Blog de novembre 2020: La Bouche d’or (Roumanie)

Cette brève nouvelle évoque un voyage en Roumanie dont on reparlera.

Dans cette histoire, beaucoup de choses sont vraies. D’autres sont inventées. En particulier, je n’ai aucune preuve que la communauté juive de H** ait été partiellement détruite par la Garde de Fer. Cela s’est passé, ailleurs. La plaque commémorative des deux enfants existe réellement, mais elle n’a pas le sens que je lui donne ici.

Je ne vais pas vous raconter comment nous nous étions retrouvés à H**. D’abord, parce que cela ne vous regarde pas, ensuite parce que cela n’a rien à voir avec mon histoire. Mais enfin nous y étions. C’est une ville improbable, au nom imprononçable. Même avec de la bonne volonté. On y vient après avoir traversé la Transylvanie, et bousculé quelques chevaux en pâture, sur un tarmac dément. Les montagnes sont grandioses. Les villes sont à vomir. On gagne la plaine moldave, où croissent l’herbe folle et les tournesols funiculaires. Des Tsiganes pauvres comme Job parcourent les routes sur des verdines branlantes. Des Tsiganes riches récoltent l’or, et fabriquent l’étain, dont ils couvrent les toits et les tourelles de palais inachevés. Ils attendent, provocants et résignés, le pogrom annoncé. H** est l’ancienne capitale d’un état qui jamais n’exista. Un champ d’asphodèles. Les ruines d’un château dont il ne reste qu’un trou béant conduisant à d’anciennes cuisines, aux écuries : de fortes odeurs de tourbe et de crottin, diluées depuis longtemps dans l’air insipide des temps prolétariens. Une église, qui fut bruyante, résonnant du son de cloches aigres, frappées au maillet, et dont les façades de pierre gravée ont perdu leurs fresques multicolores. Une rue principale sinistre, banale, où les voitures se garent n’importe où sans égard pour personne. Où des gamins basanés, dont on dit qu’ils sont capables de démonter une voiture en dix minutes, guettent celui qui serait assez imprudent pour garer dans un coin d’ombre…

De part et d’autre de la grand-rue,  un maigre quadrillage de rues secondaires, où les passants se hâtent de tripot en tripot. A gauche, quelques chemins de traverse, parcourus d’attelages, gagnent  les collines. A droite, il n’y a rien, sinon des friches urbaines où poussent des pagodes d’étain. Dans une de ces rues, un long mur aveugle porte une plaque commémorative. On y parle de deux enfants juifs, Sara et Naftali. Ils ont vécu là. Sans doute ils y sont morts. La plaque a été posée récemment par un homme, leur oncle. Nous nous renseignons. Non, on ne sait rien à ce sujet. C’était un autre temps. Celui qui a placé cette plaque, un Américain, a dû payer bien cher, personne ne lui a demandé qui il était, ni s’il disait la vérité. Finalement, nous apprenons qu’il y a eu ici une importante communauté juive. Devant la montée des périls,  ils ont tous émigré aux États-Unis, dès avant la guerre.  Ils ont survécu, sont restés prospères, et sans doute ont-ils recréé dans les petites rues de Brooklyn l’ambiance qui s’est perdue à H**. On ne retrouve rien d’eux ici, à part cette plaque incongrue. On semble  même avoir oublié l’antisémitisme forcené des Gardes de Fer de Corneliu Codreanu.

Nous déjeunons de pain, de pastrami et d’une salade de concombre, dans l’arrière-cour d’un magazin mixt : autrement dit, « commerce incertain ». Les clients sont des gens du quartier, beaucoup de tsiganes aussi, qui s’y sentent à l’aise. Pour une fois bien accueillis…  Après le repas, un vieil homme arrive avec un cheval maigre, cagneux, à la robe indéfinissable, et avec sa petite fille de six ans, princesse d’Orient aux yeux gigantesques. Assis sur le trottoir nous bavardons… mais dans quelle langue ? Impossible de s’en souvenir après-coup. Aucune de celles que nous connaissons ne semblait convenir, et pourtant nous parlions. Les gestes et les mimiques suppléaient au défaut des mots. J’ai même essayé d’évoquer la guerre, qu’il avait dû connaître, et de parler des Juifs de H**. Folie, sans aucun doute, qui montre à quel point m’avait impressionné le destin de Sara et celui de Naftali. Il n’a pas compris tout de suite. Et puis il a eu peur. Il a jeté autour de lui des regards inquiets, m’a fait signe de changer de conversation. Et puis il est parti. Dana, la patronne, nous a fait de grands yeux : nous n’avions pas à nous asseoir par terre. On n’est pas des tsiganes !

