Blog de juin 2023 Une fille en or

Une fille en or (Qori ñustay)

Pérou, 1965

Il y a bien trente ans de cela, je me trouvais sur une falaise, face à l’océan. Dix mètres plus bas, il y avait la plage faite de sable gris et sale, peuplée de pélicans et d’autres oiseaux de mer, dont les fientes donnaient à ma falaise sa couleur blanchâtre et son odeur ammoniacale. Derrière moi, la ville s’étendait, faite de petites maisons basses aux couleurs pastel, dont se détachaient quelques villas, des parcs, des jardins, de rares immeubles commerciaux. Au loin, des collines grises et nues commençaient à se colorer des rayons roses du crépuscule : il était six heures. Devant moi, le soleil prenait une teinte orangée et ses rayons, presque parallèles à la surface marine, m’éblouissaient. Le soir tombe vite, dans ce pays. Dans une demi-heure, il ferait nuit.

C’est alors que je la vis. Elle marchait sur la plage d’un pas léger, rapide, volontaire. Je vis que les rayons du soleil s’accrochaient à ses cheveux, et les faisaient briller comme des flammes. Sa silhouette dansait. Entouré par l’auréole solaire, son visage et son allure se gravèrent dans ma mémoire comme sur un camée. Je voulus en conserver les traits. Je m’en fis un médaillon tout à fait mental, auquel je revenais…

Ce fut notre première rencontre. À peine peut-on parler de rencontre, bien sûr, puisque j’étais seul à l’avoir vue, et que je ne représentais rien pour elle. Notre deuxième rencontre, comme je la nomme, mérite mieux ce nom. Ce fut quelques mois plus tard. Je dus me rendre en train à La Oroya, ville empoisonnée, pour y faire chez les mineurs des prélèvements sanguins, et doser chez eux le plomb, l’arsenic et le cadmium. C’était, à l’époque, mon métier. J’espérais que mes rapports finiraient un jour par décider l’État à mieux veiller sur la santé des ouvriers, sur celle de leurs familles, et de toute la population. J’étais naïf, mais peu importe ici. Je me suis donc embarqué dans l’un de ces petits wagons rouges à crémaillère qui escaladent, tirés par une locomotive aussi lente que robuste, plus de quatre mille mètres en moins de 150 km. Le train commence par remonter la vallée du fleuve Rímac. Je regardais avec mélancolie un paysage plein de charme, en pensant aux milliers d’ouvriers qui avaient été victimes ici-même d’une fièvre mortelle, sans traitement à l’époque, qu’on appelait la fièvre de La Oroya. Les essaims de moustiques qui la transmettent ne piquent qu’à partir du coucher du soleil, au moment où la chaleur devient agréable, où le travail s’arrête, où les gens épuisés se reposaient au bord de l’eau à l’ombre des saules, mangeaient, chantaient quelques yaravíes, et s’apprêtaient à dormir.

Bientôt, la voie franchit ses premiers ponts suspendus. Le paysage devient plus âpre. Les collines se dénudent de toute végétation. De temps en temps, une trouée permet de voir, fugacement, des sommets enneigés. On croise parfois un village indien. Curieusement, c’est en regardant vers le ciel qu’on en voit le plus : ils sont accrochés à de hauts rochers bruts, qu’on jurerait inapprochables et, pourtant, des gens vivent là, des hommes, des femmes et des enfants. Leurs champs sont encore bien plus hauts, on les voit à peine.

