des directions cardinales de l’espace, celle de la terre qu’il touche de son bâton avant de se toucher la poitrine, ou qu’il prend dans ses doigts pour en répandre une pincée contre son cœur. – Selon Bernard Maupoil, le geste de se frotter avec de la terre blanche est une protection rendue nécessaire par certaines figures de Fa, notamment celles qui attirent le sang.
Je formule donc tout bas une question qui m’intéresse, mais que je crois peu compromettante sur le plan personnel. Fa ne sera pas dupe de cette banalisation. Face au babalawo assis sur une natte, dans l’atmosphère envoûtante des prières psalmodiées, j’attends qu’apparaisse la figure qui me concerne et tout à coup je me sens tomber en syncope. Je résiste comme je peux, hésitant à demander l’interruption, inquiet de l’interprétation qui serait certainement donnée de cette défaillance. Heureusement, cela passe.
Par la bouche du babalawo, Fa dit d’abord que je suis malin (dans le sens de « malicieux », dit Adiro, qui sans doute édulcore en traduisant). Il dit que j’ai tendance à trop garder les choses pour moi, que je devrais partager davantage, être plus généreux. Il dit aussi que je dois absolument reprendre contact avec mon « vieux ». « Ton père est-il vivant ? » Oui. « Et ton grand-père ? » Non. « Tu es négligent envers sa tombe, tu dois remplir tes devoirs envers lui ». Le lendemain, il insistera : « tu dois absolument retourner voir ton vieux ». Il poursuit : « tu es dans l’hésitation, tes pieds ne touchent pas le sol. Tu ne dois pas rester dans cette position comme si tu étais une plante parasite. Tu dois revenir les deux pieds sur terre ». Et encore : « tu ne dois pas entrer en concurrence avec les femmes. Tu te crois fort, mais tu trouveras une femme plus forte que toi ». Ces remarques concernent les paraboles de la figure. J’accepte qu’il me les dise le lendemain, car le temps presse, les autres attendent. Je suis très frappé d’entendre Adiro, traduisant ou interprétant les paroles du prêtre, utiliser littéralement la formule « tu dois lâcher prise » en relation avec l’imputation de vouloir trop garder pour moi, trop contrôler. Il est aussi question d’une parabole où quelqu’un qui était, comme moi, flottant entre ciel et terre, se voyait dire : « si tu continues comme ça, ton enfant va mourir ».
J’ai oublié de mentionner l’entrée en matière d’Iguèshou : « Tu portes sur la tête une charge très lourde, depuis longtemps. Tu as de grandes difficultés dans ta profession. Il y a des gens qui te font porter cela ».
Selon Maupoil, qui rend compte essentiellement de l’enseignement d’un grand devin Fon, beau-frère du roi d’Abomey, la figure qui est sortie pour moi se nomme, chez les Fon, Loso Lètè, chez les Yorouba Irosun Irètè. Elle est un mixte de deux figures, Loso mèji et Lètè Mèji. Maupoil ne la détaille pas. Il laisse entendre que les figures mixtes mêlent en général les caractéristiques des deux figures mères, mais le mélange possède quelque originalité. Loso est un signe masculin « très fort et très redouté. Il inclut l’idée de malheur, de misère et de sang ». Irosun est, en yorouba, le nom d’une teinture végétale couleur de sang, que les Fon nomment sokpèkpè. Loso mèji est parfois nommé Akpan, du nomd’un petit oiseau noir, très redouté des autres oiseaux, sur la tête desquels il passe pour déféquer… Loso commande tous les trous de la terre. On le représente par deux cercles concentriques entourant un gros point noir. Loso a créé le singe klan, la plante sokpèkpè, les règles des femmes, l’oiseau akpan, l’oiseau ge au plumage rouge, mais aussi le petit oiseau drengbabwe qui inventa les jeux de hasard, qui joua contre la mort, et resta vivant. Le mensonge dépend de ce signe (et d’autres) : Loso prétend « commander » le sang, et pourtant il n’a pas de couteau. C’est un signe de Feu, qui commande tous les métaux rouges. Il y a correspondance entre ce signe et les vodoun Na, Gou, Lisa, Hèviosso, Dan, Yalode et Tovodoun. Sa couleur est rouge, qui symbolise le sang, la maladie, l’accident, la colère, le feu, la foudre, le danger sous toutes ses formes.
