Blog de mai 2020 : La cinquième roue 1 (Europe centrale)

(à la rencontre des tsiganes)

Récit de voyage

Première partie

David a appris la langue romani, en écoutant des disques tsiganes, et en compulsant un vieux dictionnaire kalderash écrit, au début du vingtième siècle, par un missionnaire. Ce qu’il parle, dès lors, c’est le dialecte des chaudronniers : une langue influencée par le long séjour que firent, dans l’empire russe, ceux qui campent aujourd’hui à la porte de Montreuil.

D’autres compagnies, dont la langue est influencée par le hongrois, voyageaient avant guerre dans nos régions. C’est l’une d’elles que rejoignit Jan Yoors, un jeune Anversois qui avait douze ans à l’époque. Il raconte son aventure dans deux livres étonnants : le plus étonnant, sans doute, est que ses parents l’aient laissé faire, plusieurs années de suite, car il rejoignait sa famille belge en automne, pour repartir le printemps venu. C’est aussi qu’il ait vécu depuis lors avec deux identités, chacune parfaitement intégrée dans la société dont elle faisait partie. Le grand anthropologue Luc de Heusch, spécialiste des sociétés africaines des Grands Lacs, a consacré un petit livre à la tournée qu’il fit avec Jan Yoors, à la recherche des tsiganes, en 1960. Il explique comment celui-ci semblait changer de personnalité, selon le milieu où il se trouvait, belge avec les Belges, rom avec les Roms – et sans doute, puisqu’il vivait désormais à New York, américain avec les Américains.

Il existe encore d’autres dialectes, sans même compter celui des Gitans d’Espagne qui ne possède plus que quelques mots d’origine indienne ; sans compter non plus celui des Manouches et Sinti d’Allemagne et d’Italie, qui descendent des bandes entrées en France dès le quinzième siècle, et dont la langue s’est adaptée à de vastes migrations occidentales. Parmi les Roms proprement dits, dont le parler s’est enrichi au passage de mots persans, arméniens et grecs, on distingue les dialectes « vlach » de tous les autres, balkaniques ou baltiques. Ces « Vlach » ont séjourné longtemps en Roumanie. Ils furent accueillis avec une faveur hypocrite par les boyards locaux, pour tomber aussitôt dans la nasse de l’esclavage, dont ils ne sortiront qu’en 1876.

David parlait donc le kalderash. Assez bien pour mener un jour une conversation téléphonique d’une demi-heure, avec un tsigane de Budapest, au sujet d’un livre en langue romani qu’il aurait voulu acheter. Par la suite, il séjourna plusieurs fois dans un village rom de Slovénie, proche de la frontière hongroise. Hélas, on y parlait un autre dialecte, sans doute non vlach. Il s’y fit cependant de bonnes amitiés.

En 1998, nous sommes partis ensemble. Nous voulions parcourir l’Europe orientale, et y voir des Roms, le plus possible de Roms, partout où il y en avait. En ce sens, nous aurions aussi bien pu rester en Belgique ! Mais il était nécessaire, pour rencontrer des nomades – ou d’anciens nomades, d’être d’abord un peu nomades nous-mêmes. Nous avions une sorte de rendez-vous : à Murska Sobota, dans le château Belmura, tous les ans, les Tsiganes fêtent la Ciganska Noč, la nuit tsigane, une nuit folle de musique et de danse.  Et il y avait un autre but encore, plus incertain. David espérait aussi revoir son amie Maria, une institutrice du Trentin, qui donnait la classe à des enfants Sinti, et qu’il avait rencontrée en Slovénie.