Je m’étais levé tôt. Avec l’altitude, avec l’oxygène rare, je me sentais vaguement malade et surtout fatigué. Je fermai les yeux, et bientôt m’endormis. Le trajet devait encore durer six heures, j’avais donc le temps de me reposer. De fait, je ne me suis réveillé qu’une heure plus tard. Certains passagers avaient changé de place. En face de moi, dans l’autre rangée de sièges, était venue s’asseoir une jeune fille, que je reconnus. Il s’agissait du médaillon, du camée que je portais en moi et que je voyais, bien souvent, rien qu’en fermant les yeux. Mais je dormais encore à moitié. Sans doute avais-je rêvé, sans doute rêvais-je encore. Je ne pouvais y croire. Je me demandais même si le soroche, le mal des montagnes, pouvait vous faire voir des choses qui n’existent pas. Après cinq minutes, il n’y avait plus de doute, ce n’était pas le soroche, et ce n’était pas davantage un rêve, ni un reste de rêve qui, pour être identique à mes rêveries conscientes, aurait refusé de s’évanouir au réveil. C’était bien elle. Un bon moment, je me suis demandé si ma mémoire, si mes sens ne me trompaient pas d’une autre façon encore. La fille était réelle, mais ce pouvait être quelqu’un d’autre, après tout : quelqu’un qui lui aurait ressemblé. Un sosie, il paraît que ça existe. Ou alors, peut-être, la vue réelle de cette fille-ci modifiait-elle le souvenir que j’avais de l’autre, celle de la plage ? À vrai dire, je n’ai jamais eu de réponse ferme à cette question. Peut-être était-ce bien une autre, finalement… Mais qu’importe ?

Qu’importe parce que, de cette fille-ci je me suis approché, nous avons fait connaissance, nous nous sommes assis à côté l’un de l’autre, et nous avons parlé. Elle avait dix-huit ans et s’appelait Silvia, Silvia Paredes Ocampo. Oui, Ocampo comme Victoria, comme Silvina, mais je ne crois pas qu’elle fût de leur famille. Ses parents habitaient La Perla, un faubourg de Lima. Son père était instituteur, sa mère garde-malade. J’ai vu qu’elle m’approuvait quand je lui ai dit ce que j’allais faire à La Oroya. Mais elle ne m’a rien dit sur son voyage à elle, ni sur ce qu’elle faisait dans la vie. J’ai pensé qu’elle venait de terminer l’école secondaire. Sans doute allait-elle rendre visite à une aïeule, à une tante… L’important, pour moi, c’est que j’étais complètement sous le charme. Autant que je l’avais été sur ma falaise, devant le Pacifique, et plus encore. J’étais sous le charme de sa voix. Jamais je n’avais entendu une voix plus mélodieuse, douce, retenue et expressive à la fois. J’étais sous le charme de ses yeux, qui sur la plage étaient trop loin de moi pour que je perçoive leur couleur. Comment dire ? Ils étaient d’une couleur d’agate, une sorte de rayonnement fluide où se mêlaient le gris, le vert et le brun. Ses cheveux, châtains, avaient un léger reflet auburn. Et sa bouche… Nous parlions. Curieusement, mon émotion ne m’empêchait pas de trouver des choses à lui dire, alors que je ne la connaissais pas. Curieusement, sans rien dévoiler d’elle-même, elle trouvait toujours à me répondre et même, elle semblait y trouver du plaisir. Je n’étais pas habitué à l’altitude mais, depuis qu’elle était là, l’impression désagréable d’un début de soroche avait complètement disparu. Le wagon n’était pas complètement occupé, mais il y avait devant nous un monsieur d’âge mûr et d’aspect respectable qui, me semblait-il, nous reluquait assez souvent. Malgré cela, quand je me suis assis à côté d’elle, elle ne se retira pas. 

Quelques heures passées ensemble, dans un train que l’on appelle ici le « macho » parce qu’il n’a peur de rien, au milieu de paysages déchirants, en contact avec les forces conjointes de la terre et des plus hauts sommets : cela rapproche. Que pouvait nous importer le regard trop appuyé de notre voisin ? Sauf que tout était dans le sentiment, non dans le geste. Et que l’absence de geste rendait le vif du sentiment plus fort, plus fort encore.

