Blog de juillet 2020: Croquis du Prekmurje (Slovénie)

Trois souvenirs d’un voyage en SLOVÉNIE, en  2000

Le Prekmurje est « au-delà de la Mura », à la frontière hongroise

Le dernier potier de Filovci

Situé au nord-est du pays, entre la rivière Mura et la frontière hongroise, le Prekmurje connut sa grande époque à la fin du Néolithique, et à l’âge du Cuivre. Il y vivait alors une population dont nous ne connaissons ni le nom ni la langue, mais qui a laissé de très nombreux témoignages de son activité. Les archéologues parlent, pour l’âge du Cuivre, de la Civilisation des Champs d’Urnes. Il faut imaginer ce qu’ils ont pu en laisser, les gens de cette époque, en matière d’urnes ou plutôt de tessons, pour avoir mérité ce nom. Il semble qu’ils y mettaient les cendres de leurs morts. Plus tard, à l’âge du Bronze, à l’âge du Fer, les traces sont beaucoup plus rares, sans qu’on sache pourquoi. Mais on sait que, depuis la fin du Néolithique, les gens de Prekmurje ont fabriqué des pots avec l’argile des grèves de la Mura et avec celle qu’on trouve en abondance, de-ci de-là, dans toute la plaine. Ils ont fabriqué, ils ont inventé des formes, des modes décoratifs (on retrouve des dessins géométriques, de fines empreintes de cordes). Ils ont surtout inventé, dès cette haute époque, la céramique noire.

Ce n’est pas de la céramique peinte en noir, ni émaillée. Cette terre est noire entièrement, de la surface au centre, et c’est parce qu’elle a été cuite et recuite à la température qu’il faut, pendant assez longtemps, sans se briser. Elle est d’un noir profond, avec des reflets irisés, comme le frémissement d’une lumière qui serait restée accrochée à sa surface rugueuse, ou même prisonnière de ses profondeurs. Elle permet des formes très nobles, très allongées. Elle est essentielle : trop de décoration la gâte.

L’étonnant, l’extraordinaire, est que cette invention des premiers âges n’ait jamais cessé d’être pratiquée dans la région. À travers toutes les époques d’une histoire fertile en catastrophes (on peut citer les invasions belges, au IIIème siècle avant notre ère, puis les Romains, les Huns,  les Wisigoths et les Ostrogoths, les Avars, les Lombards, les Magyars et les Slaves – qui sont restés, les Germains du Saint Empire et les Turcs) il y a toujours eu des potiers aux berges de la Mura pour façonner l’argile et la brûler jusqu’au cœur.

De nos jours, on fait les choses en grand et en travers. Dans cette plaine préservée et fragile, on cherchait du pétrole. Heureusement, on n’a trouvé que de l’eau, minérale, et chaude à 75°. Aussitôt, on a construit là des thermes, qui ont le bon goût de ne pas être radioactifs comme en Hongrie (à Tapolca), mais sont quand même assez monstrueusement énormes avec leurs piscines extérieures et intérieures, froides, tièdes et chaudes, avec ou sans bulles, avec ou sans plongeoirs, couronnés d’une tour spirale de trente-cinq mètres de haut. On y attire l’attention du touriste sur l’existence, à quinze kilomètres de là, d’un village de potiers. Il faut imaginer d’y aller à bicyclette un jour de pluie. Vous avez le vent dans le dos, le terrain est plat, vous ne vous fatiguez pas trop, mais l’eau goutte de vos cheveux dans le cou, et celle que les roues ramassent vous mouille précisément le fondement. Vous décidez d’éviter soigneusement les flaques et d’ouvrir un parapluie, que la chance a placé là. En guidant d’une main, vous appuyez délicatement les baleines au sommet de votre tête et vous roulez, alors, avec la dignité d’une paysanne pannonienne. Les nids de cigognes, habités de deux ou trois oiseaux, défilent au-dessus de vous avec la régularité de poteaux télégraphiques. Vous vous rapprochez de la zone des collines (Goricko) et les vignobles grimpent, à votre gauche. Dans les villages, les vieilles fermes hongroises sont toujours là mais on en a un peu honte, on les cache derrière des maisons récentes qui témoignent d’une prospérité et d’un manque de goût croissants. Ces fermes sont longues et basses, car aux pièces d’habitation succèdent les étables et les greniers, et d’une partie à l’autre on ne communique que par un auvent qui fait toute la longueur, prolongeant la toiture, et soutenu par des colonnes de bois. Si le paysan est riche, sa ferme est en forme de L. S’il est très riche, elle est en forme de U, mais je n’ai vu cela qu’en Hongrie.

Voici Filovci, le village des potiers. J’en ai parcouru toutes les rues avant de voir un atelier, mais finalement il y en avait un. Fermé. Nouveau tour du village, la pluie s’étant providentiellement arrêtée. Les maisons sont en fleurs, des sarments de vigne laissent espérer de belles grappes en automne, les citrouilles gonflent à côté de leurs tiges fleuries. Mais de potiers, rien d’autre que celui-là. J’y retourne : des touristes hollandais s’étaient fait ouvrir, et j’en profite aussitôt. Dans la cour, il y a bien un four : un four en terre, tout noir, qui semble avoir deux mille ans. En tout cas, le modèle et la technique n’ont pas changé depuis cette date. Malheureusement, le potier est muet. Pas vraiment muet, il dit quelques mots en allemand en réponse aux questions des Hollandais qui s’enthousiasment pour le petit geste vrai, qui trouvent sans doute le potier plus néolithique que nature, mais ne se découragent pas. Leur admiration est sans borne : ils trouvent merveilleux tout ce qui est là, et achètent pêle-mêle une pièce de céramique noire et des objets tout à fait ordinaires, qui proviennent à coup sûr de la trgovina (boutique) d’à côté. « Et tout cela, c’est vous qui l’avez fait vous-même ?» demande la dame dans un allemand laborieux. « Ja », laisse échapper le potier. En fait, il a entassé sur son étal trois sortes d’objets : d’abord de la céramique industrielle (des bols à café blancs portant des inscriptions noires, très laids), ensuite ce qu’on ne peut pas appeler autrement que les résidus d’une production normale : des pots brisés en terre cuite brune, des pots à fleurs vaguement (mais très mal) émaillés… et puis quand même, tout à côté, même pas mises en valeur, quelques pièces de cette merveilleuse céramique noire, de grandes amphores au cou très fin, aux anses délicates, présentes là comme des cygnes noirs au milieu des poules et des canards de basse-cour. Beaucoup trop grandes pour être emportées. Je demande s’il n’a pas au moins une pièce plus petite, que je pourrais mettre dans la poche de ma veste. Il me montre ses horreurs. « Nein, Schwarze wollen Sie ? ». Il me montre la seule pièce qui lui reste. Elle est juste de la bonne dimension, mais elle est également ébréchée. Je décide de la prendre quand même. Après tout, c’est là qu’on voit qu’elle est noire dans la masse. Je demande le prix, en montrant la brisure. « Schenk… » Il veut me la donner en cadeau. J’insiste, évidemment, pour la payer. Je l’aurai à trois cents Tolarjev, soit un peu plus de soixante francs belges.

Je me demande si cet homme était vraiment le potier, ou seulement, en son absence, un de ses aides un peu demeuré. Mais alors, le patron aurait au moins aménagé autrement son étal. