Dans un tout autre genre, voici une « Légende imaginaire ». Dans un style volontairement archaïque, c’est la légende de Sainte Dymphne, bien connue des Flamands et des psychiatres pour avoir donné naissance à une pratique de soins aux malades mentaux qui, à Geel, dans la Campine anversoise, date au moins du XIVème siècle, et sans doute de bien avant, car la Sainte aurait vécu au VIIème siècle. Son histoire ressemble étrangement au conte de Perrault, Peau d’Âne. L’une et l’autre me semblent avoir une parenté lointaine avec un très ancien mythe celtique.
LA VERITABLE HISTOIRE DE PEAU D’ANE
Il y eut un roi fameux en Leinster, qui s’appelait Ket Mac Diarmuid (Ket McDermit). Sa femme était très belle, et plus noble encore, étant la fille d’un Grand Roi d’Irlande qui, de son vivant, régnait à Tara. Il avait aussi un conseiller, Gerebernus, qui était moine, savant et scribe, au point qu’on le surnommait Peau d’Ane, parce qu’il avait passé plus de temps avec les parchemins qu’avec la peau de tout autre animal, en ce compris celle des demoiselles. Les conseils que Gerebernus donnait au roi étaient si excellents qu’en peu d’années, le Leinster était devenu plus riche et puissant que les quatre autres provinces d’Irlande réunies. Et l’on disait que seule une magie pouvait avoir donné au roi cette richesse insolente, et qu’il ramassait tous les matins des pièces d’or dans la grande salle de son palais.
Un jour la reine, qui ne lui avait donné qu’une fille en bas âge, tomba malade. Elle fit venir le roi son mari, et lui dit : « Mon ami, je vais bientôt quitter votre couche pour celle d’un plus Haut Seigneur. Je m’inquiète beaucoup pour notre fille, et aussi pour le royaume. C’est qu’en effet vous êtes sur bien de femme, car je suis la fille de Ruaidri Ui Neill (Rory O’Neill), fils de Niall des Neuf Otages, et c’est moi qui vous ai apporté les troupeaux, les terres et la puissance qui sont les vôtres aujourd’hui, alors que vous ne régniez que sur Dinn Rig. Et cet homme, dont on dit qu’il cause toute votre richesse, Gerebernus, il appartenait à mon père, et c’est avec moi qu’il a franchi le seuil de votre haute tour. En vérité, votre royaume est plus grand qu’avant ma venue et sans moi, je ne sais ce qu’il vous en serait resté. Dès lors, sachez-le, je ne laisserai pas passer d’année sans revenir, aux trois nuits de Samhain (Showan), et peut-être m’y verrez-vous. Je vous prie de laisser à Gerebernus sa dignité et sa fonction d’intendant du royaume. Je vous prie aussi de ne pas prendre une femme moins belle que moi, car cela me ferait honte. J’étais bonne au conseil, bonne à la guerre et bonne au lit, vous le savez. Et je n’ai jamais été sans un homme dans l’ombre d’un autre »
Elle parla ainsi, et le roi promit tout ce qu’on voulut. Certains disent qu’il aimait la reine, d’autres qu’il avait grand-peur des trois nuits de Samhain. Gerebernus continua donc de gérer le royaume, et Ket Mac Diarmuid de s’enrichir. Mais il faut savoir que les lois d’Irlande, en ce temps-là, ne toléraient pas longtemps qu’un roi soit sans femme. Ket Mac Diarmuid sentit qu’on s’agitait sur ses frontières, et que les rois ses voisins se trouvaient des titres à sa succession. Son beau-frère et neveu par alliance, le Haut Roi de Tara, qu’il avait quelque peu écrasé de sa morgue et de sa fortune, allait bientôt prendre sa revanche et nul n’y trouverait à redire. Ses propres hommes liges n’étaient plus sûrs. Il lui fallait se remarier, mais son serment l’effrayait. Ce n’est pas qu’il lui déplût d’épouser une femme plus belle encore que la défunte reine. Mais il y en avait peu en Irlande. Et quand même il y en eût, ne fallait-il pas qu’elle lui apporte une puissance égale à celle de sa première épouse ? A quoi cela servirait-il d’épouser la fille d’un barde, fût-elle la plus belle du monde ? A quoi cela servirait-il d’épouser une étrangère, fût-elle la fille d’un roi ? Son choix se réduisait, en vérité, à quelques familles qu’il connaissait bien, les Ua Conchobair (O’Connor) de Connacht (Connaught), les Eoghanacht (Owenoct) de Mumah, les Ua Neill (O’Neill) de Tara, tous ses parents, du reste, à quelques degrés près. Et là, il avait beau réfléchir et scruter sa mémoire, il ne voyait pas, il n’y avait pas de jeune fille comparable, de loin ni de près, à la femme qu’il avait perdue. On sait ce qui arriva. Le temps d’y penser, de se faire à l’idée, la jeune princesse était parvenue à l’âge nubile et se trouvait être aussi belle, et plus belle que sa mère. Le roi lui en reconnaissait tous les traits, avec en outre quelque chose qui venait de lui, et qui le troublait plus que tout. Au début ce fut une pensée, qu’il n’osait pas s’avouer. Puis ce fut un calcul dynastique. Pour finir, il fut obsédé de désir. Il affectait la rudesse avec sa fille, il refusait de la voir, mais il chérissait tous les lieux par où elle était passée.