Lètè est un signe féminin, qui désigne la terre. On le figure aussi par un carré inscrit dans un cercle, le cercle étant le ciel inconnaissable, et le carré, qui appartient en propre à Lètè, le monde connu. Sa couleur est le rouge, celle du vodoun Sakpatá (le maître de la terre), mais aussi le noir, le bleu, le blanc. Celui qui a trouvé Lètè doit porter quarante cauris, une bouteille d’alcool et un poulet à Gbaadou – la terrible Gbaadou (Odou, Odoudouwa en langue yorouba), symbole de l’union du ciel et de la terre, détentrice suprême des connaissances de Fa. Le poulet est remis en liberté, on l’enterrera à sa mort. Ce signe est en rapport avec la longévité et la mutité. Il a apporté sur terre la variole, la lèpre, l’abcès, le furoncle… On dit que celui qui dépend de lui aura beaucoup d’ennuis, mais qu’aucun d’eux n’aura raison de lui. C’est le signe Lètè Mèji qui abolit autrefois les sacrifices humains pratiqués en l’honneur de Fa. Il est en rapport étroit avec Gbaadou, Gou, Na, Sakpatá, Dan, Hèviosso, Lisa et Tohossou.
Loso et Lètè sont tous deux des signes des Kenesi, divinités femelles de la magie noire, mais qui font partie du « chœur » de Fa. Somme toute, je suis content que pour moi ce signe, Loso Lètè, ne soit que conjoncturel…
Les prescriptions matérielles, dans l’immédiat, sont de sacrifier deux poules, pour écarter le poids que je porte sur la tête, et par la suite une chèvre. Il est aussi question d’un poulet qui ne sera pas sacrifié mais relâché. Je dois apporter une pièce de tissu rouge, et m’abstenir de porter des vêtements rouges pendant deux ou trois mois ; au contraire, porter des vêtements blancs.
Les autres consultants sortent de chez le devin tout aussi remués que moi, voire davantage. L’un d’eux doit changer la relation qu’il a avec son fils qui, sans cela, pourrait mal tourner. Un autre a des pouvoirs à la limite de la sorcellerie, et doit être bien orienté. Un troisième se voit considéré comme très nerveux, impatient, avec en lui une force à canaliser : « Prends une bonne, dit le babalawo, pour que ton couple aille mieux ». Ce ne sont là que quelques phrases hors contexte, livrées par des gens qui en sont tout remués, qui n’ont pas encore eu le temps d’élaborer ce qui vient de leur être dit et n’en livrent qu’une petite partie. Nous avons tous des prescriptions, des interdits, et des sacrifices à faire dont l’exécution est remise au lendemain.
Nous passons la nuit dans la nouvelle maison de Valentin, où nous attendent la totalité des lits disponibles dans la maison. Auparavant, il aura fallu, pour nous le propitier, rendre visite au Commandant de Gendarmerie. Il nous reçoit vêtu d’un grand essuie éponge bleu, drapé comme une toge, et nous sert de l’alcool de palme dans lequel macèrent des dattes. Le lendemain, c’est le babalawo lui-même qui se déplace à Pobè.
La cérémonie a lieu dans une concession située en face de la maison où nous avons dormi. On pratique d’abord en plein air le sacrifice des poules qui doit me libérer des forces maléfiques. Les pauvres bêtes sont tuées par torsion du cou, puis on leur arrache la tête et on fait couler leur sang sur le sol. Le babalawo utilise une technique spectaculaire : il fait passer le cou de l’animal entre son gros orteil et les autres, et il tire… Ensuite, je reste tout un temps à maintenir une écuelle remplie de noix de palme sur ma tête pendant que la cérémonie se déroule. Après cela, j’ai droit à quelques commentaires et à une parabole. C’est celle d’un homme qui sculptait le bois, comme tous les hommes du pays nago, tandis que sa femme fabriquait des pots en céramique. Il se croyait supérieur à elle, parce que son activité était plus prestigieuse, mais elle n’était pas d’accord et ils se disputaient. Un sage leur dit d’enterrer chacun ce qu’ils avaient fabriqué, lui un masque, elle un canari, et de revenir un an plus tard. Évidemment, le masque était pourri, et la poterie intacte. « C’est pour cela, dit le babalawo, que tu ne dois jamais entrer en compétition avec les femmes ». Il me donne un petit canari que je dois conserver précieusement en souvenir de cette vérité. D’autre part, je recevrai une statuette à deux faces, munie en son centre d’un petit sifflet. Je devrai souffler dedans, pour être protégé contre les forces qui font se décomposer ma famille, et pour rassembler ses membres, y compris les personnes âgées qui pourraient mourir. Puis, je devrai enterrer la statuette à proximité de ma maison, et lui sacrifier de temps en temps un coq.