Une accompagnatrice passait, dans les wagons, repérait les gens qui se sentaient mal, et leur proposait deux choses : une rasade d’oxygène, avec bonbonne et masque, et une gorgée d’aguita de coca, une infusion de feuilles de  coca dans une grande bouteille thermos. Nous montions de plus en plus : peu avant La Oroya, la ligne atteint son point culminant, à 4783 mètres. Jusqu’à 4500 mètres, certainement grâce à Silvia, je me sentais à peu près bien. Au-delà… En réalité, nous fûmes malades tous les deux. Une somnolence incoercible, qui nous empêchait de parler et même de réfléchir, nous fit nous rapprocher encore plus, sans le vouloir, et même sans le savoir. De temps à autre, l’un de nous deux se réveillait un peu, constatait l’inconscience du vieux monsieur, souffrait de son propre malaise, et jouissait de notre proximité, involontaire et désirée. Quand l’accompagnatrice nous apporta le thé de coca et nous en fit boire une tasse, nous nous sommes sentis mieux. Nous avons continué le voyage, sans nous éloigner l’un de l’autre, jusqu’à la gare de La Galera, et même jusqu’à La Oroya.

Ville empoisonnée, disais-je. Bien avant d’y arriver, l’air est empuanti d’une odeur d’oxyde de soufre, qui fait tousser. Depuis La Galera, le train perd un peu d’altitude, mais le bénéfice qu’on en retire est bientôt anéanti parce que l’air est irrespirable, alors même qu’on en manque déjà. Il faut reprendre de l’aguita de coca pour survivre. Les trente-trois mille habitants de la ville s’y sont habitués, mais ils meurent jeunes, s’ils y restent. J’étais arrivé. Je devais descendre, et quitter Silvia sans même connaître le but de son voyage ni sa destination. C’est une chose qui me paraissait insupportable. Je le lui dis. Elle avait déjà pensé à cela, et résolu la question. Elle me pria de prendre son bagage, et nous sommes descendus ensemble du train, sur le quai tout recouvert d’une poussière blanche, que je savais toxique.

C’est donc à La Oroya qu’elle se rendait, tout comme moi ? Dès lors, un espoir existait de prolonger cette étrange relation. Je portais sa valise, et mon sac à dos. Nous allions au hasard, me semblait-il, dans des rues boueuses, bordées de maisons de ciment ou d’adobe parfois peintes en bleu ciel, comme pour s’excuser de la tristesse ambiante. À l’horizon de notre vue, il n’y avait qu’une muraille de rocher jaune, haute de deux ou trois cents mètres, barrant à la ville toute perspective. C’est par là, quelque part, que devaient se trouver les mines, la richesse, et l’origine de toute la pollution. La plupart des gens que nous croisions étaient des femmes, des femmes d’ouvriers, vêtues de robes grises ou de pantalons bleus, où seule la lliclla qu’elles avaient sur le dos mettait un peu de couleur. Mais il y avait aussi des paysannes venant vendre les légumes de la riche vallée voisine du Mantaro. Celles-là portaient des vêtements traditionnels, des jupes courtes, des chapeaux ronds, souvent blancs, parfois bordés d’un ruban noir. En marchant, j’étais de plus en plus perplexe : logiquement, Silvia devait savoir où aller. Or, elle tournait, tantôt à gauche, tantôt à droite, sans que je puisse y découvrir la moindre intention. Je ne voulais pas l’embarrasser, je ne lui ai rien dit. Elle a fini par me montrer un hôtel pouilleux, et nous y sommes entrés. Y avait-elle rendez-vous ?

Non. Ce n’était pas ça. Si elle avait choisi cet hôtel-là, c’est parce qu’il n’y en avait pas d’autre. Devant la porte d’entrée, quelques gamins pauvres s’ennuyaient. Certains dormaient. Je compris plus tard que le patron les avait engagés pour veiller, la nuit, sur la sécurité des clients. Des clients, il y en avait beaucoup. C’étaient des marchands et quelques chalands, qui venaient de tout le Département de Junín, et parfois même de plus loin.

Elle demanda une chambre. On nous montra un dortoir. Des lits de camp et des paillasses étaient placés de façon à accueillir le plus de monde possible, hommes et femmes mélangés. Ce n’était pas ce qu’elle voulait. En passant à travers le dortoir, et par-dessus les lits, on nous conduisit à ce qui ressemblait cette fois à une chambre. Il n’y avait pas de porte, toutefois un voile l’isolait tant bien que mal des vues. Un grand lit l’occupait. Le patron nous dit que c’était la chambre des princes, et qu’il allait y faire mettre des draps propres, ce qu’il fit. Sauf qu’ils n’étaient pas si propres que ça.

