Blog de septembre 2020: Les palais brûlés (Bénin)

Les palais brûlés (Bénin, 1999 et 2004, 1ère partie)

Récit de voyage

Nu e jro e, e wè ñi vodun mè tõ : l’objet du désir, voilà le vodoun de chacun.

Vodun towe lo, ayi towe me we de : ton vodoun se trouve dans ton propre rein.

Abomey est une ville paisible, où la vie prend son temps. Les zems (motos taxis) sont là dès qu’on a besoin d’eux, mais ils ne vous assourdissent pas, ne vous donnent pas le vertige comme à Cotonou. Comme bien d’autres villes africaines, elle n’a pas de véritable centre et paraît être sans structure urbaine. Illusion, bien sûr : elle est faite d’un assemblage de quartiers où vivent les lignages royaux, les descendants des notables de l’ancien royaume de Danxomè, les descendants des guerriers, des artisans, des captifs… Au milieu de cet espace vaguement quadrillé par des rues de terre défoncées, bordées de maisons faites de la même terre de barre et couvertes de tôle ondulée ou de chaume, se trouve un terrain vague énorme où persistent quelques murets ruinés : c’est l’espace autrefois occupé par douze palais royaux, un par souverain, que l’avant-dernier roi Gbéhanzin fit brûler pour ne pas laisser aux Français les secrets de ses ancêtres. Deux de ces palais ont été restaurés : celui de Ghézo et celui de Glélé, ce qui permet aux descendants des rois de perpétuer les rites. Jamais, sans doute, des tyrans n’ont été autant vénérés, de leur vivant jusqu’à nos jours. Leur culte est permanent. Des princesses nourrissent leurs mânes. Les sacrifices sont accomplis scrupuleusement en leur honneur – la seule différence étant qu’on n’immole plus d’êtres humains.

Il y avait autrefois, à Abomey, deux cultes distincts : celui de la maison royale et celui du peuple. Ils étaient en rivalité permanente. Imaginons la situation de l’Egypte, à l’époque d’Akhenaton : le culte officiel (Aton et la famille royale) coexistait avec le panthéon ancien auquel le peuple restait attaché. On sait que cela n’a pas duré, et que les images d’Aton ont été martelées. Ici les deux cultes ont persisté concurremment. Est-ce déjà le fameux syncrétisme béninois ? Mais les rois se méfiaient des vodouns populaires et de leurs fidèles. Sakpatá notamment, à cause du ton satirique et irrévérencieux de son rituel, ne leur plaisait pas du tout. Beaucoup de vodouns étaient d’ailleurs d’origine étrangère, les uns Mahi comme Dã, le serpent arc-en-ciel, les autres Yorouba. Dã avait été adopté par la famille royale, qui en faisait le symbole de la continuité de son pouvoir. Elle vénérait aussi, comme des manifestations sacrées, les nombreux enfants anormaux qui naissaient et mouraient en son sein : les Tohossou. Pourquoi étaient-ils si nombreux ? On dit que l’inceste était courant dans la famille royale. Le roi pouvait bien avoir quatre mille femmes ; mais dans l’alcôve, les princes et les princesses copulaient volontiers entre eux.

On sait que les cultes africains se sont largement reconstitués dans les Antilles, au Brésil. La plupart des rites afro-américains sont Nago, c’est-à-dire Yorouba, parce que les esclaves étaient en majorité des prisonniers de guerre des rois d’Abomey. On trouve aussi, en moindre proportion, des cultes Adja et Fon. Beaucoup moins souvent, des influences Congo ou mozambicaines. Dans un seul lieu, la Casa das Minas, à São Luis, dans l’état brésilien de Maranhão, le culte s’adresse aux divinités royales d’Abomey.  On pense qu’un membre de la famille royale, accompagné de ses serviteurs, a dû connaître l’esclavage. On parle même de la mère ou de la tante du roi Ghézo. Cela m’avait paru fort étrange, parce que l’époque où vivait cette dame était celle de la plus grande puissance du royaume aboméen. Du reste, la mère de Ghézo a sa tombe dans le palais de son fils. Mais l’histoire se comprend mieux quand on sait que le prédécesseur de Ghézo, son demi-frère Adandozan, était un roi fou, une sorte de Caligula africain qui avait décidé, à l’encontre de toutes les traditions, que « le sang des princes devait couler comme celui des sujets ». Il régna dix-huit ans. On peut très bien supposer qu’il ait un jour vendu une de ses tantes. Du reste, on ne le lui a pas pardonné. Un jour, le mingan, premier ministre et bourreau, qui était aussi chargé de chausser le roi de ses sandales, symbole de son pouvoir, s’abstint simplement de le faire. Le roi est resté nu-pieds, et du coup n’était plus rien. Son frère Kankpé, qui devint Ghézo, chaussa ses sandales et le mit dans un cul de basse fosse, où il mourut. Le nom même d’Adandozan fut rayé des listes royales, jusqu’à ce jour. Un trou de dix-huit ans dans la chronologie dynastique ne s’explique pas autrement.