Dans le livre de B. Maupoil, je lis qu’il s’agit là d’un lègba jobiona : composé de deux lègba adossés, il voit Lisa et Mawou (les grands vodoun du panthéon, parèdres mâle et femelle) en même temps. Son rôle est, en effet, de protéger la maison et ses abords, d’empêcher les mauvais esprits de s’en approcher. Ce lègba exceptionnel reçoit des noix de cola de ceux qui lui rendent visite. On le retrouve, selon la tradition nago, chez tous les grands babalawo.
On chantera aussi la devise de ma figure de Fa, ainsi que bien d’autres. Dommage, nous n’avions pas de magnétophone.
La cérémonie se poursuit dans une maison en construction, sur des nattes. Elle va durer jusqu’à la nuit avancée. Chacun de nous e son lot de sacrifices, de prescriptions, d’objets rituels. Paul doit se faire « laver la tête au moyen d’un pigeon… On l’envoie, seul avec trois jeunes en mobylette, dans la forêt sacrée. Ils lui mettent un produit bizarre dans les cheveux, heureusement pas le sang du pigeon qui, après avoir été mis sur sa tête, doit impérativement s’envoler. Ce serait très mauvais s’il ne le faisait pas. Or, la bête est évidemment ankylosée, et son envol ne va pas loin. Heureusement, ils n’ont pas le temps de s’en apercevoir, car il faut aussi s’enfuir à toutes jambes, sans se retourner, dès qu’on a lâché le pigeon. C’est comme ça qu’on s’accommode avec le ciel… Paul ne saura pas à quel danger surnaturel il a échappé, mais il aura eu le temps de se demander si ses trois compagnons n’allaient pas le détrousser… Pour Charles, on fabrique une statuette de terre crue, où l’on enfonce deux cents aiguilles, puis que l’on arrose du sang d’un canard et d’huile de palme. Il reçoit aussi quatre morceaux de bois où sont fichés des morceaux de calebasse et des plumes des poules sacrifiées. Les plumes portent toujours témoignage du caractère rituel de l’objet, en référence au sacrifice qui l’a consacré. Il devra placer ces bâtons aux quatre coins de sa maison, et mettre la statuette sous son lit. Il se demande si sa femme sera d’accord…
À son arrivée, le babalawo nous avait fait boire du vin de palme, sève d’un palmier qui fermente spontanément dès qu’elle a été récoltée. Celle-ci date du matin même, elle est déjà bien alcoolisée et pétillante. On aime ou on n’aime pas. Moi, j’aime assez. À midi, on nous sert de l’igname pilée, pâte blanchâtre que l’on ange avec les doigts après l’avoir trempée dans une sauce : sauce au piment rouge, sauce verte faite avec le « feuille gluante ». Les sacrifices terminés, tout au moins ceux qui peuvent se faire le jour même, car ils se poursuivront en notre absence et tout un clan s’en nourrira pendant plusieurs jours, le babalawo décide de conférer le premier grade de l’initiation au Fa à Francis, Charles et Paul. Il y a trois degrés à l’initiation. Le troisième est très dur, et comporte un séjour en forêt, d’abord avec son maître puis seul, durant un temps que Fa détermine. Il comporte aussi un séjour de 9 à 40 jours dans une « famille d’accueil », sans avoir le droit de se laver. La première étape est courte. Elle consiste essentiellement à remettre à l’impétrant ses noix de palme personnelles, et à déterminer son signe de naissance. D’abord, les noix doivent recevoir leur pouvoir. Il faut demander l’accord de Fa, tirer à nouveau les figures tétragrammatiques, les interpréter. Les noix sont alors plongées dans un liquide fait de sang cru de poulet et d’huile de palme très salée. Le bénéficiaire doit les sucer chacune (il y en a dix-huit), avant de les replacer dans sa main puis dans un petit sac de toile qui recevra en outre la tête (cuite) du poulet sacrifié. Malgré leur pouvoir, n’importe qui peut toucher ces noix (« elles sont sympa », dit Adiro). Toutefois, le possesseur ne doit pas les donner directement, de la main à la main, à quelqu’un d’autre. Elles doivent d’abord avoir été posées par terre.