Le même soir, j’ai envie de goûter à l’eau de vie du pays, la tsuica. Le bistrot que j’ai repéré se trouve en périphérie, du côté des pagodes d’étain. Il faut parcourir des ruelles sombres, côtoyer des terrains vagues. Je m’assieds à une table, tandis que les regards convergent vers l’étranger que je suis. Pas de tsiganes ici. Des hommes au lourd visage rougeaud, des travailleurs sans travail, des paysans du coin. L’ambiance est lourde.  Le paradis capitaliste ne tient pas ses promesses. Les usines ont licencié beaucoup de monde, depuis la chute de Ceausescu. Mais la tsuica est bonne. J’en abuse un peu. En revenant à l’hôtel Raresoaia, trois hommes me tombent dessus au coin d’un mur rose, et sans dire un mot se mettent à me tabasser avec la conscience professionnelle de bons ouvriers d’abattoir. Je me défends comme je peux, mais seule la fuite aurait pu me sauver, et la tsuica n’aide pas.

Fin du voyage. Quelques jours d’hôpital sont nécessaires pour soigner mes plaies, et pour arriver à découvrir l’évidence : mon agression ne peut pas être le fruit du hasard. La compagnie de taxis qui nous emporte vers l’aéroport ne porte-t-elle pas le nom de Codreanu[1] ? J’imagine qu’il a laissé ici des parents, en tout cas des partisans. Je revois les visages hostiles des clients du bistrot. J’ai dû trop parler. Est-ce le vieux tsigane ? N’importe qui a pu m’entendre évoquer la mort des deux enfants, la fin des Juifs de H**. On dit qu’ils sont partis en Amérique. Mais ceux qui sont restés, que sont-ils devenus ? Les enfants n’étaient pas seuls.

A Bruxelles (un port d’attache comme un autre), je me rends au Musée juif. Ils ont beaucoup d’archives sur la fin des communautés ashkénazes d’Europe orientale. Et je trouve ! A H**, la plupart des Juifs sont partis, en effet, en 1936. Ils se sont regroupés à New York. Mais une petite moitié d’entre eux a été empêchée de partir. Certains étaient trop attachés à leur terre, ou trop fatigués pour émigrer. Leur quartier a été incendié, puis entièrement rasé en 1939. Par la Garde de Fer… Sur un ancien plan de la ville, je repère, à l’est, l’ancien quartier juif. A l’emplacement, bien sûr, de la friche urbaine et des pagodes d’étain.

Cela n’explique pas mon agression. Le simple fait d’évoquer le sort de deux enfants menace-t-il quelqu’un ? Cela valait-il la peine de prendre le risque de tuer ? S’ils ne voulaient pas me tuer, quel était le message ? Je ne cesse d’y penser. Pour éviter l’obsession, je crois qu’il vaut encore mieux me mettre à chercher, à rassembler toutes les données. C’est la Conservatrice du Musée juif qui me permet d’entrer en contact avec Meyer Zylberberg, de New York, dont les parents habitaient H** avant la guerre. Nous communiquons par courriel. J’apprends par lui que l’oncle des enfants, Monsieur Gr., celui qui a fait poser la plaque, a quitté New York pour Québec. J’irai le voir, ça tombe bien : dans quelques semaines, un congrès m’y appelle !