On avait donné à la princesse le nom de Diumphneách, ce qui se prononçait, à peu près, Dimpna. A l’époque où son père commençait de s’intéresser à elle, elle-même avait seize ans et ne s’intéressait qu’aux livres. Elle avait trouvé, en Gerebernus, un expert et un ami. Il n’y avait pas encore beaucoup de livres en Irlande à cette époque mais, par contre, il s’en écrivait beaucoup. Cela se comprend : il y avait toute la tradition orale des filid, des bardes, à transcrire sur des bandes de peau d’âne ou de veau, que l’on tannait à peine et que l’on martelait beaucoup avant d’en faire de longs rouleaux, à moins qu’à la mode nouvelle on ne les découpât en larges feuilles, empilées puis reliées entre elles. Ket Mac Diarmuid ne connaissait rien à l’écriture, mais Gerebernus l’avait convaincu d’entretenir en son palais une fameuse équipe de scribes et d’enlumineurs, qui en ce moment même étaient en train de compiler la Geste de la Branche Rouge en écoutant de vieux conteurs d’Ulster. Dimpna aimait, par dessus tout, les histoires, mais elle adorait aussi les voir dessiner et peindre sur le parchemin, et grâce à Gerebernus elle connaissait le secret des lettres. Quand l’une de ces histoires, qu’elle entendait raconter depuis toute petite, qu’elle connaissait par cœur avec toutes ses variantes, était enfermée dans un volumen ou écrasée dans un codex, elle avait peur qu’elle ne meure, l’histoire, mais elle était fascinée de pouvoir la retrouver à volonté. Elle se demandait chaque fois, avant d’ouvrir un livre, si le texte avait changé depuis qu’elle l’avait refermé.
Un jour, le roi Ket Mac Diarmuid fit venir son conseiller : « Diras-tu, commença-t-il, ce qui convient au roi ? Je ne peux rester seul, car mon pouvoir est ainsi fait que je n’en ai que l’usufruit : tant procède-t-il d’une femme qu’il y retourne. Quel parti me conseilles-tu ? ». Depuis longtemps, Gerebernus savait ce que voulait le roi. Il savait aussi qu’il n’était interrogé que pour endosser la responsabilité du crime, et que s’il s’y refusait, son sort était scellé. « Seigneur, dit-il, il n’est pas bon que l’homme soit seul, et un roi moins encore qu’un autre. La fille du roi Brian de Mumah est, selon tous ceux qui l’ont approchée, une belle personne, encore qu’un peu forte. Elle vous apporterait une alliance puissante. La sœur du jeune roi des Ulates est, dit-on, de santé fragile. Je ne parle pas de Medb (Mève) de Connacht, dont chacun sait le caractère impérieux. Quant à votre cousine de Tara, c’est une femme excellente, et un parti meilleur encore. Je ne vois qu’un seul obstacle : votre proche parenté ». Il disait cela avec intention, voulant sonder le roi. Celui-ci devint écarlate, au point qu’il se hâta d’ajouter : « Mais, sans doute aucun, nulle princesse n’égalera jamais celle qui grandit dans ce palais ». A dessein, il insistait, tout en battant en retraite, sur le jeune âge de la princesse. Le roi n’y prit pas garde : « Je suis bien aise que tu me parles d’elle, car c’est elle que j’épouserai. Ma chère défunte me l’a fait clairement comprendre, qu’elle ne souffrirait nulle autre dans mon lit, qu’elle la ferait mourir, qu’elle l’entraînerait avec elle à Tir na mBàn, le Pays des Femmes. Aussi n’ai-je pas d’autre choix ». Gerebernus frémit. En ce temps-là, l’ancienne loi était forte en Irlande, et il ne voyait pas comment convaincre le roi. « Seigneur, finit-il par dire, la princesse est jeune encore. Ne craignez-vous pas qu’en apprenant son destin son âme ne se trouble, et que sa chair en soit effarouchée ? ». « Pourquoi crois-tu que je t’ai fait venir ? dit le roi. Tu as toute sa confiance. Tu sauras bien lui dire où se trouve son devoir ».
Quand elle fut au fait des projets de son père, Dimpna tomba malade, et peu s’en fallut qu’elle ne mourût. Gerebernus la réconfortait comme il pouvait. « Cela ne se fera pas, dit-il, car cela crie vengeance à Dieu. Mais il faut gagner du temps, et voici comment nous ferons ». Il lui conta une très vieille légende, déjà vieille en ce temps-là :
« Le Seigneur du Ciel avait épousé une femme très belle, très bonne et très courageuse, comme la suite du conte le montrera. Dana, c’était son nom, n’était pas heureuse dans les immenses palais du Ciel là-haut, car son mari passait tout son temps à souffler sur les nuages, à chevaucher les éclairs, à mitonner des orages dans d’immenses chaudrons, et elle restait toute seule et tout abandonnée. Un jour, elle s’enfuit. Elle descendit en courant l’échelle d’un arc-en-ciel, et se retrouva sur la terre avant que son mari ne s’en aperçoive. La terre était joyeuse, pleine de sève au printemps clair, et la reçut très bien. Elle se dissimula parmi les arbres et les plantes qui poussaient avec force, et le Seigneur du Ciel ne put la découvrir. Alors, furieux, il lança sur elle ses chiens, ses forts molosses au croc lourd, hurlant comme des loups. Mais la terre est vaste, et les chiens la cherchèrent longtemps, en vain. Dana vécut en reine sur la terre, durant tout un été, car elle y avait rencontré le Roi des Hommes, et ils s’aimaient. A la fin de l’automne, les chiens trouvèrent enfin sa trace. Les feuilles des arbres tombaient. De là-haut, le Seigneur du Ciel pouvait maintenant la voir, et il déchaînait sur elle ses orages. Elle dut s’enfuir encore mais, cette fois, le Roi des Hommes l’accompagnait. Dans leur fuite ils étaient trois, car Nuáda, le meilleur ami du Roi des Hommes, n’avait pas voulu les abandonner : c’était le plus fort des humains et des dieux. Quand le premier des chiens s’approcha, le Roi des Hommes confia Dana à son ami, et attira le chien sur lui. Il fut blessé au pied, mais Nuáda tua le chien d’un coup de masse. Le Roi des Hommes perdait son sang en abondance. Il sentait que sa vie s’échappait. Cependant, il ne mourut pas. Il se transforma peu à peu en homme-cerf. Des bois lui poussèrent sur la tête. Il ne supporta plus la chaleur du soleil, et dut se réfugier, d’abord dans les forêts, puis dans les grottes, enfin dans le royaume souterrain. La terre était devenue froide et nue en son absence. Ce fut l’hiver. Dana et Nuáda l’accompagnèrent dans le monde d’en bas, et ils y vécurent jusqu’au printemps suivant ».