Nous nous sommes couchés là, et je ne dirai pas ce que nous y avons fait. Nous y avons dormi. Je voyais tout autour de nous les puces danser. Chacun de nous a ses petites puces, pensais-je. Sauf que là, il y en avait vraiment beaucoup. Il faut croire que les puces n’empêchent pas le plaisir. Cette nuit fut de celles dont je garde un souvenir émerveillé. Le sommeil a fini par nous prendre, et nous nous sommes réveillés, étroitement enlacés, aux premières lueurs de l’aube.

Silvia ne m’avait toujours pas dit ce qu’elle faisait à La Oroya. Je croyais que nous allions nous revoir souvent, et je pensais déjà à transformer cette relation de hasard en une relation durable. Mais elle me déçut, fortement, en me disant qu’elle n’avait quitté le train que pour être un moment avec moi. Qu’elle devait continuer son voyage jusqu’à Cuzco, et même au-delà. Du coup, je me sentais malade à nouveau, et l’odeur d’oxyde sulfureux, mêlée à quelques relents d’œufs pourris, me donnait envie de vomir. Nous sommes retournés à la gare. Elle a repris le train. Elle était pâle, et son visage avait pris une expression que je ne lui connaissais pas, que j’aurais d’ailleurs du mal à décrire : un mélange d’angoisse, de tristesse et de détermination. Quant à moi, je préfère ne pas avoir eu à me regarder dans une glace. Et je ne savais toujours pas ce qu’elle allait faire à Cuzco.

Voilà donc toute l’histoire de notre deuxième rencontre. Je ne la raconterais pas, s’il n’y en avait eu une troisième, mais ce fut beaucoup plus tard, et dans un tout autre endroit.

J’ai fait les prises de sang. À cette occasion, j’ai pu voir dans quelles conditions vivaient ces gens, les ouvriers des minières et leurs familles. Bien souvent, c’étaient des habitations de deux pièces, au sol de terre battue, sans sanitaires et sans électricité. Elles s’étendaient le long de chemins non pavés. L’eau y  ruisselait, durant la saison des pluies, puis elle les transformait en bourbiers. Heureusement, il n’y avait guère de moustiques, à cause de l’altitude, donc pas de malaria. Par contre, la tuberculose était partout. La plupart des mineurs souffraient de silicose, ce qui les rendait infiniment fragiles. J’ai visité aussi la maison de quelques porions, et même de certains ingénieurs. Partout, les résultats se révélèrent effrayants, surtout chez les enfants. Plus tard, dans les hôpitaux de Lima, j’ai pu revoir quelques-uns des gens que j’avais « piqués » : j’ai vu chez eux des cancers de la gorge, des troubles neurologiques, et la tuberculose, toujours.

Après mes derniers examens de médecine, j’aurais pu m’installer, et gagner de l’argent. Mais dans ce cas, j’aurais dû accepter de m’appeler Dr Urquiza : une formule au rabais, qui aurait indiqué à tout le monde, durant toute ma vie,  que je n’avais pas fait ma thèse de doctorat. Seuls les thésards pouvaient faire précéder leur nom du mot Doctor, en toutes lettres. Hélas, je n’avais pas assez d’argent pour vivre sans clientèle, ou presque. J’ai décidé d’accepter un poste médical dans un village lointain : en choisissant un sujet de thèse en rapport avec la médecine rurale, je pourrais vivre, tout en espérant avoir assez de loisir pour écrire. Ce système, pensé pour envoyer de jeunes médecins dans des zones où spontanément, ils ne seraient jamais allés, avait du succès auprès d’étudiants pauvres et ambitieux, comme je l’étais.   

