Ceci est une fiction.
Basilán (Philippines), 1970
« A seize ans, j’ai quitté la maison de mon père où plus personne ne m’attendait. Je n’emportais qu’une feuille de papier, une phrase écrite de sa main dans une langue inconnue. Il me l’avait donnée, avant de mourir, sans pouvoir me la lire. Je savais qu’il s’agissait de quelque chose d’essentiel, et je voulais comprendre. J’ai voyagé. Partout, je traînais avec moi cette feuille bleue, où les lettres vivaient secrètement. Rien ne leur ressemblait. Là où j’allais, j’apprenais à connaître la forme des signes que les hommes tracent pour que leur pensée demeure, dans toutes les langues. C’était possible : j’avais de l’argent, alors, il y avait un homme qui ne me refusait rien. Pour des raisons qui tenaient au passé de mon père, à ce qu’il avait vécu pendant la guerre, j’avais cru d’abord que c’était de l’arabe. Mais cette écriture était plus haute, plus anguleuse. Ce n’était pas davantage du birman, du thaï, ni aucune autre écriture de l’Asie du Sud. J’étais perplexe au sujet des écritures indiennes parce qu’il y en a beaucoup, mais ce n’était pas l’une des plus courantes. Je ne voyais pas comment déchiffrer l’inscription. Je pensais qu’un jour ou l’autre, le destin me mettrait sur la voie.
C’est arrivé, d’une façon étrange. C’était à Basilan, l’une des îles philippines. J’avais l’habitude de descendre au port, d’aller jusqu’au bout de la jetée d’Isabela pour voir, à la fois, se refléter dans l’eau les fumerolles du volcan et les lumières, celles de la ville, et celles lointaines de Zamboanga de l’autre côté du détroit. Entre la maison et le port je traversais un quartier maritime où vivaient quelques centaines de Yakan, d’anciens habitants de l’île, qui ont la peau noire et sont musulmans. Parmi les maisons de bambou profondément enracinées dans le sable et la vase, je passais à côté de la mosquée et de l’école coranique, les deux seules constructions de ciment. Les enfants récitaient le Coran, assis sur des nattes miteuses avec leurs tablettes de bois, leur calame et leurs doigts tachés d’encre. J’aimais les entendre. Il y avait des mots, quand je passais, qui revenaient d’un jour à l’autre, et je les attendais : Rahmâni, Rahimi, le Puissant, le Miséricordieux… Mais les autres mots ne me disaient rien d’autre que leur musique.
Il y eut un jour une chose très brutale, comme une fenêtre percée brusquement dans un mur, ou comme une blessure en moi par où soudain je voyais… au lieu de cette fontaine de mots dont j’étais incapable de rien distinguer, j’entends soudain des syllabes connues. Elles sont inscrites dans ma mémoire avec une incroyable netteté. Je les reconnais, pourtant je suis à peu près sûre de ne jamais les avoir entendu prononcer jusqu’à ce jour de Basilan, par la voix des enfants. J’entends : « Wa man yyaksibi ithman faïnnamâ yaksibouhou ‘ala nafsihi… ». Un instant de silence, et déjà sur mes lèvres se forment les mots qui suivent. Avec un décalage infime, ils arrivent à mes oreilles : « … wa kina Allahou ‘alîman hakîman » ».
D’où cela venait-il ? Un moment, j’ai cru que j’étais folle. Cela n’a pas duré parce que ma tête était claire, et qu’une sorte de joie m’était venue. C’était un sentiment que je n’avais jamais ressenti, sauf une fois peut-être, quand j’étais petite… mais que je n’avais aucune peine à interpréter comme l’accord soudain, immédiat, avec quelque chose de plus grand que moi. Basilan n’existait plus. J’avais quinze ans, j’étais dans notre maison, mon père me parlait. Je n’entendais pas sa voix et ne comprenais pas ce qu’il disait, je voyais seulement bouger ses lèvres doucement.
…….