L’histoire n’est pas finie. Mais Gerebernus voulait faire comprendre à Dimpna qu’elle devait s’enfuir, elle aussi, et que la vie d’exil serait dure, mais qu’elle n’y serait pas seule. Il avait aussi une autre intention. Il cherchait comment mettre entre le roi et ses projets des obstacles infranchissables, et la légende pouvait l’aider. Il savait que le Seigneur du Ciel, selon l’ancienne loi, était le maître du Temps, que la poursuite des chiens lugubres en faisait indéfiniment tourner la Roue, et que la Grande Mère, Dana la Brillante, apportant à celui qu’elle choisissait d’aimer le pouvoir royal et divin, traversait alternativement, dans sa fuite, le monde d’en haut sous la lumière chaude du Soleil, puis le monde d’en bas sous la clarté pâle de la Lune. Quand le roi, Ket Mac Diarmuid, pressa sa fille de lui céder enfin, il lui conseilla d’exiger d’abord de lui, en cadeau de fiançailles, une robe couleur de Temps. Dimpna manoeuvra pour que son père lui en fasse la promesse, et elle y réussit.
Ici, le conte dit généralement que le roi réunit les brodeuses, les tailleurs et les passementiers de son royaume, et qu’ils firent à la princesse une robe qui avait toutes les nuances du temps, passant de l’une à l’autre en fonction de la lumière. Il est impossible de souscrire à cette version simpliste. L’expression a, de toute évidence, une autre signification : ce dont parle le conte, c’est du temps qui passe, non du temps qu’il fait. Et ce que Dimpna demandait à son père, c’était tout simplement de maîtriser le temps, c’est-à-dire de l’empêcher de vieillir. Est-ce à dire qu’elle aurait accepté, s’il avait été capable de tenir sa promesse ? On peut imaginer qu’elle savait la chose impossible. Sans doute, le roi fit-il appel à ses magiciens plutôt qu’à ses passementiers. Sans doute dut-il reconnaître son échec, mais pas avant que les premiers signes du temps ne se marquent sur le visage de sa fille. Ce qui faisait déjà gagner pas mal d’années, où Gerebernus fit montre de sa grande habileté. Et l’on doit alors voir le roi se jeter aux pieds de sa fille, et la supplier de le délivrer de son vœu, ou de l’échanger contre un autre.
Alors, selon le conseil de Gerebernus, elle exigea de lui une robe couleur de soleil. On comprendra que Dimpna mettait ainsi son père au défi de prolonger indéfiniment l’été, la saison claire, où Dana la Brillante régnait sous le soleil. Dimpna aimait l’été, les fleurs et la lumière. Sa demande s’explique par là, autant que par les calculs compliqués du moine Gerebernus qui, pour le coup, n’espérait plus gagner que quelques mois. Bien sûr, le roi pouvait promettre, mais il ne pouvait pas tenir. Quand les feuilles des bouleaux commencèrent à jaunir, il décida que sa fille s’était assez moquée de lui. Il prit dès lors l’initiative et, parce qu’il se sentait ridicule, il fut cruel : « Ma fille, je n’ai pas pu te faire une robe couleur de soleil, mais si tu ne m’accordes pas ce que je demande, je te ferai une robe couleur de lune ». On se rappelle que dans la légende, l’astre des nuits éclaire aussi le monde souterrain, qui est celui des morts. La menace était claire, et Gerebernus la saisit. Cette fois, il fallait fuir : c’était une question de jours.
Au début du mois de novembre, le roi Ket Mac Diarmuid avait l’habitude de se retirer le soir sur la plage, à l’embouchure de la Liffey, avec ses compagnons les plus proches. On y festoyait trois nuits durant, autour de grands feux, dans une familiarité joyeuse avec les morts qui venaient, prenaient leur dû, et repartaient aux premières lueurs. Gerebernus profita de ce moment où la garde se relâchait. Il mit la princesse dans une barque, avec quelques marins, et cingla vers l’île d’Iona dont l’Abbé était un ami. Mais le vent forcit et changea de direction, de sorte qu’ils touchèrent terre au Sud des Monts de Cumbrie. Quand il sut leur fuite, la colère du roi fut terrible car, dans l’instant, il perdait tout : sa fille, son héritière, son épouse, son conseiller, sa fortune et son pouvoir. Il traita Gerebernus d’âne bâté et promit, puisqu’il aimait les livres, d’en faire un avec sa peau. Il avait des compagnons, des frères d’armes auxquels le liait l’échange du sang. Quand ils partaient en campagne, ils portaient en guise de casque une tête de chien, et on les appelait pour cette raison les Chiens du Roi. Il leur enjoignit de rattraper les fugitifs, et de les lui ramener vivants, car il voulait les faire souffrir. Les Compagnons du Chien se mirent en route, mais la tempête, qui se faisait plus forte encore, les déporta sur les côtes de Môn (Anglesey). Là, les habitants les prirent à bon droit pour des pirates, et ils durent se battre, ce qui les retarda quelque peu.