Le profil de Dante

L’histoire commence parmi les vignes, le long de l’Adige rapide et miroitant. D’un côté, la vieille ville aux maisons ornées, et le vieux château du Concile de Trente, pierre blonde peinte « a fresca », porches marqués de l’aigle épiscopale, où nous visitons, par hasard, une belle exposition de situles celtiques de l’âge du bronze. De l’autre côté du fleuve, une colline évoque de façon frappante le profil de Dante. Il connaissait sûrement l’endroit, lui qui vécut longtemps à Vérone, et qui écrivait :

« Qual è quella ruina che nel fianco

   Di qua da Trento l’Adice percosse

   O per tremoto o per sostegno manco      

  Che da cima del monte, onde si mosse

  Al piano è si la rocca discoscesa

  Ch’alcuna via darebbe a chi sù fosse :

Cotal di quel burrato era la scesa. »

« Tel est cet éboulis qui a frappé l’Adige droit dans le flanc, au-dessous de Trente, à cause d’un tremblement de terre ou d’un appui manquant, si bien que de la cime d’où elle tomba jusqu’à la plaine, la roche s’est ainsi écroulée, qu’elle forme un chemin pour qui serait en haut : telle était la pente de ce ravin » (Enfer, Chant XII, traduction Jacqueline Risset).

Dante était là, mais pas Maria. Nous décidons de poursuivre la route, en passant par les vallées ladines, à travers le Frioul, vers l’Est.

Par de petites routes, qui parfois figurent à peine sur la carte, nous suivons la vallée appelée Valsugana, un peu au Sud de la grande forêt de Paneveggio, où les maîtres luthiers de Crémone, autrefois, allaient choisir leur bois. Quelque chose a changé. On le remarque à de minimes détails : on n’est plus en Italie, mais pas davantage en pays germanique. Ailleurs. Les villages ont, parfois, des noms étranges : Zorzoi, Rivai, Arsiè… Hélas, nous ne pouvons pas nous arrêter pour entendre les villageois parler la vieille langue ladine, qui est, bien sûr, en voie de disparition. Un mot revient bientôt dans le nom des villages, un mot que nous n’avions jamais entendu prononcer  jusque là, et dont nous ignorons même la prononciation exacte : Cadore. Une affiche nous souhaite la bienvenue au pays du Titien : c’est bien ici qu’il est né, à Pieve di Cadore, dans un paysage à la fois grandiose et doux, chaud et lumineux comme ses toiles. Plus tard, je saurai que le Cadore est un pays, un pagus à l’antique, dont le nom se réfère peut-être à la tribu celtique des Catubrini, qui avait envahi ce territoire en refoulant les Rhètes. Un pays dont les villages se sont groupés, en 1338,  pour former la Magnifica Comunità di Cadore, un organe de gouvernement autonome qui dura jusqu’en 1807, et qui sous une forme culturelle existe encore aujourd’hui. La magnifique communauté… Cette façon de se donner du magnifique serait ridicule, si elle ne reflétait l’orgueil légitime de ces paysans libres.

Et bientôt nous entrons dans le Frioul. Là aussi, il existe une langue ancienne, que  parlait Pasolini : c’était celle de sa mère. Il a publié des poèmes en frioulan. Un exemple, pour la langue, et pour le poète :

Co la sera a se pièrt ta li fontanis

Il me pais al è colour smarit. 

Jo i soj lontan, recuardi li so ranis,

La luna, il trist tintinulà dai gris.

A bat Rosari, pai pras al si scunis :

Jo i soj muart, al ciant da li ciampanis.

(Quand le soir se perd dans les fontaines, mon village est de couleur confuse. Je suis au loin, me souvenant des raines, de la lune, du crissement triste des grillons. Le Rosaire sonne, et s’essouffle par les prés : moi, je suis mort, au chant des cloches).

Malgré la grâce du paysage, nous sommes gagnés peu à peu par de durs souvenirs : l’Isonzo, le Piave, le Tagliamento, rivières et fleuves du Frioul, avec chacun leur chargement de morts. Caporetto n’est pas loin. A Versailles, et ailleurs, les Alliés se moquaient des Italiens, mauvais soldats, disait-on, depuis la fin de l’Empire Romain. On n’a pas voulu traiter l’Italie comme un des vainqueurs de la guerre, alors que la Belgique et la Serbie, vaincues, étaient vantées. On s’est moqué des morts. Les survivants se sont vengés.