Voici ce que Maupoil écrit de cette cérémonie, qu’il appelle le Fa-si-sen : « Les noix sont au nombre de trente-six. Le bôkonon (babalawo, en langue fon) les sépare en deux parties et verse les dix-huit plus grosses dans une assiette. Ce sont les noix mâles… Il faut maintenant nourrir ces noix : on leur offre du poisson, la chair d’un rongeur nocturne…, de la viande fumée, du poivre, du sel, de l’huile de palme, de l’akassa. Pendant deux jours, les noix resteront dans leurs assiettes, sous un couvercle. Le troisième jour, le devin les retire, elles sont désormais consacrées… Le même jour, il en fait la remise à l’initié. Jusqu’à minuit, celui-ci s’abstiendra de toute ablution, de tout rapport sexuel… Le prêtre lui demande une petite somme d’argent… et prépare dans un canari la macération de Faman propre à laver les noix. Il procède aux trois sacrifices des Nago. Il pose ensuite son Fatè (plateau de Fa) sur le col du canari plein d’eau et de Faman. Il s’agit en effet de savoir sous quel signe le candidat se présente, avant de laver les noix. Le devin prend ses propres noix, les manipule, et trace au fur et à mesure les indices sur le yè (la poudre) de la tablette. Le premier signe qui se présente est celui de la cérémonie… Le devin le nomme, indique les sacrifices nécessaires, énumère les interdits du signe. Ce n’est qu’après qu’il précipite les noix dans l’eau du canari. Le candidat distribue… de menus cadeaux aux assistants. On se met à chanter… Ces chants comprennent ceux du signe inscrit dans le yè. Le prêtre prépare deux solutions, l’une à base de potasse (alo), l’autre à base de farine de maïs (oti)… Il verse l’alo sur les noix en chantant. Le rythme et les paroles de son chant indiquent quand il convient de verser la deuxième solution. Le liquide en excédent sera recueilli dans une calebasse et jeté dans la rue, sous des ordures. Les noix… sont alors savonnées et frottées. Puis il les remet dans le canari, tout en continuant à les malaxer et à chanter. Les assistants dansent alors, discrètement. Les noix sont déposées dans deux petites calebasses. Une prière commune est dite. Deux poulets sont immolés et leur sang, mélangé à de l’huile de palme, est répandu sur les noix qui s’en repaissent… Avec les haricots et la chair des poulets, les femmes préparent un plat (cè ou acè), d’où émane le pouvoir magico-sacré particulier à Fa… Les assistants mangent ensemble… Le consultant… prépare tout ce qui est nécessaire pour ses sacrifices « adra ». Maintenant que toutes les cérémonies ont suivi leur cours, le devin demande à Fa le bien qu’il adviendra à son client, puis il lui fait ses dernières recommandations. Enfin, il lui remet les noix ».
La soirée se prolonge, avec de moins en moins de programme. Nous sommes assis sur des nattes à la lueur des lampes à huile. Il y a tout autour de nous une cinquantaine de personnes qui dorment, parlent, chantent, dansent, boivent l’alcool de palme, entrent, sortent, jouent et rient. À l’extérieur, les femmes font inlassablement la cuisine. Les animaux sacrifiés sont immédiatement découpés, rôtis, servis avec la sauce d’huile de palme pimentée. Toute la communauté fait bombance. Les ombres sont gigantesques. La cérémonie n’en finit pas, semble se diluer dans un chaos où seuls les Européens se posent des questions. En fait, dans la pièce voisine, les trois adeptes reçoivent leur première initiation aux secrets des figures de Fa.
Enfin, nous rejoignons la maison de Valentin où un autre genre de cérémonie se prépare. Chacun est aimablement invité à donner ses impressions sous forme d’un petit discours où l’émotion passe vraiment. La babalawo est invité à nous rejoindre et nous fait, lui aussi, un discours : il a compris que nous étions sincères et tient à transmettre ce qu’il sait. Il insiste beaucoup pour que les nouveaux adeptes continuent dans la voie de l’initiation. J’apprends alors d’Adiro que j’aurais dû, moi aussi, recevoir le Fa. Je vais le trouver en privé pour lui demander pourquoi cela n’a pas eu lieu. Sa réponse est un peu embarrassée : on s’est trompé, on a hésité, quand on a vu que c’était possible (« qu’il n’y avait pas de problèmes »), il était trop tard, on n’avait plus le temps. Je le tire d’embarras en lui disant : « Si j’ai bien compris ce que disait le babalawo, il n’est peut-être pas plus mal que ce soit la prochaine fois ». Il me répond : « C’est bien ça, tu as compris ».