Pendant ce temps, les fugitifs faisaient route à pied par la Bretagne bleue, et s’enfonçaient toujours plus loin dans les terres, en direction du Sud. Ils ne trouvaient pas toujours une maison accueillante pour les héberger la nuit. Ce n’était pas une vie pour une princesse, mais Dimpna ne se plaignait pas. À Lancaster, où Gerebernus se procura chevaux et mulets, ils furent logés dans les dépendances d’un prieuré. À Blackburn, ils durent se contenter d’une mauvaise grange ouverte à tous les vents. À Rothenham près de Sheffield, dans une forêt, des charbonniers les invitèrent. C’était alors la nuit du Solstice. Les charbonniers s’étaient rassemblés pour festoyer, il en venait de partout à la ronde, et il y avait parmi eux quelques femmes que l’on voulait honorer, car c’était la Nuit des Mères. Trois d’entre elles furent désignées pour siéger ensemble à la plus haute table, et Dimpna se trouvait parmi elles. Les hommes chantaient, dans leur langue barbare, et buvaient. Gerebernus craignait qu’ils ne finissent par manquer de respect à la princesse, et se disait qu’ils n’avaient pas fui le roi pour en arriver là. En même temps, il ne pouvait s’empêcher de sentir dans cette scène quelque chose de cérémoniel et de sacré. D’étranges réminiscences lui revenaient en mémoire, de même qu’il s’étonnait d’aussi bien comprendre la langue des Saisnes : elle ressemblait à celle, presque oubliée, de son enfance. Et les trois Mères, au centre du festin, il se souvenait de les avoir vues autrefois, dans la maison de son père, avant qu’il ne soit envoyé au loin dans un monastère, où il avait reçu la tonsure et appris le latin. Dimpna avait peur aussi, surtout quand sous l’effet de la bière ses voisines se mirent à demi nues, et que les hommes se rapprochèrent. L’un d’eux voulut lui ôter sa chemise, en riant. Il ne fit qu’ébaucher le geste, car un géant se leva de table et l’abattit, d’un coup de poing sur le crâne. Ce geste terrorisa Dimpna plus encore que l’autre. Elle ne douta pas que tous ces hommes se missent à s’entretuer pour l’avoir. Certes, Gerebernus n’avait pas la force de la défendre. Mais nul ne bougea plus, et le banquet se poursuivit dans le calme.
Celui qui avait assommé son compagnon, c’était Eadmund, fils d’Offa. Sa taille atteignait six coudées, et ses bras étaient comme des troncs de bouleau. Nul ne l’avait jamais vaincu à la lutte, ni à la course, dans cette forêt où les hommes étaient forts et consacraient tout leur plaisir à se lancer des défis. Mais il se serait fait couper en morceaux pour une femme qui lui aurait demandé protection, et souvent, il n’attendait pas la demande.
Le lendemain fut un jour de repos. Mais quand ils se préparèrent à reprendre la route, Eadmund était là. « Seigneur, dit-il à Gerebernus, que feras-tu, seul, avec une femme aussi jeune et aussi noble ? Accepte donc mon aide et ma compagnie ». Ainsi firent-ils, car Gerebernus se souvenait de Nuáda. Malgré ses longues années de monastère, il sentait, entre leur fuite et celle de Dana la Brillante, une étrange ressemblance. Puis il réalisa, soudain, qu’en cette nuit du Solstice il n’avait pas pensé une seule fois à la naissance de Notre Seigneur, et il en conçut une peine amère.
Le voyage se poursuivit, agrémenté par l’humeur joyeuse et insouciante du géant, qui riait avec Dimpna quand Gerebernus s’abîmait dans la prière et dans la pénitence. Après plusieurs jours, ils arrivèrent en vue de Coventry, petite ville de marchands et d’artisans dont un jour la châtelaine, dit Eadmund, s’était promenée nue à cheval, protégée par sa seule chevelure du regard des passants, pour sauver son mari du déshonneur. Il dit cela en riant, mais quand il réalisa la présence de la demoiselle à ses côtés, il rougit comme un enfant. Dimpna pria Gerebernus de les mener à l’auberge. Sa lunaison était accomplie, il lui fallait se baigner et se purifier. Il y avait là une auberge de bonne apparence et, juste à côté, une étuve. C’était ce qu’il fallait, ils y descendirent. Eadmund s’occupa du fourrage et pansa les chevaux. La soirée commençait. Gerebernus attendit que les autres clients de l’étuve se soient retirés. Il avait été horrifié par le geste du charbonnier, et ne voulait plus prendre le moindre risque, sachant d’autre part qu’une princesse ne peut être exposée à d’autres regards qu’à ceux de ses suivantes. Il n’y avait plus dans l’étuve que deux femmes, achevant leur toilette, mais il manquait d’eau chaude. Gerebernus s’en occupa, alla ranimer les braises, apporta quelques bûches, remplit d’eau le grand chaudron de cuivre et, dès qu’il put, apporta les cruches à la tenancière, au-devant d’un grand rideau. Il était harassé du voyage, et n’avait pas pris le temps de manger : est-ce pour ce motif ou pour tout autre, il eut alors une vision. Ce fut comme si le rideau devenait translucide. Au-delà, il y avait une forêt ombreuse, et une source vive dont l’eau, avant de rejoindre un vivier proche, tombait en cascade sur des galets. Vint alors une demoiselle ou dame jeunette qui lui parut si belle que son cœur se mit à battre fort, et qu’il tenta vainement d’en détourner les yeux. Elle se mit nue, entra sous la fontaine et se baigna. Parfois, elle plaçait sa chevelure devant elle, comme par un geste de pudeur, bien qu’il n’y eût personne dans la forêt. Parfois, elle l’oubliait, et se montrait, là, comme Dieu l’avait faite. Gerebernus n’avait jamais eu de vision aussi belle, même ses rêves ne s’en approchaient pas. Il pensa qu’elle lui avait été envoyée pour qu’il comprenne quelque chose d’important. Mais il avait beau réfléchir, il ne trouvait rien. Il y avait seulement un verset du Cantique de Salomon qui lui vint en mémoire, et qui ne le quittait pas :
« Source qui féconde les jardins
Puits d’eau vive
Ruisseaux dévalant du Liban ».