Mais à côté du culte royal, Abomey est une ville remplie d’esprits. Il n’y a guère de soir sans tam-tam, c’est-à-dire sans cérémonie. On entend au loin, ou tout près, des « appels » rythmés que les gens du pays comprennent aussi aisément que jadis, chez nous, ceux des cloches de village. On reçoit la visite d’un revenant accompagné, comme un Gilles de son tambour, d’un jeune homme au long bâton qui évite tout contact du mort avec les vivants (c’est tout à l’avantage de ces derniers). Ou bien celle d’un Zangbeto, sorte d’agent de sécurité venu de l’au-delà, dont la fonction est de terroriser les malfaiteurs : spectre de raphia tourbillonnant, capable de s’arrêter instantanément et de repartir dans une autre direction, comme un OVNI, et dont il importe aussi de ne pas se laisser toucher.

Douceur des soirées chaudes, ventilées d’un souffle d’Harmattan (le terrible vent du désert, qui fait au Sénégal monter la température de vingt degrés en quelques instants, est ici d’une délicieuse fraîcheur en cette saison ; et quand il se fâche, nous le saurons plus tard, c’est une tempête glaciale). Le jardin de Monique est parsemé d’arbres de toute espèce (fromagers, hibiscus, manguiers, eucalyptus, arbres à Cajou…) et de sculptures locales en bois dont la qualité stupéfie : les visages sont parfois aussi expressifs, aussi beaux que ceux d’une vierge gothique ou d’une korê grecque. Les enfants saluent le yovo sans l’importuner. Quelques timides demandes de « cadeau » (ou alors « argent, pas cher l’argent… ») ne ruinent pas le contact. Et les adultes sont presque toujours d’une urbanité qui fait honte aux barbares que nous sommes.

Des dieux et des hommes

Le monde a commencé à Ifé. Je parle du monde tel qu’il est représenté dans la conception des sages Fon et Yorouba. La religion, les usages fondamentaux, les racines de l’art, sont Yorouba. Ifé est la capitale du premier état yorouba, bientôt supplanté politiquement par Oyo, mais qui demeure le principal centre religieux de la région. Dans la vision traditionnelle, on nomme aussi Ifé le lieu où la terre et la mer se rejoignent : la ligne d’horizon. Elle est habitée par les grands orisha (vodoun en langue fon), répartis en seize grands secteurs. À la surface de la terre, les vivants. Au-dessus d’eux, les morts. La terre et le ciel cosmiques sont comme deux moitiés de calebasse, auxquelles correspondent deux aspects du Créateur, Mawu et Lisa en langue Fon, Oduduwa et Obatala chez les Yorouba.

Fa, dit-on, est venu d’Ifé. D’ailleurs, son nom yorouba est Ifa. Il est surtout la parole même du Créateur, celui qui manifeste le ciel ouvert, et la fraicheur de l’Être. Il est le dieu du palmier à huile, dont le tronc unit la terre où il prend racine au ciel vers où s’ouvrent ses feuilles. Il est la Vie, qui flue dans son tronc (sa sève forme le vin de palme) et apporte par ses fruits (les noix de palme, qui servent à la divination) le message de Dieu. Il est impossible d’en donner une représentation, car il est à la fois toutes les représentations possibles par ses seize grands signes et ses deux cent cinquante-six combinaisons.  Chacun de ces signes est un Fa particulier. Mais Fa est à la fois tous ces signes, c’est-à-dire la totalité des formes d’existence possibles.

Chacune de ces formes d’existence est une constellation de traits qui se combinent (les uns favorables, les autres défavorables), et correspond à une constellation d’orishas. Chaque être humain possède un signe fondamental, que la divination par les noix de palme permet de déterminer, et subit par ailleurs des influences passagères, qui se traduisent par la dominance temporaire d’un autre signe. Il s’ensuit qu’à chaque moment de sa vie, l’être humain et en relation non pas avec un seul orisha, mais avec plusieurs. L’un d’eux peut cependant être particulièrement important pour lui, et de façon durable. Ce qui se passe dans un culte de possession, c’est que ce lien particulier est identifié, institué par un rite, et par l’appartenance à une confrérie. Dès lors, sa forme d’existence propre, qui est complexe, va se simplifier progressivement, d’abord lors des séances de possession, où l’on voit les adeptes adopter de façon caricaturale les traits appartenant à leur orisha, puis de façon de plus en plus spontanée, dans la vie de tous les jours.