Alors, j’ai vu le maître qui me regardait. Il était assis en tailleur tout au fond de la cour, et il avait levé les yeux, sa longue baguette à la main, par-dessus le mur derrière lequel j’étais. Pendant que les enfants continuaient à réciter, il s’était un moment distrait de la contemplation parfaite et s’était aperçu, sans doute, que cette petite chose derrière le mur avait besoin de lui. Il s’est approché. Les enfants se sont tus, sans doute intimidés parce qu’un tel intermède était exceptionnel. Il m’a adressé la parole dans ma propre langue, et j’ai pensé tout de suite qu’il n’avait pu l’apprendre que pendant la guerre. Il m’a parlé de la sourate que j’avais entendue, qui est la quatrième et s’appelle « Les Femmes ». Il a dit :
C’est pour qu’elle soit aimée qu’Allah tira la femme du corps d’Adam. S’Il l’avait faite comme Il a fait les animaux, l’homme l’aurait haïe encore davantage…
J’ai demandé « Pourquoi cette haine ? », mais il ne m’a pas répondu. Il a dit :
C’est la femme qui lie la Loi au Sens. Ainsi Fatima est-elle allée de Muhammad à Ali ben Abi Taleb. C’est elle qui ouvre la porte du Qurân, c’est elle qui guide le voyageur à travers les sept degrés ». Je ne comprenais pas. Il me parlait, il avait tout arrêté pour moi, il était venu sans doute de très loin, et je ne pouvais pas comprendre… Il ne savait pas à quel point j’étais étrangère. Pourtant, ce qu’il disait me touchait, comme si rien ne devait être plus important pour moi. Je ne savais pas quoi répondre. Il a dû s’en rendre compte. Il s’est tu, il m’a regardée pendant quelques secondes avec un sourire des yeux. Et puis :
Tu ne sais pas… Tu ne sais pas encore ce que tu sais.
Ce n’était pas une question, et ne demandait pas de réponse. Mais je ne voulais pas m’en aller comme ça, je voulais essayer de trouver quelque chose à lui dire moi aussi pour qu’il y ait entre nous un commencement d’échange, quelque chose qui pourrait durer. Le papier bleu qui ne me quittait pas se trouvait dans un boîtier d’argent que j’avais acheté autrefois au marché de Taïpeh. Je le lui ai montré, comme je l’avais déjà fait bien des fois dans l’espoir que quelqu’un me dise un jour ce que c’était.
Il l’a pris, et j’ai vu que ses mains s’étaient mises à trembler. J’ai regardé son visage et j’ai cru qu’il allait tomber, là, devant moi. Il était devenu gris. Son regard semblait aveugle. Il s’est mis à prier en arabe, longtemps. Plus tard, j’ai su qu’il avait dit les prières des morts ».
………. ?
« C’est ainsi. Le passé revenait brusquement. Il vivait à Mindanao autrefois, quand la guerre est passée par là, et beaucoup de membres de sa famille sont morts, du fait des Japonais. Il m’a expliqué cela, mais ne m’a pas tout dit… Par lui, j’ai su que l’inscription était bien rédigée en arabe, mais dans les anciens caractères de la ville de Kufa, qui avait été pendant une courte période la capitale de l’Imâm, l’ami de Dieu. Il a dit :
Quand j’ai reconnu le verset de la quatrième sourate, que les enfants venaient de réciter devant nous, j’ai cru que les cieux s’ouvraient. Peu après, j’ai cru que la terre se fissurait et qu’elle m’engloutissait. Car tu es japonaise, et je me suis souvenu…
Il savait bien auparavant que j’étais japonaise, puisqu’il m’avait adressé la parole dans cette langue, et ça ne l’avait pas troublé. J’ai pensé qu’il y avait un lien entre le texte lui-même et son émotion, mais je n’osais pas l’interroger. Je lui ai demandé seulement quel était le sens du verset. Il ne m’a pas répondu tout de suite. Il semblait hésiter. Je pouvais deviner un combat. Puis, j’ai vu qu’il avait vaincu, que la tentation s’éloignait de lui. Il m’a donné tranquillement la traduction que je cherchais depuis si longtemps : « Celui qui commet un péché le fait contre son âme. Dieu est savant et sage ».
Il valait mieux ne pas trop nous parler. Nous avions été tous les deux blessés par cette guerre, dans des camps opposés. Quelque chose de puissant nous rapprochait. Mais à trop en chercher la nature, ce lien pouvait nous torturer. Comment mon père avait-il eu connaissance de ce texte écrit dans une langue qu’il ne connaissait pas, comment avait-il fini par en être obsédé ? Pourquoi cette écriture, qui n’est plus utilisée depuis des siècles ? Surtout, quel sens y voyait-il pour me l’avoir donné juste avant de mourir en me laissant, en quelque sorte, la mission de comprendre ? Pourquoi cet homme-ci savait-il tant de choses, et pourquoi était-il bouleversé ?