Nous remontons maintenant le fleuve Tagliamento, dont la largeur me surprend. Est-ce pour cette raison ? Je perds un peu le Nord. Quelque chose, dans cette géographie, n’entre pas dans le cadre. Nous sommes à Gemona, ville sans intérêt peut-être. (Cette ville est fort belle, en réalité, mais nous n’en avons rien su). En la dépassant, vers Tarvisio, vers la frontière, nous faisons une quarantaine de kilomètres pour nous retrouver soudain… à Gemona. Je n’ai jamais compris comment le fleuve nous avait induits en erreur. Mais c’est bien lui. Peut-être s’était-il replié sur lui-même, comme l’anneau de Moebius? Finalement, nous arrivons à Tarvisio, à la tombée de la nuit. Trouver un gîte, et dormir. Le lendemain matin, avant de passer la frontière slovène, nous cherchons un cadeau pour les amis qui, sans doute, nous hébergeront, du côté de Murska Sobota. De magnifiques jambons pendent au plafond de toutes les échoppes. Hélas, ils outrepassent de très loin nos possibilités. En désespoir de cause, nous achetons une provision de pâtes tricolores !

Le cheval à bascule

L’entrée dans le monde slave se fait sans heurt, sans discordances. Les maisons paysannes sont alpestres, de part et d’autre de la frontière. Ce qui nous frappe d’abord est l’abondance de séchoirs verticaux en bois, destinés à porter des fruits, des légumes, des bottes de foin. Nous passons tout près du massif du Triglav, la triple cime emblématique du pays, qui figure sur le drapeau national. Nous allons, sans détours, vers la capitale : Ljubljana, qui porte l’amour dans son nom, « la ville aimable » par les couleurs fraîches de ses façades, par sa rivière chatoyante, par le pont aux angles étranges qui la traverse, et par la langue mélodieuse que parlent ses habitants. Nous visitons le château majestueux, qui appartenait autrefois aux ducs de Carinthie, maintes fois détruit, aujourd’hui timidement restauré, avec des moyens dérisoires, ce qui risque de faire problème le jour où on se décidera à le faire correctement. Nous repartons vite, pour arriver à une heure décente à Murska Sobota, tout à l’Est du pays, contre la Hongrie. Sur la route, nous sommes arrêtés par la police et verbalisés, pour ne pas avoir allumé nos phares en plein jour. Ce n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend ! Obligés de faire un détour, à cause d’un bouchon autoroutier, nous rejoignons la belle vallée de la Save et arrivons à Maribor à l’heure du souper. Nous y prenons donc le repas du soir, au bord de la rivière « aux moustaches aimables ».