La communication entre le ciel et la terre perceptibles à l’homme est assurée par l’orisha Oshoumaré (vodoun Dã Ayidohwèdo), que l’anthropologue Bernard Maupoil décrit comme « le maximum de puissance dans un mouvement ininterrompu ».  À un échelon moins cosmologique, le ciel d’orage est représenté par l’orisha Shango (vodoun Hèviosso), la terre par l’orisha Omolou (vodoun Sakpatá). D’autres formes divines importantes sont : Ogoun (F : Gou), dieu de la métallurgie et des armes ; Yèmanjá, dite aussi Mami Watá, déesse des eaux marines et de la prospérité que les femmes apportent ; Oshoun, déesse des rivières ; Oshossi, dieu de la chasse ; Ayizã (F), dieu de la terre habitée et des marchés, institué par le premier roi des Fon Adjahouto (« le tueur d’Adjas ») dans le but de se faire pardonner l’exil et le déracinement qu’il apportait à son peuple après une première migration ; les Kenesi (F), esprits femelles liés à la magie noire. Et bien d’autres. Chacun de ces dieux peut apparaître sous plusieurs formes, portant chacune un nom particulier.

Une forme divine parallèle et antinomique à Fa est Lègba (Eshou Elegba en Yorouba) : messager de Dieu certes, mais d’une manière trompeuse, déceptrice, il ressemble au trickster des mythes amérindiens, au renard pâle des Dogons. Il est puissant et imprévisible. Il convient donc de l’honorer, le premier de tous les vodouns, puis de s’en débarrasser bien vite en le mettant à la porte du temple… Comme Hermès, il préside aux seuils et aux carrefours, et on le représente avec le pénis en érection.

Cérémonies

Sakpatá

Le lieu est un village situé à quelques kilomètres de la ville, dans le secteur de Zounzonmè. Pour y arriver, un dédale de chemins de terre dans une campagne surpeuplée, des autels familiaux faits de poteries juxtaposées, attendant les offrandes, des enfants partout, qui saluent, des adultes qui regardent gravement passer les minibus officiels à l’enseigne du Ministère de la Santé. Un dispensaire sert de lieu de parking : long bâtiment en ciment fait de salles juxtaposées aux fonctions bien précises. À l’intérieur, rien ou presque, ce qui n’exclut pas nécessairement la qualité du travail.

Un temple, hutte de terre peinte en blanc mais constellée de taches sombres, montre qu’on se trouve chez le dieu de la variole, qui est aussi le dieu de la terre. Qu’en est-il de lui depuis que la variole est dite éradiquée par l’OMS ? Pour nos interlocuteurs africains, c’est clair : les prêtres de Sakpatá possèdent évidemment le virus de la variole en réserve dans leurs « couvents ». On éradique un virus, mais pas un culte.

On commence par des appels de tam-tam plusieurs fois répétés. Puis arrive le maître de cérémonie, vêtu de façon parodique, me semble-t-il, de plusieurs jupons superposés. Il salue, tour à tour, chacun des participants, en paraissant évaluer chez eux la présence de quelque chose, qu’il traduit par un grognement approbateur plus ou moins intense : c’est bien sûr l’énergie sexuelle dégagée par chacun. Puis arrivent, les uns après les autres, des danseurs accompagnés d’un ensemble de percussions. Typique du pays Fon, la double clochette conique en cuivre donne le rythme de base. Les danseurs sont accoutrés de façon provocante et peu esthétique, mais cela fait apparemment partie du rituel. Il s’agit, nous dit-on, de montrer par l’exemple un certain nombre de choses à ne pas faire. On va donc mimer  devant nous quelques perversions. Un personnage, figurant sans doute Lègba, se promène avec des phallus en bois de différentes tailles, et s’amuse beaucoup à les proposer aux femmes, aux hommes présents. Des chasseurs passent avec leur fusil antique. À un certain moment, on attire dans le cercle un enfant d’une douzaine d’années, qui se débat comme un diable et finit par s’enfuir. On le laisse partir, non sans quelques gestes désapprobateurs. On ne trouve un plus jeune, qu’une femme (sa mère ?) convainc de se laisser faire. Il est conduit au centre du cercle. On lui parle, et on l’embrasse pour le rassurer. Lègba ( ?) s’approche et mime un acte sexuel. L’enfant est tout à fait passif. Les Européens présents sont fortement remués. Le plaisir qu’on prenait jusque-là à la cérémonie n’existe plus. On se demande ce qu’on fait là, et surtout ce que cela peut représenter pour l’enfant. Les Africains nous disent que cela fait partie d’une sorte d’éducation sexuelle, ça montre aux enfants que ces choses existent et qu’ils ne doivent pas l’accepter. On n’en est pas vraiment convaincus.

Mami Wata

Dans la même zone, mais pas au même endroit, le lendemain. Le temple, et tous les participants au rituel, sont entièrement blancs : pagnes immaculés, kaolin sur la tête et les épaules, murs fraichement chaulés. Le prêtre, seul homme de la confrérie, est gros, lisse et d’apparence paisible, vêtu d’un drapé blanc et coiffé d’un chapeau melon noir. Il porte à la main le trident de Neptune. Mami Wata (Mamy Water, la mère des eaux) est celle qu’on appelle Yemanjá au Brésil, la déesse des eaux marines, la Sirène, celle à qui l’on offre tous les ans dans la baie de São Salvador de petites embarcations chargées de fleurs blanches. C’est aussi la déesse de la féminité triomphante. On dit que ses adeptes attirent à elles la chance, la fortune, ce qui paradoxalement les expose à la convoitise des hommes. Une de mes patientes ainsi initiée dans son enfance s’est vue courtisée par un, puis par deux hommes convaincus de ce que la chance de Mami Wata pouvait, grâce à elle, leur profiter à eux, et qui sans scrupules l’attiraient par des envoûtements.