Je suis donc allé voir un médecin, fonctionnaire au Ministère de la Santé, qui s’occupait de ce programme. Vous désirez travailler dans la Sierra, me dit-il ? Ou dans la forêt d’Amazonie ? Je préférais la Sierra. Pourquoi ? Je n’osais le dire. Je considérais l’Amazonie comme un endroit dangereux, plein d’animaux venimeux, et d’étranges maladies tropicales contre lesquelles on ne pouvait rien. Je lui dis que j’aimais le paysage de l’altiplano et celui des montagnes, ce qui était vrai aussi. Il me regardait, d’un air surpris. Je le soupçonne d’avoir pensé, à ce moment-là, que pour se faire des sous illégalement, l’Amazonie offrait beaucoup plus d’occasions que la Sierra. Mais il a gardé ça pour lui. Ah, vous avez raison, fit-il. C’est là que notre culture est née, et c’est là que nous avons gagné notre indépendance. Je vous propose le poste de San Juan del Oro. C’est, à vrai dire, à la limite entre les deux régions, mais cela fait encore partie de la Province de Melgar, du Département de Puno. Bien entendu, vous devrez passer un concours. Mais si c’est le poste de San Juan del Oro qui vous tente, personne ne vous le contestera.

J’ai passé le concours. Mais il y avait un autre candidat pour ce poste, un jeune médecin belge qui voulait devenir péruvien. Et c’est lui qui l’a eu ! Comme quoi… Je n’ai pas été recalé, pourtant. À la place, j’ai obtenu celui de Macusani. Macusani, le chef-lieu de la Province de Carabaya. On me le dit, c’est l’un des endroits les plus froids du Pérou. Altitude : 4300 m. J’avais obtenu, en fin de compte, ce que j’avais demandé !

Imaginez une plaine rase, où l’ichu, l’herbe piquante des hauts plateaux, arrive à peine à pousser. Au loin, on aperçoit bien sûr les hauts sommets andins, mais ils semblent ici bien éloignés. Macusani se trouve au milieu d’un désert, dont la terre est gelée une bonne partie de l’année. Ce sont des maisons typiques de la sierra, sans les touches de couleur qu’y mettent parfois des habitants plus prospères, ou plus optimistes que ceux d’ici. Quelques rues qui se coupent à angle droit, une place d’Armes, une église assez ancienne, de style baroque colonial, et une « plaza de toros », la plus haute du monde, dit-on. C’est assez triste. Mais au temps des Incas, avant eux, et après eux aussi, toute la province de Carabaya était l’un des lieux où l’on trouvait de l’or. Depuis longtemps, ces mines précolombiennes sont épuisées. Il n’en reste que les sites, les tertres d’orpaillage, et le souvenir.

Je ne dirai pas grand chose de mon travail médical. Les gens étaient affaiblis par la misère et par le froid. Il y avait de la tuberculose, comme partout chez nous, avec des formes osseuses douloureuses, des abcès froids, et des décès déchirants. Des épidémies de rougeole avec des complications foudroyantes. Et aussi, heureusement, beaucoup de petites choses banales, que j’avais plaisir à soigner et à guérir parce qu’elles me mettaient en contact avec les gens, qu’elles ne me faisaient pas peur, qu’elles ne me faisaient pas souffrir. À vrai dire, l’ambiance était particulière, au-delà de la banalité du quotidien. Ces paysans taciturnes semblaient parfois traversés de passions profondes, peut-être même de haines anciennes et farouches, dont rien ne se disait. Je le voyais aux regards tantôt aigus, tantôt fuyants, qu’ils échangeaient entre eux. Avec moi, leur médecin, ils étaient corrects, respectueux, parfois obséquieux. Je ne me plaignais pas. J’appris la langue des Indiens. Je m’entendais bien avec Anselmo, le sanitario, l’aide-soignant qui faisait équipe avec moi. Il m’a beaucoup aidé. De temps à autre, nous partions à cheval, et nous faisions ensemble la tournée des aldeas lointaines. C’est lui qui me fit découvrir Corani : j’en parlerai bientôt.