Bien plus tard, nous connaîtrons mieux ce pays. Nous visiterons Ptuj, l’ancienne Poetuvium des Romains, pleine de souvenirs impériaux, Celje et son château ruiné, et le vignoble de Jeruzalem. Nous irons à la montagne, à la recherche de lynx, de loups et d’ours invisibles. Mais nous sommes pressés. Malgré notre hâte, les routes sont telles que nous n’arrivons au but qu’après le coucher du soleil. Le but, c’était un camping à Moravske Toplice, à côté des thermes : trois immenses piscines à la romaine, caldarium, tepidarium, frigidarium, mais en plein air, et surmontées des inévitables toboggans multicolores. Hélas, la grille est fermée. Nous hésitons à dormir là, dans la voiture, en attendant l’ouverture des portes. Puis, Dieu sait pourquoi, nous décidons de tenter notre chance à Murska Sobota, dans la ville même. L’éclairage public est défaillant, il fait très sombre. Il n’y a pas d’hôtel en vue. Nous nous arrêtons n’importe où, et essayons de dormir, après avoir couché le dossier des sièges. Une lampe, une voix nous réveillent peu après : c’est la police. Deux agents très soupçonneux, qui ne peuvent imaginer que des gens honorables dorment dans leur voiture, et qui nous posent des tas de questions, en slovène, puis en allemand. David se roule une cigarette : c’est évidemment de la marie-jeanne. Non, sentez-vous-même… Le policier renifle. Manifestement, il n’est pas très informé. Il faut que David lui offre un peu de son tabac pour que, finalement, il se laisse convaincre. De guerre lasse, ils partent, et nous restons maîtres du terrain. Le lendemain matin, à la lumière du jour, nous nous apercevons que le bout de terrain paisible, où nous pensions nous être arrêtés, est en réalité l’un des carrefours les plus animés de la ville. Tout près de là, le parc municipal, un ancien domaine seigneurial, celui des comtes Szechy, dont le château blanc est aujourd’hui le centre culturel de la ville. C’est là que se tient la Ciganska Noč : nous y allons le cœur battant. Elle aura bientôt lieu, comme prévu, mais seulement deux semaines plus tard. Qu’à cela ne tienne : il faut continuer le voyage, et revenir à la date indiquée. Toute proche, la Hongrie nous appelle.

En attendant, nous tournons dans les rues, à la recherche de quelque chose de connu. Voilà l’Hôtel Diana, où David a logé autrefois : l’hôtel, le restaurant, sont slaves et bourgeois ; mais le café, séparé par une simple porte, est un lieu hospitalier où les Roms se rassemblent volontiers autour d’un verre de bière. Et de fait, David retrouve Dushko, chanteur et danseur, puis Kosta le sourd-muet. Nous allons flâner dans les rues désertes de Pušča, un village rom à l’Ouest de la ville. Avec un peu d’hésitation,  nous frappons à la porte de la famille Baranja. C’est une jolie maison, avec une tonnelle et beaucoup de fleurs. Tout le village de Pušča est dans ce style. Curieusement, le plan du village est aussi carré que celui d’un camp romain, planté au milieu des champs de maïs. Les rues se coupent à angle droit, les maisonnettes sont récentes, en brique rose, parfois en chantier. On voit que les habitants ont commencé à se loger très modestement, mais qu’ils gagnent en prospérité et agrandissent souvent leurs premières constructions. J’imagine : les verdines arrêtées en pleine campagne, l’autorisation de s’établir, la transformation misérable du camp en bidonville. Et puis le travail familial, communautaire, qui fait peu à peu de ce bidonville une cité modeste, fleurie, agréable. Les verdines ont disparu. Quelques habitants  ont voulu en garder la trace : je retrouve par exemple la roue de roulotte et le cheval (à bascule) à moitié enterrés dans les plates-bandes du jardin de la « folle jardinière », dont David parle dans un poème : 

Toujours, j’avance et je recule

Comme, à bascule,

Le cheval vu dans vos jardins

Symbole nain

De ce qui vous vit voyageurs

Parmi les fleurs…

Monsieur Baranja lève les bras au ciel quand il voit David, mais il nous accueille très aimablement, et nous sert l’alcool de prunes fait maison. Sa femme appelle le fils, Dejan, qui vient de commencer des études d’infirmier. David et lui échangent leurs souvenirs, en anglais. Avec Dejan, nous allons à Černelavci, qui fut le lieu de rencontre entre les volontaires du Service Civil International et la population rom des environs. Nous avons là notre première bonne surprise : une exposition de l’Union Romani, et ce jour-là, précisément, une réunion entre des représentants tsiganes et de nombreux sympathisants slovènes. L’ambiance est bonne, la bonne volonté évidente.