La nuit fut bonne, mais, le lendemain, jour de marché à Coventry, ils entendirent de marchands gallois les grands torts causés à la population du Gwynedd par des Irlandais qui, au lieu de ravager les côtes selon leur habitude, s’avançaient de plus en plus loin vers l’Est, sans que nul ne pût les arrêter. Un des marchands raconta, comme une chose incroyable, qu’il s’agissait d’hommes à tête de chien. Dimpna et Gerebernus connaissaient par leur nom chacun de ces monstres. Le salut était dans la fuite la plus prompte. Ils en dirent quelque chose à Eadmund, le conjurant de les laisser à leur destin, mais il ne le voulut pas. Moins que jamais. Ils décidèrent de gagner la côte par le plus court chemin, et de s’embarquer pour le continent dans un navire quelconque. Hélas, en passant à gué la rivière appelée Cam, en un lieu où il n’y avait pas encore de pont, le plus grand des chevaux tomba, et se fit mal. On réussit à le sortir de l’eau, mais ce fut pour constater qu’il s’était cassé une jambe au dessous du genou. Il fallut le sacrifier. Les hommes s’attachent fort aux chevaux qui les ont portés, surtout dans une telle extrémité. Ce fut presque comme s’ils avaient vu mourir Eadmund. Ils ne purent se résoudre à laisser la dépouille à l’un des vilains qui habitaient là, et lui construisirent un cairn. Par dessus le monticule de pierres, ils placèrent un trophée de bois de cerf, que le hasard leur avait fait découvrir là. Et dans son émotion, comme s’il s’était agi d’un humain compagnon, Dimpna répandit des fleurs sur la tombe et prononça quelques prières, sans que le moine Gerebernus ne songeât à s’en offusquer. Tout cela leur fit perdre un jour et une nuit, sans compter que, lorsqu’ils se remirent en route, ils allèrent plus lentement. Le chemin vers la mer traversait, à cette heure, une région de collines basses, auxquelles la tradition associe le nom de Gog et de Magog, selon qu’il est écrit dans le livre de l’Apocalypse : « Satan, relâché de sa prison, s’en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassemblera pour la guerre, aussi nombreux que le sable de la mer ». Gerebernus, tout en marchant, se remémorait ce passage de l’Ecriture, et la suite : « Mais un feu descendra du Ciel, et les dévorera. Alors, le Diable sera jeté dans un étang de soufre embrasé ». Et plus loin : « Je vis alors un ciel nouveau, une terre nouvelle, et je vis la Cité sainte, la nouvelle Jérusalem, qui descendait du Ciel. Elle s’était faite belle, comme une jeune mariée parée pour son époux ». Il regarda Dimpna devant lui, assise sur sa haquenée. Sous le soleil, ses cheveux lui faisaient un halo doré, et son profil était comme rehaussé d’un filet d’or. Il n’eut pas aussi honte de ses pensées qu’autrefois – à supposer qu’il ait pu en nourrir de semblables. Il lui parut plutôt qu’il était un homme, et qu’il avait à veiller sur un bien précieux. C’est à ce moment, que le premier des Chiens arriva. C’était l’un des Compagnons du roi Ket Mac Diarmuid, nommé Foill. Il portait son casque à tête de chien, et son aspect était terrible. Il les avait repérés, et chevauchait à présent vers eux de toute la vitesse de son coursier, suivi par quelques serviteurs qui portaient ses javelots. Tout autour, les collines étaient nues et pierreuses, larges et lisses comme des crânes. La fuite était impossible. Quand les cavaliers du roi furent à portée de voix, Gerebern se dressa, sans armes, et cria :
« Si c’est toi, Foill Mac Dá Loth
le Grand Chien de la Corneille,
viens vers moi, si la crainte ne t’étouffe
ou fuis, comme te le conseille la raison ».
Foill ne s’attendait pas à un tel langage de guerrier chez un moine, ancien conseiller de son roi. Mais quoique le quatrain ne fût pas très bon, il était défié, et ne pouvait que répondre. Il piqua des éperons, et envoya son cheval vers Gerebern qui, à dessein, s’était écarté de ses compagnons. Il lui lança un javelot, qui le manqua, puis un autre qui l’atteignit au mollet. Gerebern tomba. Foill ne devait pas le tuer, car il obéissait au roi. Il mit pied à terre, et voulut s’approcher. Il ne prit pas garde à l’assaut d’Eadmund, qui lui lança un bloc de granit et lui écrasa la tête. Les serviteurs s’enfuirent aussitôt. Dimpna pleurait, le front caché dans les mains, d’abord parce qu’elle croyait être prise, puis, à la mort de Foill, qu’elle n’aimait pas, parce que cette violence l’horrifiait. Elle eut cependant la force de courir vers Gerebern quand elle le vit blessé. Ils eurent beaucoup de chance, ce jour-là. Les Chiens du roi s’étaient séparés, pour mieux les trouver, et Foill était le seul qui fût allé si loin, si vite, et si haut dans le Nord. Les autres se trouvaient encore vers Luton, Aylesbury, Oxford. Et depuis qu’ils s’étaient divisés, ils devaient eux-mêmes faire attention aux sheriffs et yeomen des rois anglais et saxons. Gerebern perdait beaucoup de sang. Dimpna sacrifia son voile pour lui faire un pansement, et rien ne lui fut plus doux. On le mit sur un mulet, on avança aussi doucement qu’on put ; on fit ainsi, en quatre étapes, et sans être autrement inquiétés, les soixante-cinq milles qui séparent les Gog Magog Hills de Colchester.
C’était, à l’époque, un port, dont les bateaux pêchaient en mer du Nord le hareng et la merluche. Les plus gros faisaient aussi commerce de drap avec les Francs de Pépin et avec les Frisons de Radbod. Ces bateaux devaient être armés, à cause des pirates saxons et des hommes du Nord. Dès qu’ils furent rendus, Gerebern envoya Eadmund retenir un passage pour le continent. Pour se loger, ils ne trouvèrent qu’une auberge de pauvre apparence. Mais il y avait là une femme, qui avait reçu de Dieu le don de guérir les plaies. Elle s’occupa de Gerebern, et ses incantations, emplâtres et fumigations firent merveille. Le lendemain, il marchait presque comme avant sa blessure.