2004
Nous pensions arriver à Pobè en début d’après-midi. Nous y arrivons à la nuit tombée, épuisés par un voyage à tombeau ouvert sur une route de terre pleine de dangers et de ravines, où la moyenne horaire ne peut dépasser trente kilomètres à cause des arrêts inévitables. En vain, le maire nous a-t-il attendus. Le rendez-vous est manqué, il n’y a pas de réseau de téléphone, et nous craignons de ne pas trouver nos hôtes. Heureusement, ils sont connus de tous. Un jeune homme nous conduit à mobylette à travers les rues sans éclairage, jusqu’à la maison que Valentin s’est fait construire, à côté de la concession familiale où s’étaient déroulées, en 1999, la plus grande partie des cérémonies. Je me souviens de cette incroyable nuit où trois d’entre nous recevaient l’initiation secrète et la révélation de leur signe personnel, tandis que les autres attendaient en buvant l’alcool de palme, en somnolant sur leur natte, en écoutant le rythme des tambours et les « appels » de Fa. Vivrons-nous la même chose ?
Quatre années ont passé. Iguèshou, le vieux mage, est là. Le patriarche du clan aussi. Tous deux ont vieilli, se sont tassés. Leur présence est plus discrète, et même si Iguèshou tient à s’affirmer comme le maître de cérémonie, c’est une nouvelle génération qui est à l’œuvre. Trois babalawo, parmi lesquels Adiro, vont diriger le rituel.
Quatre années seulement, un monde de différence. Nous avions été accueillis à Onigbolo : à deux pas de la grand-route, à cinq cents mètres de la grande cimenterie, c’était, brusquement, la brousse. Pour un peu, on s’y serait perdus. Un village comme il y a mille ans. Des bruits jamais ouïs par nos oreilles. Imaginez : au-delà des sons colorés et chantants de la langue yorouba, les formules incantatoires, les litanies, scandées par le répons « atsché ! » multiplement répété, et surtout, inlassable, envahissant, le bruit de l’agele sur l’atè. L’atè-Ifa, c’est le plateau de bois orné de reliefs symboliques en bordure, au-dessus duquel le babalawo manipule ses noix de palme, et sur lequel il trace, dans la poudre yè, les signes que Fa lui révèle. L’agele-Ifa, c’est une baguette de bois dur, sculptée à l’une des extrémités, que l’on dit être une arme, et qui sert à appeler les dieux. Et, certes, les dieux ne sauraient être sourds, quand résonne l’agele, car c’est un ébranlement sec et sonore à la fois, une pulsation qui envahit l’espace et vibre au fond de soi. Iguèshou recevait le message comme un inspiré, et le délivrait comme un prophète, tandis que son assistant, un Holli aux multiples scarifications, préparait calmement les objets nécessaires dont Adiro, concession faite à l’usage des grands livres, tenait scrupuleusement l’inventaire.
Le lendemain, c’était à Pobè, mais dans la cour et dans l’antique demeure du clan, près de l’autel des cultes familiaux, que se firent les sacrifices. D’un côté la cuisine des hommes, rituelle et symbolique, pour tout dire un peu répugnante ; de l’aitre, la cuisine des femmes, alimentaire, utile, nourricière. Mais les deux cuisines étaient faites avec les mêmes ignames consacrées, avec les mêmes animaux, d’autres morceaux sans doute, en même temps. Et toujours ce principe, fondamental dans cette société patriarcale : les hommes s’occupent seuls des rapports avec les dieux, mais rien de ce qui se fait ne peut l’être sans qu’une femme, au moins, ne soit présente. En 1999, le cérémonial de l’initiation, vécu par les intéressés sous l’œil de nombreux témoins dont j’étais, hors les moments secrets, suit scrupuleusement le rituel décrit par Bernard Maupoil dans les années 20, au temps de la colonie.
Aujourd’hui, c’est le même rituel, mais la pompe, et même la poésie, en sont absentes. Nous ne boirons pas de vin de palme, fraichement fermenté, nous n’entendrons pas chanter les devises de nos signes. Iguèshou se contentera de dormir, ou fera de petites consultations à la sauvette. Que se passe-t-il ? Assistons-nous sans le savoir à la fin d’un monde ? Je ne le pense pas. Au contraire : l’enjeu de ce que nous faisons est la transmission. La nouvelle génération de babalawos est faite de gens sérieux et convaincus. Moins sûrs d’eux, peut-être, ils sont trois et délibèrent. Moins théâtraux qu’Iguèshou, ils n’en sont que plus attentifs à la valeur du message, et surtout à la manière dont il sera compris, notamment par ces yovo dont on attend beaucoup.