La région du Prekmurje abrite de nombreux Roms sédentarisés, les uns depuis longtemps comme à Pušča, les autres depuis peu, comme à Beltinci. Ils ne parlent pas exactement le même dialecte, leurs parcours furent différents. Quelques tensions persistent, entre les gadjé et les plus récemment arrivés. Mais dans l’ensemble, et pour autant que nous puissions le percevoir, la Slovénie essaie d’intégrer en douceur ses citoyens roms, sans dévaloriser leur culture. Nous notons fébrilement les adresses qui pourront nous permettre d’entrer en contact avec l’Union Romani dans différents pays.  Nous parlons longuement avec le Dr Pavla Štrukelj. C’est une fameuse ethnologue slovène, qui a fait sa thèse de doctorat sur les cultures rom. Elle est simple, chaleureuse, encourageante et passionnée. David lui parle des livres de Jan Yoors, qu’elle ne connaît pas. Des enfants roms courent dans la salle, et se sentent chez eux.

Il faut partir : Dejan ne se trouve pas trop à l’aise dans cette ambiance, sans doute  trop intellectuelle à ses yeux. Nous allons boire un verre dans le seul café de Pušča, où David revoit un autre Dejan, et Jožek. Et puis nous partons à Beltinci. C’est à une vingtaine de kilomètres. Autrefois, les deux seigneurs  féodaux du Prekmurje se faisaient ainsi face, et se défiaient : les Szechy dans le Nord, les Haholt Banffy dans le Sud. Le château est en ruines, mais ce sont des ruines de bonne qualité, qui attendent une bonne restauration. Un dernier arrêt dans une gostilna : par un hasard extraordinaire, nous y retrouvons Kosta. Kosta, qui s’est inventé tout seul une langue des signes, et que nous comprenons sans l’avoir apprise ! Kosta, dans son infirmité, vit une vie passionnante, pleine de découvertes et d’aventures, et les raconte comme personne ! Il nous quitte bientôt, pour un rendez-vous galant.

Durant ce voyage, nous avons parlé tant bien que mal plusieurs langues : la romani pour David, avec des difficultés liées à une phonétique fort différente ; le français entre nous, l’italien, l’anglais, l’allemand, quelques mots de slovène et même, on le verra, de russe. Il faut donc y ajouter la langue des signes de Kosta. Bien souvent, il m’était impossible, après-coup, de me rappeler la langue utilisée. Il y en avait sans doute plusieurs à la fois. En tout cas, la communication dépassait mon attente.

Il fera nuit bientôt. Il est temps de retourner à Moravske Toplice. Le nom de ce village signifie à peu près « les sources moraves ». Autrefois, une communauté de Frères Moraves s’y était établie. Plus tard, on y a fait des forages, croyant y trouver du pétrole. Ce qui a jailli, c’est une source d’eau chaude abondante, qui fait aujourd’hui la prospérité du coin et  attire les touristes. Cette fois, le camping  nous  accueille. Lendemain, nous partons faire un tour en Hongrie, pensant bien revenir à Murska Sobota pour la fête tsigane. Nous devons d’abord traverser le Prekmurje dans toute sa longueur, par une jolie route entre les collines plantées de vignobles et la vallée marécageuse de la Mura. Des cigognes nichent sur la plupart des poteaux. Les villages ne ressemblent plus à ceux de l’Autriche voisine : les maisons anciennes sont des fermes hongroises sans étage, blanchies à la chaux,  dont la façade est surmontée d’un auvent de bois qui permet d’aller d’une pièce à l’autre, en cas de pluie, sans se mouiller. Car les pièces d’habitation et les étables sont d’enfilade, sans portes intérieures, et la maison s’allonge en fonction de la richesse du propriétaire. C’est très beau. Ce changement d’ambiance correspond à un changement de population. Les Hongrois sont de plus en plus nombreux, jusqu’à former la majorité du côté de Lendava, où nous pouvons lire une plaque commémorative en l’honneur de Kossuth Lajos et de Széchenyi Istvàn, héros de la révolution de 1848.