La déesse est ici représentée par une sirène véritable, une très jolie fille qui durant toute la cérémonie mime avec le plus grand naturel et la plus grande efficacité la féminité, la séduction absolue. La gestuelle féminine portée au paroxysme, la voix haut perchée implorante et impérieuse, plaintive et triomphante à la fois, le corps ondulant, elle offre aux assistants du parfum qui porte chance et de bonnes choses sucrées : fruits, bonbons, morceaux de sucre imprégnés d’on ne sait quoi. Pendant ce temps, le tam-tam appelle, d’un rythme différent, et un chœur de jeunes filles choisies par les dieux, les plus belles du village, entame un chant rythmé et mélodieux. Rien de plus différent de la cérémonie grinçante de la veille. L’harmonie est parfaite.

Soudain, une des filles est prise de mouvements saccadés, elle nous montre des yeux blancs, elle pousse des cris qui évoquent le roucoulement d’une colombe, sur un mode suraigu. On l’aide à ne pas tomber, à ne heurter personne, on la soutient, on lui verse bientôt de l’eau sur la tête, dans le cou, dans le dos, jusqu’à ce qu’elle se calme. Elle reprend conscience, retrouve sa place dans le chœur. Cette scène se reproduit plusieurs fois. Ce sont, nous dit une anthropologue, des transes bien petites, peu convaincantes. Nous n’en demandions pas tant. À mon avis, deux transes au moins sont authentiques. D’autres personnages apparaissent alors, et font un tour de danse. J’apprends de Josiane que l’un d’eux est Dã Ayidohwèdo. Je n’aurais pas reconnu en lui le serpent arc-en-ciel.

À l’issue de sa transe, une des jeunes filles du chœur se retire dans le temple, au milieu du village, et disparaît. Elle revient bien plus tard revêtue d’un costume tout différent : une tenue de chasse bleue, bordée de jaune et de rouge. Elle porte une arme sur l’épaule, et fait toute seule une danse que personne ne semble connaître. J’entends : « C’est du Nord du Bénin… ». Elle est très belle, et fait un peu pitié. Elle semble perdue, égarée. J’apprends qu’elle est Peule et qu’elle fait une danse de son ethnie. « Peut-être ce culte s’implantera-t-il un jour ici », me dit-on. Au dieu inconnu…

Conversation avec les morts (Egoun)

René est d’ethnie Mina par son père, yorouba par sa mère. Sa famille maternelle est d’ici, d’Abomey. Il nous introduit chez les siens. Une grande et belle concession, annoncée comme « le Palais des Revenants » ou « le couvent des Egoun ». L’accueil se fait selon les règles : on salue les vieux, on entend un discours de bienvenue, on y répond, avant d’apprendre que cette maison de culte Nago, en plein pays Fon, est une conséquence des guerres aboméennes. L’ancêtre de René venait d’Oyo, le grand royaume yorouba. Au cours d’une campagne, il a été fait prisonnier et a eu la chance de n’être ni tué, ni vendu comme esclave. Il a fait souche dans la ville de ceux qui l’avaient capturé, quand sa femme est venue le rejoindre. Une statue de bronze, dans la cour, représente cette femme fidèle et courageuse. Elle est accompagnée de deux de ses enfants, des jumeaux appelés Tao et Ebo. René fête son grand retour. Nous sommes ses « récadères » (dans le français parlé autrefois sur la Côte des Esclaves, ce sont les membres de l’escorte honorifique d’un grand personnage). La première chose est de savoir si les morts acceptent de frayer avec lui aujourd’hui. La réponse est négative : « quelque chose manque ». Heureusement, un sacrifice peut tout arranger. On amène un cabri tout tremblant, on l’égorge, on répand son sang sur l’autel de famille avant de le jeter pantelant dans la cour. Voilà. Les morts sont satisfaits. Ils annoncent leur prochaine arrivée.