Aussi prennent-ils leur temps. Le temps de bien expliquer, de faire comprendre, peut-être même d’adapter le message à ces gens venus d’ailleurs. Ils ne bâclent pas le récit des paraboles qui, à l’issue de la consultation, illustrent le message du signe de récits proverbiaux savoureux, inépuisables. Le consultant peut en retirer beaucoup sans que le travail herméneutique ne le rebute. Les sacrifices, nous ne les verrons pas, par manque de temps, et nous ne vivrons pas avec la famille et les amis ces moments de partage insurpassables. Mais tous les objets promis seront remis à chacun la veille de notre départ, avec de nouvelles explications, dans le local mis à la disposition du babalawo par le professeur de psychiatrie. Et je sais que l’avant-veille du départ, déjà, après deux nuits sans sommeil et trois jours de travail intense, Adiro et son frère s’étaient rendus en vain à Calavi à notre recherche, avec dans leur voiture les objets rituels qu’ils voulaient nous donner sans tarder. Les repères visuels que je leur avais donnés par téléphone, de grands pylônes hertziens le long de la route, en face du chemin conduisant à l’hôtel, étaient évidemment invisibles dans l’obscurité.
Et comment rendre justice à cette hospitalité sans faille qui fut celle d’un clan tout entier ; à la délicate présence et à la sollicitude de Dorothée, qui rechercha dans les assiettes la tête de poulet que j’avais mangée – comme on me l’avait dit – et jetée, stupide yovo sans cervelle, alors qu’elle devait jouer un rôle essentiel dans la suite des événements ; à la cuisine variée et raffinée ; à la soirée improvisée de chansons françaises et yorouba, souvenirs de feux de camp, airs à succès, d’un côté, et de l’autre cette pulsation rythmique qui est la vie même… sans compter les restes musicaux de la présence à Pobè de quelques détachements de zouaves ou de sapeurs de ce qui fut le grand Empire Français.
Le jour de Shango
Shango était absent de ce voyage. Personne ne nous avait conduits à lui. Trop dangereux, peut-être, pour des yovo ? On sait que cet orisha fut autrefois un homme, le quatrième roi d’Oyo. Il fut flamboyant comme la flamme, et laissa son pays en cendres. Il disparut, consumé par son feu intérieur, et ses sujets qui l’avaient détesté, bientôt firent de lui un dieu. Il représente le ciel dans ses rapports avec les hommes, par conséquent l’orage, la foudre et le tonnerre sont ses récades (haches d’honneur). Précisément, la seule chose de lui que nous avions aperçue était, aux mains d’un bateleur, la hache ornée et ajourée qui est, en pays fon, son insigne particulier. Mais cela se passait au cours du rituel de Sakpatá. J’avais vu la même hache en 1999, aux mains d’un jeune garçon à la voix splendide, dirigeant l’action d’une troupe théâtrale créée par des jeunes de Cotonou. C’est donc au nom de Shango qu’on chante et qu’on dirige les chœurs, comme c’était au nom de Dionysos que les Grecs faisaient du théâtre. Dans les deux cas, on suscite chez l’homme de la rue des émotions intenses. Il faut avoir l’aval d’un maître de la violence et du désordre inspiré.
Ce jour-là, nous allions à Ganvié. Une dernière excursion, touristique : la « Venise africaine », le lieu le plus visité du Bénin. Nous rentrions dans la consommation de masse avant de retrouver notre société, qui a érigé la consommation en principe, en compulsion. Sur la route de l’embarcadère, on nous dit que les habitants de Ganvié refusent d’être photographiés. J’entends les commentaires autour de moi : « Ils ont peur qu’on ne leur vole leur âme » dit une anthropologue. Si c’est vrai ils ont raison, car c’est bien de cela qu’il s’agit.
Mais Ganvié n’est pas, ou pas encore, un parc d’attraction. C’est une ville et un royaume lacustre. Trente mille habitants, trente mille pêcheurs vivent sur des pilotis au milieu du lac Nokoué, riches en pêches miraculeuses car ils nourrissent le poisson en plantant dans la vase des gaules qu’ils vont chercher sur la terre ferme, et qui se décomposent lentement, attirant les plantes adventices et les invertébrés. C’est une pisciculture en liberté. Trente mille personnes souffrant de bilharziose, aussi : c’est le prix à payer. Et d’abord, le prix de la survie, car ces gens sont des fugitifs. Au XVIIème siècle, ces Adja vivaient aux confins du Togo. Les rois d’Abomey, toujours eux, les persécutaient (ils étaient eux-mêmes Adja, à l’origine. Mais ils avaient rompu, et détestaient leurs parents. On se souvient d’Adjahouto, le premier roi, le tueur d’Adja). En fuite, ils allaient au hasard, et plutôt dans la mauvaise direction, quand au bord du lac Nokoué ils rencontrèrent un grand féticheur. Celui-ci accepta de les aider, se transforma en un grand crocodile qui les prit sur son dos, jusqu’aux hauts-fonds qu’il connaissait, au milieu de la lagune.