En attendant, j’en parle à mon psychanalyste. J’en avais besoin. On ne se fait pas vilainement tabasser sans dommage. Il a dit que je me prenais pour Tintin !.. Je ne suis pas d’accord : les personnages d’Hergé peuvent aussi se battre et se faire battre comme plâtre, mais ils ne sont pas aussi abîmés. Il y a plus sérieux : je rêve beaucoup de tout ça. Au début, je revoyais toujours mes agresseurs, surtout le sourire de celui qui avait deux dents en or. Je sentais leurs coups et je me réveillais en sursaut.  Depuis quelques temps, c’est différent. Je me réveille encore, mais j’ai le temps de me raconter une histoire. Ce sont des soldats en uniforme, ou des miliciens, qui me frappent. Parfois, ils ont à la place du visage un trou noir, fermé d’une grille qui ressemble aux barreaux d’une prison. Ce faux visage est terrifiant ! L’autre nuit, la prison où j’étais enfermé s’est transformée en chapelle orthodoxe. Il y avait là deux statues d’or. Des enfants. Puis l’ensemble est devenu une bouche sombre, qui empestait.

Jusqu’ici, l’interprétation de mes rêves ne m’avait jamais posé de problème. Là, j’ai eu beaucoup de mal à en parler. Et même, l’ai-je fait ? Il me semble que j’ai caché l’essentiel, sans d’ailleurs savoir pourquoi l’essentiel était dans ce que j’ai caché. Si l’Inconscient est comme une bouche sombre qui empeste, je ne suis pas encore près d’y entrer.

A Québec, rue Saint-Jean, au cœur de la ville de pierre grise, à deux pas des remparts, il y a une bijouterie. C’est là. Derrière la porte, une mezouzah d’argent. En face, la menorah de Hanouccah, à huit branches. L’homme est très vieux, mais se tient droit. Ça le fait paraître plus grand que sa taille. Je m’étais annoncé. Il sait pourquoi je viens. « J’ai fait poser cette plaque commémorative en mémoire de Sara et de Naftali, mes neveux, les enfants de ma sœur. Ils n’avaient pas de tombeau. Regret éternel, pour moi. A H**, il n’y a plus de cimetière, voyez-vous. Vous rendez-vous compte ? Nous étions là depuis le quinzième siècle ! Ils n’ont pas respecté même les morts ».

Il parle bien le français, avec un accent où en faisant attention, je retrouve des strates yiddish, moldaves, américaines, québécoises. Il y a chez lui comme un résumé de l’histoire du siècle. Sa voix, fine et monocorde, n’exprime pas d’émotion.

Une chose m’a frappé, dis-je : vous avez fait écrire les prénoms et le nom des enfants, puis celui de leurs parents. Or, ils sont différents.

« C’est vrai. Pour essayer de les sauver, on leur avait donné un autre nom. Un nom roumain ».

Autre chose, dis-je encore : il n’y a pas de date. Ni celle de leur naissance, ni celle de leur fin.

Le regard du vieil homme se voile. Il reste longtemps sans parler, et cette fois sa voix tremble. Qu’ai-je dit ?

« Il n’y a pas de date, en effet… Il ne pouvait pas y en avoir. Si j’avais mis une date, c’est comme si j’avais désigné le coupable ».

Encore un moment de silence, et puis :

« On aurait fait disparaître la plaque. Pour moi, la seule chose qui compte, c’est qu’elle y reste le plus longtemps possible. Qui sait, si cela ne tarde pas trop, peut-être jusqu’à la fin des jours… ».

Deux mois ont passé, pendant lesquels je n’ai pu écouter la moindre musique. Je ne pensais plus qu’à ce qui avait eu lieu à une date inconnue, dans une petite ville moldave dont les morts avaient disparu, mais où les fantômes restaient bien vivants. Jusqu’au jour où mon psy a réussi un grand coup. Ça lui arrive, quand il est en forme. Il m’a parlé de Surmoi, d’Imagos parentales persécutrices, que sais-je encore ? En résumé, cette histoire était la mienne, sans qu’il y ait aucun rapport entre la mort des enfants et l’agression subie. Rien que des associations imaginaires, un peu de paranoïa même… Je me suis senti merveilleusement soulagé.