Quand j’ai vu que, dans les grands troupeaux de moutons gardés par des chiens, ces animaux se transmettaient entre eux les ténias échinocoques, dont ils ne souffrent guère, je me suis intéressé aux kystes hydatiques. Par malheur, il arrive en effet que ce ne soit pas le chien mais l’homme, qui occupe la position d’hôte intermédiaire du parasite. C’est souvent grave. L’organisme humain s’avère mal adapté à ce rôle. Il s’y développe des kystes qui grossissent, et qui écrasent les organes voisins. Si un chirurgien essaie alors de les enlever, il suffit d’une goutte du liquide kystique pour provoquer un choc, potentiellement mortel. J’avais trouvé le sujet de ma thèse. Ce fut L’influence de l’altitude dans la transmission de l’échinococcose/hydatidose à l’être humain. Dix-huit mois après mon arrivée, je pouvais afficher fièrement mon titre sur une plaque dorée, à la porte du dispensaire :

Doctor D. Urquiza Mendes

medicina general UNMSM

Et que faire, maintenant ? Rentrer à Lima ? Sans doute. Mais pas tout de suite. Je ne pouvais pas abandonner ces gens qui m’avaient fait confiance. D’autant que je m’attendais à recevoir très vite la lettre du Ministère de la Santé qui m’annoncerait l’arrivée prochaine d’un successeur. À vrai dire, la lettre se fit attendre : le lieu n’attirait pas. Mais comme je connais maintenant l’avenir de ce temps-là, comme je sais ce qui allait m’advenir, je ne peux qu’en remercier le ciel. Peut-être pourrais-je aussi le maudire. Mais la vie est faite de ces choses-là.

On commençait à parler dans le pays, et en particulier dans les Andes du sud, d’une résurgence d’anciennes guérillas. Le leader du FIR Ugo Blanco avait mobilisé les communautés de la Convención, en 1962. Il était en prison, mais un autre mouvement, le MIR, commençait à faire parler de lui. Je connaissais bien le curé de la paroisse Saint-Jean-Baptiste, Padre Guillermo, et son vicaire, Padre Víctor. Parfois, ils m’invitaient à partager leur repas. Un cobaye grillé ? Je ne refusais pas. Je n’appréciais pas leur conversation quand elle s’égarait dans les « sombres gaudes » des affaires politiques, mais c’est là que j’en apprenais le plus. Ils étaient très inquiets des infiltrations castristes à travers la frontière bolivienne, dans un sens et dans l’autre. Ils collaboraient activement avec les forces armées, et leur transmettaient des renseignements qu’ils obtenaient, Dieu sait comment. C’est par eux, à la Cure de Macusani, que j’appris le nom du nouveau leader du MIR, Luis de la Puente Uceda, qui devait mourir quelques mois plus tard dans un engagement armé. Parfois, je partageais la table avec l’un ou l’autre hacendado des environs, de ceux qui possédaient les plus gros troupeaux de moutons et de guanacos. C’est alors que la conversation s’animait, et j’étais toujours stupéfait, tant de la haine qu’ils témoignaient aux guerrilleros, que de leur mépris de classe envers les paysans, surtout ceux des communautés indigènes parlant qechwa ou aymara.

J’écoutais, je me taisais, je ne cherchais pas à les convaincre ni à les défier, mais j’ai commencé là à comprendre ce qui m’étonnait, au début : les motifs de ces non-dits, de ces regards fuyants, de l’obséquiosité des plus humbles. Et j’ai compris le sens des éclairs de haine.

Une nuit inoubliable, je venais de me coucher et d’éteindre la lumière, quand on a frappé à la porte. Un coup discret, mais ferme, puis deux plus légers. Les gens savaient qu’ils pouvaient m’appeler à toute heure, mais ils s’en abstenaient, sauf dans les cas graves. J’ouvris la porte. Il y avait là deux hommes, revêtus d’un poncho sombre, coiffés d’un chapeau rond à bord plat qui leur masquait en partie le visage. Je reconnus toutefois l’un d’eux, un paysan d’un village voisin dont j’avais déjà soigné la femme et la fille. L’autre m’était totalement inconnu.