Voilà où nous allons. Mais irons-nous ? Le ciel s’assombrit tout à coup. Quand nous arrivons à l’embarcadère, l’orage éclate. Jusqu’ici, nous avions eu un temps chaud et humide, avec de la brume souvent, avec des alternances de soleil et de nuages, un vent doux et agréable, quelques petites gouttes de pluie humides et chaudes comme des larmes. Nous ne pouvions imaginer autre chose. David souhaitait voir un orage tropical, mais il n’y comptait plus. Et voilà : le vent se lève sur le lac Nokoué, la température descend brusquement d’une dizaine de degrés, la foudre fragmente le ciel immense comme un miroir brisé. Devant nous, face au quai, des femmes occupées à Dieu sait quelles récoltes marines, ou qui préparaient un étal à venir, sont bousculées par le vent, bientôt par une pluie féroce. Stoïques, elles ne bougent pas plus qu’il ne faut pour ramener sur elles leur pagne qui s’envole. Au plus fort de la tempête, David n’y résiste pas et va se mettre sur le quai, là où les planches fouettées glissent le plus et où le vent transforme un être humain en un voilier désemparé. Je l’y rejoins bientôt, et nous photographions cette exposition à la colère divine.
Après la tempête, mais toujours sous la pluie, mouillés et transis, nous embarquons dans de longues pirogues bâchées. Il faut choisir entre voir le paysage (ciel et lagune, roselières, grisaille et foudre) ou être au sec. Les points de vue divergent selon le côté de la pirogue où l’on est assis.
Grâce à la colère de Shango, nous verrons en fin de compte Ganvié lavée de ses impuretés touristiques. La vraie vie, pas drôle. Les gens préoccupés de leurs toitures effondrées. Dans les ruelles d’eau, les pirogues joignant, à coup de pagaie rapides et efficaces, une concession à l’autre pour des conciliabules affairés. La mairie, l’école, la poste, la banque, l’église des Chrétiens Célestes, la mosquée, seuls édifices en ciment sur pilotis de béton, déserts, abandonnés. La boutique de souvenirs,, au lieu d’être comme je m’y attendais une banale débauche de pacotilles, est un lieu digne où l’on voit aussi de belles choses, où les gens sont vraiment heureux de notre venue parce qu’elle leur permettra de faire face aux réparations indispensables.
Rentrés à Calavi, « chez Jacques », une grosse surprise nous attend : la véranda sous laquelle nous avions dîné la veille s’est écroulée. Les débris de briques, de tuiles et de ciment commencent à être ramassés par quelques ouvriers résignés. Par miracle, il n’y a eu qu’un seul blessé léger, un des ouvriers a le cuir chevelu fendu et sera suturé grâce à la trousse de secours des Français et à l’assistance de David qui me dit, avec un peu de remords : « J’avais demandé un orage, mais pas une tempête ». Le Fa ne lui avait-il pas dit, l’avant-veille, qu’il était plus fort qu’il ne le croyait ?
L’endroit où nous nous trouvons est un projet d’hôtel. Quelques bungalows sont terminés : on y a mis les personnages les plus importants. Entre deux bungalows, un escalier inachevé tend de part et d’autre des bras trop courts vers une terrasse encore inaccessible. La palmeraie, tout autour, est dans l’enfance. Le bâtiment principal, où loge une partie d’entre nous, est en construction. Une bonne partie des ouvriers sont des garçons de 13 ou 14 ans. Je les ai vus un samedi. Vont-ils à l’école en semaine ? L’escalier qui mène à l’étage est un vrai casse-pipe : les marches sont inégales, non carrelées, avec un bord friable, et il n’y a pas de rampe. On était justement en train d’y placer des colonnettes qui soutiendront la rampe à venir. Surtout ne pas s’y appuyer, car elles reposent sur du ciment frais.
Vu la catastrophe, Jacques, le propriétaire des lieux, fait pitié. Il est calme, digne et courageux. Mais que reste-t-il de son rêve ?
Retour : des sorciers yorouba à Londres ?