Les tambours sonnent l’appel. Au loin, on entend des cris sourds, d’étranges voix : les revenants s’annoncent. Ce sont les deux jumeaux qui apparaissent en premier. Costume multicolore, brillant, constellé de paillettes, brodé de personnages et d’animaux symboliques. Leur visage est masqué par un lacis de cauris. Leur nom est brodé dans le dos du costume. Quand ils dansent, ils tournent sur eux-mêmes comme des toupies en étendant les bras, auxquels est attachée une large jupe qui s’étend à l’horizontale et les fait ressembler à des gyroscopes. Ce sont encore de jeunes morts : dès lors, ils agissent beaucoup mais parlent peu. En tournoyant comme ils le font, ils risquent à tout moment de bousculer un spectateur, ou leur vêtement de le toucher, ce qui pourrait entrainer pour lui un voyage prématuré dans l’autre monde. Par prudence, de jeunes adeptes veillent à empêcher tout contact au moyen d’un long bâton flexible. Bientôt, le tambour annonce l’arrivée d’un plus grand personnage, le père des jumeaux. Les rythmes nago sont différents des rythmes fon. Je les trouve plus variés, et d’une rythmique plus complexe. Ils ne font pas recours à la clochette double. Le Vieux arrive bientôt, plus majestueux que ses devanciers. Les cauris qui masquent son visage sont beaucoup plus nombreux. Il ne tourne pas sur lui-même : ce n’est plus de son âge ni de son rang. Il ressemble davantage à une commode, car le vêtement, qui ne laisse rien voir de la forme humaine, est d’allure rectangulaire. Il nous fait, de sa voix rauque de revenant, de grands discours que reprend le tambour d’épaule : je note l’imitation parfaite par le tambour des inflexions complexes de la langue tonale des Yorouba. Bien sûr, l’articulation fait défaut. Il est difficile de croire que le seul jeu des tons suffise à assurer l’intelligibilité du discours. Toutefois, il probable que dans un contexte déterminé, quand on sait à l’avance de quoi il sera question, la musique de la langue soit suffisante. Ici, les traductions se font en chaine : le revenant parle en nago, quelqu’un traduit en fon pendant que le tambour d’épaule transcrit le discours en langage tambouriné. Enfin, quelqu’un d’autre traduit du fon au français. Régulièrement, l’approbation se manifeste par des cris, ou par une sortie des tam-tams. Que dit l’ancêtre ? Qu’il a de bien braves descendants : c’est à eux qu’il doit d’être aussi bien habillé. Qu’il les bénit et leur annonce tous les succès possibles. Qu’il accueille avec plaisir les visiteurs yovo, auxquels il fait l’honneur de quelques mots de français. Après lui, la même scène se reproduit avec un ancêtre plus ancien, qui invite René à la prochaine rencontre des revenants, à Pâques : il pourra y voir d’autres ancêtres, plus vénérables encore.

À la fin, René nous annonce qu’il va « tomber, mais que nous tomberons avec lui » : cela veut dire qu’il doit donner de l’argent, et qu’il nous invite à en donner un peu également. La somme finalement recueillie semble réjouir tout le monde, revenants y compris : on l’annonce, selon la coutume, triomphalement : elle s’élève à quatre-vingt-cinq mille CFA.

Le Fio-fio

Au cours du colloque d’Abomey, j’ai entendu une intéressante communication d’une jeune pédopsychiatre béninoise : « Approche thérapeutique du rituel de conciliation dans la prise en charge de l’enfant béninois atteint du fio-fio ». Qu’est-ce que le fio-fio ?  Le mot veut dire brûlé, et connote une grande colère. Une colère qui consume l’enfant qui la vit. Le ventre gonfle, et la fièvre monte. Sans traitement adéquat – nous verrons lequel – l’enfant meurt. En médecine occidentale, cela peut se rencontrer dans beaucoup de maladies différentes. Mais ici, le contexte familial est caractéristique : ces enfants sont pris dans un conflit familial grave ; ils en sont l’objet. Parfois, ils sont exploités par l’entourage familial. Un traitement traditionnel existe : il consiste à refroidir l’enfant. Ce terme doit être compris dans le cadre d’un symbolisme thermique qui imprègne toutes les conceptions médicales, sociales et religieuses des Béninois (comme de nombreuses autres sociétés traditionnelles) : il ne s’agit pas, ou pas seulement, ou pas essentiellement, de chaleur au sens thermodynamique du terme, mais d’une bipartition des objets du monde en chauds et froids, des processus dynamiques et relationnels en échauffements et refroidissements, des forces divines en fraiches et brûlantes. Ainsi, Fa est la fraicheur par excellence, il ne faut jamais lui offrir quelque chose qui a été chauffé. À l’inverse, Shango (Hèviosso) est brûlant, furieux et dévorant. Quand on fait une libation aux ancêtres, on leur offre de l’eau. Jamais d’alcool, trop chaud, qui évoque la colère. Entraîné par des réminiscences latines, il m’est arrivé de répandre un peu de sodabi (alcool de palme) sur le sol. On m’a repris : j’ai dû remettre de l’eau par-dessus, pour refroidir.