À l’aube du deuxième jour, leur repos fut troublé par une attaque. Les Chiens du roi s’étaient regroupés, les avaient suivis à la trace et convergeaient vers eux. Eadmund et Gerebern organisèrent la défense. Ils pensaient que cette aube serait celle de leur dernier jour, mais voulaient que quelque chose en reste dans la mémoire des hommes. Il y avait là, au mur, un arc et ses flèches. Gerebern s’en saisit, et Dieu guida sa main. Du premier coup, lui le moine qui, de sa vie, n’avait tenu que le calame, il transperça la gorge de Fergus Mac Magach. Alors, Angus Mac Magach, son frère, fut envahi de colère et voulut le venger. Il vit qu’en montant sur le toit, il pouvait accéder à un appentis et, de là, atteindre Gerebern par derrière. Il grimpa, suivi par Donn fils de Scathnacht, qui était gros. Eadmund les entendit. Ce jour-là, on eût dit Thor en personne, car il écrasa de son marteau le visage d’Angus Mac Magach, et Donn ne dut son salut qu’à une fuite rapide. Les Chiens se concertèrent. Certes, la défense était meilleure qu’ils ne l’auraient cru, puisque deux de leurs champions gisaient là, morts, sans compter Foill Mac Dà Loth qui était mort au gué de la Cam. Leur colère était telle qu’ils en oublièrent les ordres du roi : ils mirent le feu à l’auberge. Un grand vent d’Est se leva alors, et certes ce fut un miracle de Notre Seigneur : le feu embrasa la maison, de telle sorte qu’il n’en resta bientôt que ruines fumantes, mais il envoya les flammes en direction des incendiaires et leur interdit d’approcher. Pendant ce temps, les occupants de la maison eurent tout loisir de fuir. Gerebern, qui boitait, Eadmund portant Dimpna dans ses bras puissants, coururent alors vers le port et, sans attendre, mirent à la voile. Les Chiens purent les voir partir, mais leurs flèches furent vaines. Longtemps, leurs cris de rage accompagnèrent les fugitifs comme de longs aboiements. Le voilier, un navire bien charpenté, bien gréé, tenant bien la mer, s’appelait « Les Trois Grues ». Sur la proue, trois oiseaux sculptés dans le bois étendaient les ailes. Dimpna le fit remarquer à ses compagnons, ajoutant qu’Eadmund avait bien choisi : ils étaient, en effet, comme trois grues traversant la mer. Et Gerebern, pensif, l’approuva.
Où aller ? Gerebern s’en remit à Dieu. Mais quelque chose l’attirait vers le Sud-est. C’était comme un pèlerinage pour lui, comme un retour vers une terre natale, abandonnée depuis longtemps, et oubliée, méconnue, mais dont l’approche et le parfum parlaient toujours à son cœur. La mer était tempétueuse. Ils trouvèrent abri dans l’estuaire de l’Escaut, et le remontèrent. Ainsi passèrent-ils devant la grande ville de Saeftinghe, qui faisait commerce avec le Nord et le Sud, avec les Wendes et les Tchoudes dans l’Est lointain, comme avec les Suèves et les Goths d’Espagne. C’est cette même ville qui fut engloutie, plus tard, par la grande marée qui ouvrit, dans la côte de la mer du Nord, une longue blessure qui fut le Zwin. Mais, en ce temps-là, il n’y avait aucune cité plus prospère, dans toute l’Europe du Nord. On dit qu’elle passait la ville royale de Londres en taille et en richesse. Ils s’établirent un peu en amont de la ville, au cœur de ce qui devint le Pays Noyé : pensant qu’ils y seraient à l’abri, et que, si jamais ils ne l’étaient pas, les bruits de la ville les avertiraient à temps. Eadmund abattit de jeunes arbres, Gerebern et lui les assemblèrent, de façon que leur cabane pût dignement abriter la princesse. Et Dimpna recueillit les roseaux pour la couvrir. Ils vécurent là paisiblement, jusqu’à l’approche du printemps. Gerebern allait souvent à Saeftinghe et s’enquérait des nouvelles du monde. En quelques jours, il parlait aussi bien que les gens du pays, et de la même façon qu’eux. Ainsi sut-il que ce pays l’avait fait naître. C’était le cas, encore que sa maison natale se dressât plus loin dans l’intérieur, dans le pays des Taxandres, qui sont Francs de haute lignée. On dit à ce sujet que son nom, tel que la tradition nous l’a transmis, a été déformé : qu’il ne s’appelait pas vraiment Gerebern, mais Gernebeer : « celui qui volontiers se transforme en ours ». Le nom est beau : il se réfère aux croyances de l’ancienne loi des Germains, quand les guerriers, au cœur de la mêlée, étaient parfois possédés par l’esprit d’un dieu et devenaient aussi forts et féroces que des bêtes fauves. Mais ce nom convient mal à un moine qui, de plus, devint un saint canonisé. Nous lui conserverons donc le nom de Gerebern.