  • On a besoin de vous, docteur, dit-il. Suivez-nous.

Le ton, sans réplique, était celui d’un homme habitué à commander. L’accent était d’un costeño.

Je pris ma valise médicale. Une Toyota 4/4 fatiguée, pleine de boue, nous a chargés, puis on m’a bandé les yeux, avec toutefois quelques mots d’excuse. Je crois qu’on a pris la route du nord, celle qui va en direction d’Ollachea. À un moment, on a pris à gauche. Je sais que nous montions. Comme j’étais bien accoutumé à l’altitude, je ne ressentais plus le malaise du soroche, mais j’étais écrasé sur le siège, et j’entendais s’essouffler le moteur de la Toyota et crier sa boite de vitesses. Aucune réponse n’était donnée à mes questions sur le but du voyage. Mon patient – l’homme que je connaissais – essayait toutefois de me rassurer : « Une visite médicale, Doctor, no te preocupes… ».  Je savais que j’étais aux mains de la guérilla, mais n’avais aucune idée de leurs intentions.

Après un temps qui me parut très long (ma jambe droite s’était toute engourdie, et l’autre ne valait guère mieux), on s’arrêta. On m’enleva mon bandeau. Je vis le clair de lune, et je vis les géants. Des géants de pierre, des trolls, des silhouettes torturées, dont la clarté lunaire me permettait d’apercevoir certains contours, jusqu’aux sommets obscurs. Je savais maintenant sans le moindre doute où nous nous trouvions : à Corani, dans ce qu’on nomme aussi la forêt de pierre. Il fallut encore marcher jusqu’à une grotte, un abri sous roche plutôt, où je pus enfin voir pourquoi j’étais là : c’était un blessé dont il fallait réduire la fracture. Un Pouteau-Colles classique. Pendant que je m’occupais, je vis qu’il y avait là plusieurs hommes, assis dans l’ombre. Ils parlaient en chuchotant. Parmi eux, je crus voir une femme, ce que sa voix confirma. Je fis une anesthésie de courte durée au Pentothal, et le blessé ne souffrit pas, ou pas trop. Je crus entendre l’un des hommes reprocher vivement à ceux qui m’avaient amené d’avoir enlevé trop vite mon bandeau, et j’eus peur. Je les entendis se concerter entre eux. Finalement, on me remercia chaleureusement, on me remit le bandeau, et je repartis sans plus rien voir des cailloux du chemin, jusqu’à la voiture. Je ne me sentais pas encore sauvé. Mais ils me reconduisirent jusqu’aux premières approches de ma bourgade, et me laissèrent aller. À ce moment, il leur était encore possible de m’exécuter d’une balle dans le dos.

Deux semaines passèrent, puis il y eut une autre nuit. Ne dormant pas encore, j’entendis le pas d’un cheval s’arrêter sous mes fenêtres. Puis, le bruit de quelques cailloux sur la vitre me fit un signe discret. J’hésitais. Je m’approchai finalement de la porte, et j’ouvris. Silvia était devant moi.

Il me fallut un moment pour comprendre ce que vous, vous avez déjà compris : la femme qui parlait dans l’ombre, c’était elle. Peut-être avait-elle contribué à me sauver la vie, en se portant garante de mon silence. Ce soir-là, elle venait seule, de nuit, à cheval, elle prenait le risque de se rapprocher d’une ville où il y avait un poste de la Garde civile. Pourquoi ?

  • Pour te revoir, dit-elle. La dernière fois nous n’avons même pas pu nous parler…

Elle ne voulait pas seulement me parler. Elle était vêtue d’un pantalon, d’une casaque et de bottes, mais elle les avait soigneusement lavés dans l’eau du torrent. Ses vêtements sentaient bon. À peine y respirait-on l’odeur trop imprégnée d’un feu de bois. Elle les a d’ailleurs ôtés, nous étions seuls, beaucoup plus seuls que dans la chambre d’hôtel de La Oroya, et je l’ai vue dans toute sa perfection de nature. Dans la pauvre chambre aux murs de torchis qui abritait mes nuits, nous nous sommes aimés. Tournant, gémissant, ronflant tout autour de nous, le vent intraitable de la puna nous rappelait notre folie. Nous le savions déjà. Mais c’est la première, et ce fut la seule fois qu’elle m’a permis de boire au calice d’or. Qori qeropi upirqani.