Alors, j’ai posé sur la platine le début du Clavier bien tempéré, et j’ai laissé la musique de Jean-Sébastien Bach dérouler ses volutes infinies. A midi, j’ai même ouvert une bonne bouteille de Château Pommard en hommage à celui qui m’avait si bien délivré de mes obsessions, et l’ai partagée avec ma compagne, qui n’y comprenait rien. J’étais heureux. Peu m’importait d’avoir fait la preuve d’une névrose de caractère bien trempée. Après tout, je le savais déjà. Je me sentais délivré d’un sortilège, d’un envoûtement vaudou. D’ailleurs, je savais aussi que mon psy avait été initié, au Bénin, par un babalawo de renom.

Certes, je pourrais en rester là. Je peux continuer à boire du bon vin, écouter la musique que j’aime, écrire des romans et les publier, chez un éditeur qui les attend avec impatience. Tout est rentré dans l’ordre. Tout va bien. Hélas, je ne peux pas oublier tout à fait cette histoire, qui a traversé ma vie comme un ovni, et qui a failli la bouleverser. Un jour, je retournerai là-bas. Je reverrai cette terre sans clôtures, parcourue par des chevaux sans entraves. J’irai, je reviendrai. J’écrirai, comme Bilbo Baggins, « l’histoire d’un aller et d’un retour ».

*

« Je m’appelle Gheorghe Ionescu. J’enseigne la langue et la littérature anglaise à l’Université de Jassy. Je prie d’excuser par conséquent ce que mon expression pourrait avoir d’incorrect en français. J’ai rencontré votre compatriote dans le parc municipal de H**, près des ruines du château de Stefan cel Mare. Nous avons parlé longuement de littérature, d’histoire, et d’humanisme. C’était un homme cultivé. Quand il a su que j’étais spécialiste de Charles Lutwidge Dodgson, l’auteur d’Alice in Wonderland, il m’a donné élégamment la réplique. Je me souviens d’avoir comparé le trou menant aux souterrains du château, au puits dans lequel tombent Alice et le Lapin blanc. Il m’a semblé qu’il n’appréciait pas tellement cette comparaison, pourtant plaisante. Il était plus attiré, lui, par Bram Stoker, et par les traditions du vampirisme transylvain. Ou transylvanien, comment dites-vous ? Peu importe. L’histoire de la Moldavie roumaine, du Moyen-Âge à la seconde guerre mondiale, l’intéressait aussi beaucoup. C’est une histoire tragique, Monsieur. Mais ici, à H**, la guerre a fait moins de victimes qu’ailleurs. Il y avait bien quelques Juifs. Heureusement, ils ont tous déguerpi avant que les choses sérieuses ne commencent. J’ai dit à votre compatriote qu’il était inutile de fouiller dans le passé récent. Il est sans intérêt. D’ailleurs, tous les témoins sont morts ».

*

Le corps de Dan S., né le **/**/19** à Br., en Belgique, a été retrouvé dans sa chambre de l’hôtel Mures, à Toplitsa. Il y était descendu la veille, en provenance de Jassy. Il est mort le soir même de son arrivée, vers 22h. Le corps avait reçu trois balles de revolver dans la poitrine et dans le ventre. Une seule avait été tirée à bout portant.

La police a conclu à un suicide.

Ce court récit fut écrit à l’occasion du 70ème anniversaire de mon ami Francis Martens, à la demande de son fils Noé. Il fait partie d’un ensemble de textes offerts au jubilaire, et qui devaient impérativement comprendre une trentaine mots choisis pour leur résonnance avec la vie, l’œuvre, les goûts et les manies de Francis. Je m’étais acquitté de cette contrainte avec une facilité déconcertante, mais fus obligé, par elle, d’affronter de noirs fantasmes.

La réalité de notre voyage en Roumanie fut moins sinistre, mais elle ne manqua pas de piquant ni de mystère, ni, probablement, de danger. 


[1] Corneliu Zelea Codreanu, le chef du mouvement fasciste de la Garde de Fer, qui s’appelait en réalité Zelenski.