Dans l’avion, je lis le journal « Libération » du 16 février. Je tombe sur un article qui fait froid dans le dos : « Un tronc nommé Adam ». C’est l’histoire d’un meurtre rituel commis sur un enfant. L’enquête policière et scientifique est exemplaire. Les recherches se sont orientées vers des Yorouba de Londres. D’après des analyses spectrographiques du Strontium de ses os, l’enfant, dont l’identité reste inconnue, viendrait d’une zone comprise entre Ibadan et Benin City. L’article évoque « un culte vaudou » ou « juju ». Il cite un anthropologue : « Vous ne pouvez pas comprendre si vous n’examinez pas une telle affaire avec des yeux africains ». Le même anthropologue oriente les soupçons vers les affidés d’Oshoun, déesse de la rivière. On arrête un babalawo d’origine nigériane, puis vingt et une personnes de même origine, et les preuves semblent s’accumuler. Un professeur de langue yorouba explique que « les sacrifices humains n’ont pas complètement disparu de notre société ».
Après l’expérience que je viens de vivre, j’ai d’abord envie de jeter ce journal et d’oublier cette histoire. Puis je décide au contraire d’y réfléchir, et d’en faire mes conclusions. Car le problème est celui de l’origine du mal, et de la place qu’on lui donne dans l’espace social. L’article évoque deux pistes : celle d’une déviation d’un culte traditionnel, quand le déracinement et le lucre entraine la criminalisation croissante de certains groupes : « placés auprès de faux parents, des jeunes étaient contraints de travailler gratuitement, parfois de se prostituer » ; ou celle de la sorcellerie, forme traditionnelle du mal social qui terrorise l’Afrique depuis la nuit des temps.
Pourquoi parler de déviation quand on sait que de telles pratiques ont toujours existé ? Dans toutes les sociétés un équilibre existe entre les formes nécessaires et les formes excessives, voire monstrueuses, de la violence et de la contrainte, et cet équilibre est régulièrement transgressé : soit dans des conditions historiques données, soit de manière individuelle ou microsociale. Le changement de régulation qu’entraîne l’introduction d’un nouveau modèle social modifie profondément cet équilibre. C’est sans doute de cette façon qu’il faut comprendre que le pouvoir politique, dans les pays postcoloniaux, soit si souvent tyrannique : le pouvoir est conçu traditionnellement comme une sorte de sorcellerie « rachetée » par un contrat social (le mal que peut faire le roi, il le réserve aux ennemis de son peuple. S’il s’en sert contre le peuple, il est immédiatement éliminé par un contre-pouvoir parfaitement discret jusque-là, mais efficace – voir à ce sujet les livres de Luc de Heusch) ; la colonisation introduit un autre modèle de gouvernement, mais détruit d’abord le contre-pouvoir sans réussir à implanter sérieusement le pouvoir du peuple selon le modèle démocratique, qui a mis d’ailleurs plus de deux mille ans à fonctionner chez nous. L’état postcolonial combine donc les tares : celle du pouvoir sorcier, sans le contre-pouvoir traditionnel, avec la puissance illimitée de l’état occidental, sans la démocratie (R. Devisch). De la même façon, la rencontre des cultures ne produit pas que de bons fruits : il y a aussi celle de l’appétit d’argent avec le non respect de l’individu isolé. Mais au fond, la sorcellerie traditionnelle est-elle différente de cela ? On peut la définir, en effet, d’une manière psychologique, comme la transgression par un individu de la règle qui interdit de préférer ses pulsions à l’intérêt du groupe ; d’une manière philosophique, comme la volonté de retenir à son profit le flux vital qui nus traverse tous, mais qui n’appartient à personne ; d’une manière sociologique, comme l’existence de groupes organisés, à visée antisociale, utilisant notamment ou essentiellement des moyens rituels ; et d’une manière religieuse enfin comme la conséquence d’un système qui n’oppose pas tant le bien au mal que la vie à la mort – celle-ci n’étant pas la mort physique, qui continue la vie par d’autres voies, mais la mort absolue, qui est la stase, l’arrêt des échanges et des transmissions.
Une des choses que le Bénin m’a apprises est certainement l’absence de distinction pratique et ontologique entre le bien et le mal, dans le monde culturel traditionnel « animiste » : les rituels sont les mêmes, à peu de chose près, qu’il s’agisse d’aider quelqu’un à vivre ou de le tuer. Toutes les forces divines auxquelles s’adresse le culte sont ambivalentes, capables de faire le bien comme de faire le mal, avec des nuances bien sûr (Fa, notamment, ne fait pas le mal. Comme le disait Adiro, il est « sympa »). Cela n’empêche nullement les gens de se poser la question du bien et du mal. Au contraire même, ils sont forcés de se la poser d’une manière plus complexe que nous, qui nous rangeons illusoirement et naïvement dans le camp du bien. Mais la valeur éthique de leur réponse n’est nullement garantie. On comprend ainsi le besoin forcené de certitude morale qui pousse tant d’Africains, au Bénin et ailleurs, vers les sectes charismatiques.