Avant l’aube, sans rien pouvoir me promettre, elle est repartie sur la jument qui l’avait amenée. Son groupe bougeait constamment. Ils avaient quitté Corani dès le jour qui suivit ma visite. Mon blessé se portait bien. Avec de l’aide, il avait pu enfourcher son cheval et en tenir les rênes, d’une seule main. Durant tout le mois suivant, je n’ai rien su d’elle. Puis, j’ai entendu qu’un accrochage sanglant s’était produit dans la région de Sandia. Ah !… L’angoisse, parfois, frappe comme un poignard.

L’histoire me fut contée par le Padre Víctor, qui se sentait bien soulagé. Rien ne s’était passé à Sandia mais plus loin, près de… San Juan del Oro. Le groupe du MIR semblait se rapprocher de la frontière bolivienne, mais ils étaient suivis. J’appris qu’un indicateur opérait ici même, dans la région de Macusani, et que je le connaissais. C’était Anselmo. Jamais je n’aurais cru cela de lui. Si la presse avait parlé de Sandia, c’est à cause de la base de Huancaluque, qui se trouve à quelques kilomètres : c’est de là qu’était partie la patrouille qui avait surpris et détruit la colonne des guérilleros.

Détruit ?

M’a-t-il vu pâlir ? Sans doute. Je m’accrochais pour ne pas tomber. A-t-il compris ? Peut-être. Je crois qu’Anselmo avait dû lui dire des choses qu’il ne voulait pas me répéter.

J’entendis encore plusieurs fois, par la suite, de la bouche des cholos ou de celle des comuneros, le récit de l’attaque des soldats et de la résistance des rebelles. Dans ces récits, le plus souvent, on parlait d’une femme. D’une femme courageuse, qui tirait bien. Certains la disaient morte. Selon d’autres, elle aurait pu s’échapper. La photo des guérilleros morts fut publiée dans la presse liménienne, avec de grands titres triomphants. Je me forçai à lire, et à regarder. Je ne vis nulle part le corps de Silvia.

Je dis à Anselmo que je ne pouvais plus travailler avec un traître. Son visage, d’abord surpris, prit une expression minérale, suivie d’un sourire à peine visible. Il ne vint plus au dispensaire mais, quinze jours après, je reçus la lettre du Ministère qui mettait fin à mon engagement, sans annoncer de remplaçant. Je revins à Lima, pour voir que la Faculté et les hôpitaux m’étaient fermés.

Aujourd’hui, je pense que Silvia est morte, car nous ne nous sommes jamais revus. Son image ne me quitte pas. Ce n’est plus un camée, c’est une ombre vivante, nue, aux reflets dorés, qui danse. C’est une main qui caresse. C’est une cavalière qui se retourne vers moi, et fait un signe d’adieu de la main droite. C’est sa voix inoubliable qui me dit qu’elle m’aime, qu’elle m’aimera toujours.

Hoy pienso que Silvia se murió, pues nunca nos vimos más. Su imágen no me deja. Ya no es un camafeo, sino una sombra viviente, nuda, de reflejo dorado, que baila. Es una mano que acaricia. Es una amazona que hacia mi se vuelve, con una muestra de mano derecha, despediendose. Es su voz inolvidable, diciendo que me quiere, que siempre me amará.

Qori qerowan t’inkisqantin kasayku.

« En la región de Carabaya, las tierras de los lavaderos de oro se encontraban en Huari-Huari, Sandia, San Juan del Oro, Aporoma, San Gaban, Challuma y los cerros de Capac Orco y colindaban en muchos casos con las tierras de los indios chunchos amazónicos ». 

Thérèse Bouysse-Cassagne,  Las minas de oro de los incas, el Sol y las culturas del Collasuyu (2017)