Donc, le point central du rituel est de mettre de l’eau sur l’enfant. Comme sur la possédée de Mami Wata, pour la faire revenir à elle quand le temps de la transe est passé. À côté de cela, on utilise des plantes, dont chacune a sa signification. Comme dans la pharmacopée galénique, à l’origine, il n’y a pas de contradiction entre l’effet pharmacologique éventuel d’une plante et sa signification symbolique. Dans le monde traditionnel béninois, comme pour les maîtres de la pharmacopée antique et médiévale d’Europe, l’univers est régi par une théorie des signatures : si une plante possède une partie ressemblant à une oreille, elle doit être bonne pour les maladies des oreilles… Aussi naïf que nous paraisse ce principe, il faut savoir que nous lui devons la découverte de nombreux remèdes que nous appelons aujourd’hui, par exemple, alcaloïdes, phytohormones etc. Mais l’essentiel du rituel est sans doute ailleurs encore. On use aussi de paroles. Pas de n’importe quelles paroles : des paroles fortes, dotées d’une efficacité intrinsèque, le véritable nom des choses. Ces paroles, il faut les connaître, ce qui n’est pas donné à tout le monde. C’est une connaissance initiatique. Leur force est telle, que mal employées elles sont dangereuses pour celui qui les prononce. D’ailleurs, avant de les dire il faut disposer de la « cola préparée », une noix de cola sacralisée par un rite, et il faut être initié pour pouvoir s’en servir.

Discussion entre René et l’orateur : « Êtes-vous initiée ? Connaissez-vous les paroles fortes ? ». La réponse est négative : la pédopsychiatre semble vouloir dire que la connaissance initiatique n’est pas absolument nécessaire pour que l’évocation même approximative de ces paroles soit efficace. René en doute. Manifestement, il est lui-même à la recherche de cette connaissance, qu’il dit ne pas posséder encore. En l’absence de celle-ci, le rituel tel qu’il est pratiqué par les équipes médicales est incomplet. Mais un aspect semble accessible : c’est la dimension de réconciliation qu’il permet d’obtenir par rapport au conflit familial que l’enfant perçoit, dont il est victime. En outre, le rituel conduit à une revalorisation de la mère dans son rôle, et au redémarrage de la famille sur cette base. Cela n’est pas sans importance, quand on sait à quel point les pratiques occidentales ont abouti à disqualifier les parents, et la mère en particulier.

René fait remarquer à cet égard que les « nouvelles religions » d’inspiration chrétienne s’en prennent systématiquement à la famille, parce qu’elles y trouvent toujours de la sorcellerie. Elles visent dès lors à la remplacer par une famille « dans le Christ », ce qui aboutit à désintégrer la cellule sociale de base. L’ambivalence de la famille réelle leur est insupportable, et la notion de réconciliation leur est inconnue.

Cela me rappelle l’article d’Henri Collomb sur « la mort en tant qu’organisateur des syndromes psychosomatiques en Afrique » et sur le kwashiorkor. Pour Collomb l’enfant qui souffre de kwashiorkor est l’objet d’un désir de mort inconscient de la part de sa famille. Il est « un enfant qui part et qui revient », un enfant qui, en arrivant du monde des morts et des ancêtres, se demande si le monde où il arrive vaut la peine qu’il l’investisse, qu’il y vive un certain temps. Il peut très bien décider de mourir, et le conflit familial l’y pousse. La réconciliation, quand elle est possible, le convainc de rester en vie.

Le vieux qui a connu Gbéhanzin

Avec René, nous rendons visite à l’un de ses pères spirituels, un vieillard centenaire. Lorsqu’ils sont très âgés, les maîtres du savoir initiatique ont coutume de se mettre dans la peau des objets qui leur prolongent la vie. Quand leur temps est venu, ces objets se détachent l’un après l’autre et tombent de leur corps. Ils savent ainsi qu’ils vont mourir et s’y préparent. C’est ce qui lui est arrivé. Il nous reçoit, serein, souriant, entouré des siens, et même de celui de ses fils qui jusqu’ici refusait l’héritage du savoir paternel au nom de la modernité : il vivait en ville et ne s’intéressait qu’aux voitures… Le vieux en souffrait, mais n’y pouvait rien. Le fils aîné ne pouvait pas davantage recevoir l’initiation paternelle : il est sourd et muet. D’une façon générale, les grands maîtres ont rarement une progéniture nombreuse, et ils ont beaucoup de mal à transmettre ce qu’ils savent à leurs descendants. Il a donc choisi René, et lui a proposé de tout lui dire. Il en a même fait son « ami d’enterrement » : chacun a droit à deux amis, pas plus, qui seront présents à ses funérailles et porteront son cercueil. En attendant, René l’a inclus dans son projet « SAUBA » (SAUver les Bibliothèques Africaines, c’est-à-dire, les vieillards dépositaires de la haute tradition). Il se propose d’enregistrer sur des cassettes vidéo le discours de ct homme. Mais celui-ci en sait tellement… Il faudra bien quinze jours de présence continue à son chevet, et le temps presse…

Au temps lointain  de sa jeunesse, le vieux était tombé amoureux d’une jeune fille que sa famille avait promise à un autre. On avait enfermé la fille dans un « couvent » vaudou, auquel il n’avait pas accès. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, son rival y entrait comme il voulait. Alors, il a utilisé ses connaissances occultes, il a appelé les abeilles et leur a demandé d’attaquer le couvent. Tous ses occupants ont dû en sortir. On a compris, on est venu le supplier. Il a accepté de rappeler les abeilles, mais il a obtenu la fille en échange. On le comprend, un tel personnage n’est pas un allié commode. Ce qu’il a à transmettre est brut de décoffrage, c’est-à-dire ambivalent. Il s’y trouve autant de sorcellerie que d’art de guérir. Chose à prendre très au sérieux, au Bénin plus encore qu’ailleurs. Du reste, René nous dit avoir « pris ses jambes à son cou » quand l’autre a voulu l’initier à une connaissance noire. Depuis lors, le vieux semble avoir compris, et n’est plus revenu sur ces chapitres dangereux.