C’est au marché de Saeftinghe qu’il entendit parler d’une expédition venant d’Irlande : dix vaisseaux, disait-on, portant chacun cinquante guerriers cynocéphales, écumaient les côtes, de la baie de Somme à celle de l’Aa, et remontaient vers le Nord en emportant un immense butin. Il ne douta point : il fallait fuir à nouveau leur maison solide et accueillante, et les douces roselières, au moment même où le printemps ouvrait leurs fleurs aux iris jaunes, nénuphars et reines des prés. Ils avaient renvoyé dans l’île de Bretagne le navire qui les avait portés sur la mer, mais ils se procurèrent une barque à fond plat, parfaite pour naviguer sur rivières et sur étangs. Remontant le fleuve, dans l’espoir que nourrissait Gerebern d’atteindre le pays des Taxandres et d’y trouver des alliés, ils arrivèrent là où le fleuve se rétrécit : ce qui était un golfe marin devient une rivière ordinaire, fort navigable au demeurant. De nombreux marchands profitaient de ce chemin d’eau pour mener leur cargaison dans l’intérieur. Mais la légende dit qu’il y avait là un géant, interdisant le passage à ceux qui ne lui abandonnaient pas un compagnon, une compagne. On dit que c’était un ogre, de la taille d’un chêne des plus forts, et qu’il avait la vigueur de vingt taureaux sauvages. La légende dit vrai. Druon le Vieux – c’était le nom de l’ogre – arrêta les voyageurs et leur demanda, pour prix de leur passage, de lui laisser Dimpna. Il assura qu’il ne la mangerait pas, vu qu’elle était trop belle pour cela. D’ailleurs, il n’avait pas faim présentement, s’étant bien rassasié la veille grâce au passage de navires frisons. Il en ferait plutôt sa compagne, et son esclave, jusqu’à ce qu’elle donnât le jour à un beau petit géant de sa race. Gerebern et Eadmund se préparèrent à mener le combat de leur vie, plus que jamais désespéré. Mais il était dit que ce jour serait celui d’Eadmund. La force était en lui depuis toujours. La colère qui le submergea lui chauffa le corps, jusqu’à le faire ressembler à une braise rougeoyante, à une lame portée à blanc. Il courait si vite, que Druon ne le voyait pas, et Gerebern non plus n’arrivait pas à le suivre. Aussi le laissa-t-il faire, se tenant en réserve, de peur de lui faire tort sans l’avoir voulu. Eadmund combattait à la hache. Il grimpa sur l’épaule gauche du géant, visant le cou, et lui porta des coups terribles. Mais le géant, blessé, se secoua si fort qu’Eadmund fit une chute, qui retentit sous les halliers comme un bruit de tonnerre. Gerebern saisit l’occasion, pour décocher une flèche au géant. Il réussit à lui crever un œil. Druon hurla. Son hurlement répandit la terreur sur Saeftinghe et le pays d’alentour. Mais il y voyait encore assez bien de l’autre œil, pour saisir Gerebern par un pied. Il voulait le broyer, mais l’autre lui glissa des mains, et tomba dans l’Escaut. Ce répit donna à Eadmund le temps de se ressaisir et de se préparer à l’assaut. Sa hache atteignit le poignet de Druon, et le coinça contre un chêne, sectionnant l’artère. Le géant était vaincu, mais il eut le temps de prendre Eadmund dans son autre main et de lui écraser le torse, de manière que son cœur se rompit. Ainsi mourut Eadmund fils d’Offa, qui de son vivant fut charbonnier dans la forêt de Sherwood, et dont la mort fit un héros, et un patriarche. Car on dit que, dans ses derniers moments, le géant le nomma Brabo : dans son langage – sans doute une vieille langue celtique – ce nom voulait dire à peu près grand homme, héros fameux. Les gens s’en souviennent encore. Ils lui ajoutent le nom de Silvius, ce qui veut dire, en langue romaine, le Forestier. Certains disent même qu’Eadmund survécut, et qu’il fut la souche des princes de Brabant, mais cette histoire-ci n’en dit rien, et n’en sait pas davantage.
Gerebern termina le travail : il trancha le poignet du géant comme on fait d’un tronc d’arbre, plaça l’énorme main sur ses épaules et se rendit sur la jetée, où abordaient les navires. Arrivé là, il la lança aux poissons, en souvenir de l’exploit qui avait libéré le fleuve.
Après quoi, portant le deuil, Dimpna et lui poursuivirent seuls leur chemin. La remontée du fleuve les menait vers le Sud, et le courant devenait plus fort entre des berges plus étroites, mais toujours fleuries de toutes fleurs d’eau. Ils allaient lentement, dormant la nuit dans la barque même, sous la protection des saules et des aulnes. A l’embouchure du Rupel, Gerebern quitta l’Escaut, et remonta la rivière en direction de son pays. De la même façon, un peu plus à l’Est, il choisit de remonter la Nethe majeure. Il ne savait pas pourquoi il allait d’un côté, plutôt que de l’autre. Quelque chose le guidait, et nous savons que c’était la volonté de Notre Seigneur. Car tout ce qui arrive de bien sur terre est selon Son vouloir. Quelques actes mauvais, toutefois, viennent de l’Ennemi, qui sera vaincu à la fin des Temps.
Voyageant ainsi, seul avec Dimpna, il se fit que leur ancienne amitié s’approfondit et se transforma. Dimpna avait toujours vu en Gerebern un moine, vieux, maigre, et ratatiné de surcroît. Mais c’était la vie qu’il menait qui le rendait ainsi. Avec surprise, elle le vit se redresser, elle découvrit en lui une force et une adresse qu’elle ne soupçonnait pas. Elle vit que son visage était beau et, lorsqu’il quitta le capuchon monastique, qu’il avait de beaux cheveux blonds. Enfin, elle admira le courage qu’il montrait, et qui se superposait à la bonté. Il faut dire, que Gerebern avait commencé de rajeunir, dès que leur cheval avait été sacrifié sur les bords de la Cam, et qu’ils avaient planté des bois de cerf sur son cairn. Gerebern le comprenait, de mieux en mieux : toute leur aventure était un rite, qui se poursuivait. Les anciens sacrifiaient un cerf, peu après la fête d’Imbolc, qui rappelle la purification de Dana. Ils préparaient ainsi le retour du printemps, et la transformation du dieu aux ramures de cerf, qui règne sur le pays des morts, en un dieu jeune et resplendissant, qui répand sur la terre des hommes la verdure et la prospérité. De la même façon, le nom de leur bateau sur la mer rappelait la transformation en trois grues de Dana et de ses compagnons. Et la mort toute récente d’Eadmund – pensa-t-il, avec un chagrin renouvelé – n’était-elle pas semblable à celle du Taureau d’Oengus Mac Oc ? Il arrêta là ses réflexions, car elles l’auraient conduit à prédire l’avenir, ce qu’il ne voulait pas.