Cette petite portion de terre, plaine fertile et par là convoitée, fut formée par les alluvions de la rivière Mura, qui descend comme un torrent des Alpes de Carinthie. Longtemps, elle fut le défilé par où passaient tous les envahisseurs. En 1919, quand Bela Kún installa une république des Soviets en Hongrie, le très religieux Prekmurje déclara son indépendance. Mais le petit état fut bientôt annexé par son voisin, le Royaume serbe, auquel les Alliés n’avaient rien à refuser.

Sources radioactives

Nous voici en Hongrie, en chemin vers Keszthely et le lac Balaton. La route devient franchement campagnarde, déserte et délicieuse. Des moineaux, qui sans doute ne savent pas le danger qu’ils courent, se posent devant les roues et ne s’envolent pas, nous forçant plusieurs fois à nous arrêter. Dans quel jardin d’Eden sommes-nous ? Bientôt, nous apercevons la « mer de Hongrie », le Balaton, et nous campons à ses rives, près d’une roselière. De la ville voisine, nous appelons Sylvie au téléphone. Elle nous apprend que Maria a lu le message que nous lui avions laissé, et qu’elle pourrait nous rejoindre à la Ciganska Noč.

La principale impression, si l’on met à part la souveraine indifférence des moineaux, est une totale désorientation linguistique. Sans connaître le slovène, nous nous étions habitués à cette langue et plusieurs mots courants nous étaient devenus familiers. En outre, l’ordre des mots, les conjonctions et même certaines désinences, nous étaient connus. Ici, rien. Le noir total. Aller à la toilette, en choisissant la bonne porte, est déjà tout un problème, quand on sait (ou plutôt, quand on ne sait pas encore) que « csak ferfiaknak » signifie « réservé aux hommes » et « csak nöknek », « réservé aux femmes ». J’ai besoin d’un médicament antiacide : après avoir beaucoup cherché, nous trouvons une pharmacie, appelée ici « patika ». C’est une maison ordinaire, signalée par un petit écriteau – en hongrois, évidemment. Je me débrouille, en mimant, à la manière de Kosta, et j’obtiens rapidement ce que je veux. Mais David, qui m’attend à la porte, me raconte que la cliente précédente est sortie en riant comme une baleine.

Un kiosque, au bord du lac. On pourrait y vendre de la crème glacée, il y a de grandes marmites en cuivre et des louches. Mais ce qu’on y vend à la louche, ce sont différentes qualités de vin du pays. L’intérieur du kiosque est tapissé de diplômes, un nombre incroyable de diplômes universitaires, datant des années 30. Tous au nom d’un seul homme, le père de la patronne. Un culte bien vivant !

À mi-chemin, sur la rive ouest du lac Balaton, il y a la presqu’île de Tihany. Elle est très jolie, et fort touristique. Un joueur de cymbalum est manifestement tsigane. David lui adresse la parole en romani. Il ne comprend pas. Du coup, la magie n’opère plus. Une fois quittées les rives du Balaton, qui ont quelque chose de méditerranéen, la campagne hongroise ressemble à la Flandre. La puszta d’autrefois, où galopaient les cavaliers du roi, est réduite à une succession de champs cultivés, de pâtures, avec par-ci par-là, la tache jaune bienvenue des tournesols.

Dans tous les pays d’Europe centrale et orientale, il existe des groupes tsiganes qui ont abandonné la langue ancestrale au profit du hongrois, de serbo-croate, de l’albanais… Par contre, ils ont gardé une forte individualité de groupe, et sont perçus par les habitants non tsiganes comme des tsiganes, par ceux-ci comme des étrangers. Les tensions interethniques n’arrangent rien.