C’était au milieu de nulle part, dans la campagne poudreuse et rougeoyante autour d’Abomey. Nous nous étions arrêtés sans savoir pourquoi. Un peu d’impatience occidentale, parce qu’il fallait encore aller au village thérapeutique, puis atteindre Pobè où nous étions attendus en début d’après-midi. Mais ce rendez-vous imprévu était avec l’Afrique précoloniale, et c’est inoubliable. Des enfants, comme partout. Quatre générations rassemblées. La vieille femme, là, est peut-être celle pour qui, en son printemps, ont combattu les abeilles sauvages. On nous propose de visiter une case où se fabrique le sodabi domestique. Intéressant, sans doute, mais il y avait mieux à faire. Nous ne nous sommes pas laissé détourner, et quand nous sommes repartis, malgré l’excellence de celui que nous avions bu, nous avions d’autres images en tête. Des images de palais en flamme, de ciel rouge et de fumées noires, aperçues d’ici même par un tout jeune enfant, notre hôte, fils d’un chef d’armées du roi Gbéhanzin. Des images d’un temps où paradaient les amazones, où l’armée française se cantonnait frileusement dans les environs immédiats de Cotonou, où le roi ne supportait pas qu’il existât sur ses terres des palmiers plus hauts que les siens. Quand Gbéhanzin a su que les Français plantaient des cocotiers, il a fait raser ces arbres coupables de lèse-majesté, et ce fut un casus belli. Notoirement plus hauts que les palmiers à huile, les cocotiers ! Mais il se fait que le palmier à huile est un arbre royal, que les rois d’Abomey en avaient imposé la quasi monoculture, et puis, surtout, que c’est l’arbre de Fa. Intolérable. Et notre hôte se met en disant cela à chanter le chant que Gbéhanzin lui-même, compositeur reconnu, a chanté le jour où sont tombés les cocotiers des yovo. Chant de triomphe et de puissance, dans le style local qui est une diction rythmée, et qui devient musique par la seule accentuation des tons du langage parlé. Schönberg aurait aimé… Mais les Français, sans doute, n’attendaient que ça. Ils avaient bien caché leur jeu : leurs canons étaient prêts, et le général Dodds, fils de signare saint-louisienne, guignait sa grand-croix de la Légion d’Honneur. La guerre dura cinq ans, et fut très dure. On dit qu’Agoli Agbo, demi-frère du roi, donna aux Français le secret de son invisibilité. Mais que ne dit-on pas ? Dodds fit son entrée à Abomey dans une chaise à porteurs, malade comme un chien. Mais, comme à Moscou en 1812, la ville était en flammes. En y portant le feu, en 1894, le roi Gbéhanzin chanta encore, car l’honneur et les mânes des ancêtres étaient saufs. Plus d’un siècle après, nous avons entendu également ce chant-là, de la bouche d’un témoin oculaire. Soit, c’est peu vraisemblable. Car s’il a réellement vu les palais brûler, fût-ce de loin, le vieux doit avoir environ 115 ans. Mais peu importe, s’il mêle aux siens propres les souvenirs de son père, dans lesquels son enfance a baigné.

Je n’ai pas pu enregistrer ces chants historiques. Peut-être René le fera-t-il ? Je ne résiste pourtant pas à l’envie de donner au moins un aperçu des chants royaux d’Abomey : celui-ci est l’œuvre du père de Gbéhanzin, le roi Glélé. Il était déjà vieux à l’époque, et ne pouvait plus s’opposer à l’ambition de son fils Ñakaja (futur roi sous le nom de Gbéhanzin), qui venait d’occire son frère aîné Ahanzo. Il exprima à la fois sa douleur et ses reproches de la façon suivante :

A atõ, tõ, atõ                                    Trois fois cinq

Atõ, atõ, do-atõ                                Trois fois trois

Akwè ne-lo afotõ we-e-ñi ?               Cela fait-il quinze ?

De-so jè-ji lo-gbã jen na-ñi ?           Combien ajouter pour faire   trente ?

Gbè-vè nu-mède                               Celui qui vit de cruauté         

Hun e-ba-wenlen, bo-gosin mi-mè   Qu’il fasse effort et se retire

Mè na-lõ lè ? Ñaxo ñaxo !               En un tel jour qui se tairait ? Hélas !