Sur les berges vertes et tendres de la Nethe, ils construisirent leur abri dans un lieu dont le nom rappelait le pays d’où ils venaient, l’île verte des Gaels. C’était une hutte bien plus petite que la maison de Saeftinghe. Aussi, n’avaient-ils plus avec eux la force et l’humeur joyeuse d’Eadmund pour la construire. Mais elle était belle et toujours fleurie, remplie à l’intérieur d’un foin qui sentait bon, et elle leur convenait à tous deux. Et c’est là, enfin, qu’elle se donna à lui. Elle dénoua ses cheveux, fit tomber sa tunique, et fut devant lui telle que Dieu l’avait faite, dans sa flamboyante nudité. Elle le baisa de ses lèvres et, un à un, le débarrassa de ses tourments, comme des couches de vêtements accumulés, dont il avait oublié le poids par habitude, ou par résignation. Puis elle ouvrit la porte de ses cuisses, et le prit en elle avec l’ardeur et la vaillance des femmes, et pour lui fut la douceur de ses mains, le parfum de ses cheveux, le fruit succulent de sa bouche. La nuit les enveloppa, et toujours durait le doux combat de ces deux qui, si longtemps, s’étaient cherchés, qui dès lors se trouvaient, et renaissaient ensemble. Dans l’esprit de Gerebern tournaient et repassaient les paroles de Salomon : « Que tu es belle, ma fiancée, que tu es belle ! Tes cheveux, comme un troupeau de chèvres sur les pentes de Galaad. Tes seins, deux faons jumeaux d’une gazelle, qui paissent parmi les lis… ». Et elle : « Que tu es beau, mon amour, que tu es délicieux. Notre lit n’est que verdure » – elle disait vrai, car ils étaient dans le foin. Et lui : « Comme le lis parmi les chardons, telle est ma bien-aimée entre les jeunes femmes ». Il y avait, en effet, quelques chardons. « Tu me fais perdre le sens, ma sœur, ma bien-aimée, tu me fais perdre le sens, par un seul de tes regards. Ton amour est délicieux, plus que le vin ! ». Et elle : « Son bras gauche est sous ma tête, et sa droite m’étreint… Et son étendard sur moi, c’est l’amour ».
L’aube pointait. Ils étaient encore endormis, amoureusement enlacés, quand trois vaisseaux accostèrent. Ce fut le roi Ket Mac Diarmuid en personne qui ouvrit la porte de la cabane, les vit et hurla sa colère. Gerebern avait appris à combattre. Il se dressa, arracha son glaive à l’un des Compagnons, défia le roi. Il était nu comme un guerrier des temps anciens. Il provoqua le roi en combat singulier. Il cria :
« Lève-toi, ô chien de combat de Dinn Rig
C’est le moment d’avoir du courage
Garde-toi, garde-toi de l’épée de Bodb
La honte rouge sur toi, si tu te dérobes ! »
Le roi frémit, car il ne s’attendait pas à cela, et que cet homme nu, vigoureux comme un jeune taureau, lui paraissait semblable à un dieu, à un champion invincible. Néanmoins, il accepta le combat : il ne pouvait se dérober devant ses hommes. Et certainement, ce jour-là, Gerebern, nimbé de sa force neuve et de son amour triomphant, aurait dominé le vieux guerrier de Dinn Rig. Mais le roi était traître, comme sont souvent les rois, parce qu’ils ne peuvent risquer leur pouvoir contre des hommes moindres. Tandis qu’il avait le dessous, l’un des siens abattit Gerebern d’une flèche dans le dos.
La suite du conte est encore plus triste, mais rien ne dit que les contes doivent être gais, ou avoir une fin heureuse. Le roi finit horriblement ce qu’il avait si mal commencé. Il oublia tous ses projets envers sa fille, parce qu’il l’avait vue dans les bras d’un autre, mais il n’oublia pas sa colère et la décapita de ses propres mains. On sait que la princesse, et Gerebern avant elle, acceptèrent leur destin sans rien regretter. Ils avaient reçu de la vie ce qu’elle pouvait leur donner de meilleur. On sait qu’un fou de la race des Taxandres, qui se trouvait là par hasard, retrouva la raison après avoir assisté au martyre de Dimpna. Ce fut le premier miracle, mais il y en eut beaucoup d’autres, et il s’en produit encore de nos jours. A Gheel, par dessus la tombe de celle qu’on appelle Sainte Dymphne, par dessus celle de Saint Géréberne dont on a fait son confesseur, une église se dresse aujourd’hui. De partout, les fous, les épileptiques, les possédés, déments et simples d’esprit se pressent en pèlerinage, et beaucoup, dit-on, reviennent chez eux guéris. Ceux qui ne le sont pas restent là, aux bords de la Grande Nethe, et sont hébergés par les habitants. Si vous le voulez, et qu’on vous laisse faire, vous passerez vous-mêmes neuf fois, neuf jours durant, sous les os de la Sainte, enclos dans un tombeau de pierre. Et dessus le maître-autel, vous verrez le grand retable de bois doré qui raconte cette histoire à sa façon.
Maintenant, que devint le roi ? Il fit ce qu’il avait juré de faire : il découpa la peau de son ancien conseiller, en fit du parchemin, puis un livre, à la gloire de son royaume et de sa dynastie. Mais ses crimes ne lui portèrent pas chance, car il dut affronter peu après son voisin, le roi de Connacht, qui le vainquit, le tua, et s’appropria son royaume. On dit que, par la suite des temps, le Livre Noir des Rois de Leinster fut gratté entièrement, car il contenait des hérésies et de sombres horreurs. On réécrivit sur ce palimpseste dûment bénit les Saintes Ecritures, et ce devint le Livre de Kells, aujourd’hui conservé dans la Librairie de Trinity College, à Dublin.
généralement par quelques mots en langue d’Irlande :
Is f e r r f e r a c h i n i u d.
Ce qui signifie : Un homme vaut mieux que sa naissance.