Budapest : une ville évidemment magnifique. Mais David en a marre de la Hongrie, et ne demande qu’à quitter ce pays au plus vite. Nous trouvons, pour nous loger, un camping en pleine ville, du côté de Buda, dans un ancien parc aristocratique, aujourd’hui déclassé. Les tentes s’échelonnent sur les pentes d’une colline, on est à la fois en pleine ville et dans un reste de campagne fort agréable. Les installations, vieillottes, sont incluses dans un bâtiment de style art nouveau, et le gardien, qui en est peut-être le propriétaire, a des manières d’ancien régime.

Nous savons que la Slovaquie est le pays d’Europe qui compte le plus grand pourcentage  de Roms. Nous partons donc dans cette direction. Notre destination prochaine est Miskolc, la deuxième ville de Hongrie, mais quelque chose nous donne envie de faire un détour vers la puszta de Hortobagy. Ce quelque chose, c’est la Tisza. Merveilleuse rivière, vallée sauvage. On voit là ce qu’était la Hongrie d’autrefois, et ce qu’étaient les rivières de toute l’Europe, avant d’être canalisées. La Tisza ne l’est pas : elle s’étale lentement, elle  passe par des centaines de bras, peuplés de hérons et d’avocettes. Les saules, les aulnes, les bouleaux bordent chaque rivage. L’eau transparente, traversée par la chevelure sombre des algues, nourrit des potamots, des nénuphars, des iris. Le parc national d’Hortobagy n’est qu’à quelques kilomètres. Voilà que, peu à peu, le pays cultivé disparaît, laissant la place à des friches plates, marécageuses, où paissent les moutons. Des fossés, creusés pour l’extraction de la  tourbe, se sont inondés ; en nous arrêtant, nous en faisons partir un vol de grands échassiers, que la surprise et le début d’obscurité nous empêchent d’identifier. Nous approchons d’une ferme : un troupeau d’oies en rangs serrés nous bloque le passage. Des chèvres à longues cornes semblent s’amuser de notre perplexité.

Nous ne verrons pas les chevaux sauvages, ni les buffles, ni les pasteurs hippomobiles qui perpétuent, pour s’amuser ou pour l’argent des touristes, les cavalcades héroïques d’autrefois. Mais il y avait là quelque chose de propre à nous réconcilier avec un pays qui, dans sa plus grande superficie, ressemblait trop au nôtre.

Les Hongrois sont nostalgiques des territoires que les guerres du XXème siècle, et les mauvais choix de leurs gouvernants, leur ont fait perdre. Ils avaient d’immenses espaces à parcourir, les plaines pannoniennes, les montagnes des Carpates, la mer en Dalmatie. Ils avaient conquis bien d’autres peuples qui ont préféré les quitter, mais ils ont aussi laissé bien des leurs, en Transylvanie, en Voïvodine, en Slovaquie. Ils étouffent dans leur pré carré. On  dit qu’ils ont le  contact facile, qu’ils sont gais, joyeux : c’est aussi ce que nous croyons avoir vu. Mais la mélancolie les prend souvent, et le suicide les menace. Un profond sentiment d’injustice subie alimente leur nationalisme.

Nous reprenons la grand-route du Nord. Le paysage redevient vallonné, on voit au loin les plants de vigne, et le soleil rayonne des flancs des collines : nous  passons à côté du fameux vignoble de Tokay. Le soir, en cherchant à camper, nous ne trouvons qu’un endroit sinistre, un souvenir des camps de jeunesse de l’époque communiste, où l’enthousiasme des pionniers ne résonne plus. D’immenses douches collectives dans des murs de béton gris. Mais nous sommes seuls. Juste à côté, des grottes thermales d’eau… radioactive, recommandée pour les maladies pulmonaires.