Que veut dire ce charabia numérique ? Simplement ceci, d’après B. Maupoil : si Gbéhanzin avait été droit, il aurait dû « respecter le vœu de la vie », qui s’exprime symboliquement  par des chiffres pairs. Six est un chiffre parfait : trois fois deux. Le prince Ñakaja a commencé sa vie publique par une grosse transgression, symbolisée par le chiffre 5, ce qui l’a amené à un autre chiffre impair (15). Quand il a réalisé son erreur, il a voulu la corriger, mais là encore il s’est lancé sans réflexion sur les 3, ce qui le mène à 9 (3 fois 3) : gaspillage d’efforts et de sang, perte d’équilibre, excès de toute sorte. Quinze et neuf font vingt-quatre : il faut encore ajouter six – chiffre parfait, tout n’est pas encore perdu – pour arriver au nombre rond trente : « mon fils, laisse de côté le mal, reviens dans la bonne voie, reviens au chiffre simple et parfait ».

Le village d’Adana

Nous accompagnons René chez Adana, dans le village thérapeutique qu’elle a fondé autour de sa concession familiale, ave l’aide de ses enfants et de sa famille élargie, mais dont elle assume seule la responsabilité. Un village comme les autres, avec les mêmes couleurs : le vert des plantes, l’ocre rouge des murs et de la terre, le bleu du ciel, la bigarrure des pagnes ; avec des poules courant dans tous les coins, avec des cochons minuscules au long groin fureteur. Des enfants qui se pressent, des adultes qui s’empressent. Et puis des gens couchés, inactifs, qui ne se lèvent pas à votre approche. Certains saluent et sourient, d’autres restent muets. Tous ceux-là ont des fers aux pieds.

C’est un choc. Pourquoi ces fers ? La question sera posée, dans les termes les plus forts, par René, et elle ne sera pas éludée. « Quand on voit cela, on croit voir des bagnards, ou des esclaves. Pourquoi faites-vous cela ? ». Adana ne se démonte pas. C’est une femme forte, capable de tenir tête, comme l’autre jour à Abomey, à une bande de psychanalystes parisiens, lacaniens de surcroît, en leur disant quelques vérités nécessaires avec un grand sourire, une conviction paisible, et la voix bien assurée. Elle explique trois choses : d’abord, qu’elle est seule avec quarante malades. Seule responsable, s’entend. Sa famille l’aide, et plusieurs de ses parents éloignés hébergent des malades chez eux. C’est peut-être l’ébauche d’une forme africaine de placement familial, Geel n’a pas commencé autrement. Mais on sent qu’à ses yeux, son œuvre ne résisterait pas à un désordre important. Ensuite, elle doit assurer la sécurité des malades qui lui sont confiés, et plusieurs d’entre eux se perdraient immédiatement dans la brousse s’ils le pouvaient. Enfin, il faut empêcher les malades d’aller se dénuder et faire le fou au marché car, dit-elle, ceux qui le font sont ensuite incurables. Est-ce parce qu’ils sont ainsi stigmatisés ? Peut-être, mais aussi parce qu’au centre de chaque marché il y a un dieu. Elle ne le nomme pas, mais ce dieu s’appelle Ayizã. C’est le dieu de la croûte terrestre et de l’enracinement.

Que faut-il en penser ? D’abord, les fers ne semblent pas si mal tolérés par les malades que nous voyons, mais l’argument est faible. Un autre argument faible, mais qu’il faut citer, est qu’ils ne les empêchent pas de marcher, à petits pas, en tenant à la main une corde qui les soulève. Plus solide est l’argument suivant : qui sommes-nous pour donner des leçons ? Nos moyens de contention sont-ils meilleurs ? Je ne le crois pas. La honte change de camp. Finalement, l’important est ailleurs. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un argument, mais d’une constatation : la pose et la dépose des fers par Adana est un rite d’institution. Le film de Jean-Claude Hellequin rend la chose évidente. Elle n’obéit à aucune autre rationalité. On met les fers à un malade calme aussi bien qu’à un agité ; quand on les porte, on est ipso facto un malade d’Adana. Quand celle-ci les enlève, cela donne lieu à une petit cérémonie : en substance, « Je t’enlève les fers, je t’enlève la mauvaise odeur – qui va avec (n.d.l.r.) – tu es guéri(e) maintenant, va et vis ta vie ».

Adana emploie comme médicaments des plantes, qu’elle va chercher elle-même dans la brousse. Elle les utilise aves les paroles fortes qui conviennent. Mais elle croit aussi que les paroles ordinaires sont utiles et importantes, ainsi que les activités de tous les jours. Elle distingue quatre sortes de malades : ceux qui se replient sur eux-mêmes, ceux qui se dénudent et errent, ceux qui parlent tout le temps et s’agitent, ceux qui agressent. Elle donne le nom qui les désigne en langue fon. J’ai vainement essayé de connaître la signification étymologique de ces noms ; je n’ai jamais obtenu de la part des locuteurs fongbé que j’ai interrogés à ce sujet qu’une équivalence à la nosographie classique européenne, dont je n’avais réellement pas besoin.