J’en venais à penser que c’était lui qui, d’une manière ou d’une autre, avait fait don de ce message à mon père. Je me rappelle que j’ai souvent cru mon père coupable d’un crime de guerre, et que sa maladie, et l’étrange réclusion que j’avais longtemps partagée, étaient une sorte d’expiation. Ce qui m’importait le plus était le sens. Pas le sens général, qu’il ne m’était pas difficile d’entendre, mais celui, particulier, dont j’étais dépositaire. Je suis souvent revenue, quand j’en avais le temps, chez le vieil homme de la medersa. Mais quand je le questionnais sur le verset, il me disait : « Cherche. N’oublie pas ce que je t’ai dit : c’est la femme qui lie la Loi au Sens », et il parlait d’autre chose.
Un jour, je l’ai trouvé soucieux et amaigri. Je ne le savais pas, mais il souffrait beaucoup. Je croyais qu’il ne voulait pas me voir. Il a même eu un moment d’impatience, qui m’a fait mal, parce que j’avais été trop insistante, trop curieuse : ce fut toujours mon défaut. J’étais incertaine du sens des mots « pécher contre son âme ». Je voulais savoir quelle était pour l’Islam la « bonne » version, et j’ai demandé : « Ne pêche-t-on pas contre les autres et contre Dieu ? » Il a eu un geste comme pour m’écarter :
Sois prudente : il n’est rien qui ressemble plus au Dit que son contraire… ». Il s’est interrompu. Je pense que la douleur qu’il ressentait, à ce moment, était insupportable. Mais je le croyais en colère contre moi. Un instant après, il m’a parlé d’une voix changée, triste, chargée de violence :
Je ne peux pas t’en dire plus là-dessus. J’en parlerais à tout le monde. Mais pas à toi.
J’eus une sorte de hoquet, je me suis levée, je suis partie. Après cela, j’ai changé le chemin de mes promenades et la direction de mes recherches. J’ai vu le cheikh de la plus grande mosquée d’Isabela et le président de l’Institut islamique. Ce qu’ils ont dit a confirmé mes craintes. Pour eux, le sens du texte était clair, mais moi je n’étais pas satisfaite et je pensais tout le temps : « Est-il possible que mon père soit mort avec ça dans la tête ? » C’était l’image d’un Dieu terrible, et l’homme était tout seul, ne pouvant quoi qu’il fasse ni l’atteindre, ni l’émouvoir. Ses crimes les plus affreux, sa révolte et son défi lui retombent sur le dos, pèsent de plus en plus lourd et l’enfoncent. J’ai passé par un moment de grand désespoir à cause de cette image : je voyais mon père en train de se noyer. J’y pensais, j’en rêvais, cela me réveillait la nuit. Chez nous, on donne beaucoup d’importance à la sérénité devant la mort…
Et puis, c’est une enfant qui est venue me chercher de la part du maître. Sa maladie s’était aggravée. Contre toute attente, il s’était souvenu de moi, dans cette circonstance où j’aurais mille fois compris qu’il se souciât seulement de lui-même. Il a montré tellement bien sa pitié pour les êtres au moment de s’engager sur le chemin de la délivrance…, je suis sûre qu’il était un bouddha. J’y suis allée tout de suite. Il était, déjà, au-delà de toute souffrance. Ses paroles venaient à moi sans qu’il ne bouge les lèvres. Quelque chose les poussait, comme sur la plage le flux invisible de la marée dépose, l’une après l’autre, les vagues calmes de Basilan. Elles venaient d’aussi loin que les vagues silencieuses, qui peut-être ont traversé l’océan, qui étaient peut-être dans la tempête de leur naissance une chose terrible, un tsunami. Ces paroles douces, portées par le ressac d’une voix mourante, étaient l’écho de cette violence qui au premier matin du monde avait crié les mots : « Wa man yyaksibi ithman faïnnamâ yaksibouhou, ‘ala nafsihi… » Mais la terreur n’était plus nécessaire :
Ce qu’ils t’ont dit, c’est le zâhir… le sens premier, celui de l’apparence. Essaie de traverser la barrière des mots, tu trouveras le bâtin, le sens profond. Tu creuseras. Derrière le premier bâtin, il y en a un autre, et un autre… et jusqu’à sept bâtin qui sont les sept degrés de la connaissance. Je n’ai pas le temps… Je te dirai seulement le premier, pour que tu ne désespères plus : Comment pourrait-on L’offenser ? N’est-Il pas au-delà de nos fautes ? Nous-mêmes, parfois, nous écartons de Lui. Et Lui, sans cesse, Il nous ramène… Maintenant, je vais à ma seconde résurrection, celle de l’âme. Mais ce que j’attends avec le plus de joie, c’est la troisième, la grande. Ce jour-là, je serai capable de revoir mon enfant, et ton père. Et je ne le haïrai plus… ».