Dans la ville de Miskolc, qui  nous paraît  peu engageante d’abord,  nous tombons sur une affiche intéressante : un festival de musique populaire et folklorique se déroule, en ce moment même, dans les environs. Le problème, c’est que rien n’indique l’endroit. Sans doute est-ce écrit quelque part, mais que faire avec cette fichue langue incompréhensible ? On se renseigne. Une brave dame se donne un mal fou pour nous trouver des gens qui parlent un peu d’anglais ou d’allemand. Finalement, nous comprenons que le lieu du festival est indiqué,  en toutes  grandes lettres : Diosgyör Vár ! On l’avait lu dès le début, mais cela ne nous disait rien. On apprend à tout âge : vár veut dire château, c’est un mot qu’on rencontre partout en Hongrie, où plusieurs villes et villages ont un château pour origine. Celui-ci, tout entouré de rues tristes dans un faubourg quelconque, a quand même fière allure avec ses quatre tours d’angle. Il date du XIIIème siècle, et on l’appelle le « château de la Reine » en souvenir de « notre » Marie de Hongrie, qui en fut la châtelaine jusqu’à la débâcle de Mohacs (1526). Le donjon a disparu. À la place, un podium, des baffles et des chaises.

Le premier groupe est un groupe rom. Avant de monter en scène, ils s’exercent, et chantent un peu faux. Dommage. Mais ce n’est pas si simple, a capella. Leurs seuls instruments sont rythmiques (les cuillers, les claquements de mains, de pieds, les bruits de bouche…) et le rythme est imparable. Plus tard, sur la scène, ils ont mis au point la justesse des voix. Après leur concert, nous allons les féliciter et leur payer un verre. Leur musique est celle des kumpanya d’autrefois, celle que les Roms nomades faisaient pour eux-mêmes, sans se soucier du goût des gadjés pour les ornements et pour les fioritures. Celle qu’on peut faire avec les moyens du bord. David enregistre, avec son enregistreur à quatre sous, qui possède un micro de qualité vraiment  surprenante : il réussit à obtenir un son excellent en tenant l’appareil à bout de bras, à vingt mètres des musiciens.

Parmi les souvenirs marquants, il y aura par la suite un groupe biélorusse (Troïtsa) et une merveilleuse voix hongroise. Le chanteur biélorusse est impressionnant. Avec sa barbe longue, tressée avec le bout de ses moustaches, il évoque la Russie d’avant Pierre le Grand, celui qui fit couper la barbe à ses boyards ; avec son crâne rasé, son T shirt imprimé, ses pantalons de motard, il nous renvoie aux gangs urbains d’aujourd’hui. L’alliance des deux est parfaitement « slavophile », encore que nous ne sachions rien de ses opinions politiques, ni de son caractère. Mais la musique est belle, authentique, et la voix superbe. Ce sont des chansons de laboureurs, de pêcheurs, issues des marais du Pripiat quand ils n’étaient pas encore radioactifs. Peu après lui, monte sur scène une toute jeune fille, frêle et menue, qu’on nous présente comme une élève du Conservatoire d’Arts populaires de Budapest. Elle a une voix aigüe, très souple, harmonieuse, au timbre étrange. A mon avis, elle chante à la manière des paysannes de l’époque où l’oreille n’était pas encore conditionnée, ni par la musique de cour, ni par l’opéra, ni par la radio. On entend les modes anciens, et la musique populaire hongroise véritable, très différente de la musique tsigane. Les deux styles ont été déformés, mélangés, détériorés par le goût des bourgeois de Budapest et de Vienne, à l’époque où les groupes tsiganes furent priés de jouer dans les cafés.

Deux jours à Miskolc, qui nous devient de plus en plus sympathique, puis cap au Nord. A Szikszo, nous essayons sans aucun succès de contacter deux tsiganes, dans un café : ils ne répondent pas en romani (soit ils ne comprennent pas cette langue, soit ils refusent de se distinguer des autres clients hongrois). Tout près de la frontière, nous dressons la tente en pleine nature (en réalité, à deux doigts de la route). Je sais que c’est interdit. Mais nous ne serons pas inquiétés, l’endroit est beau, la nuit sera paisible.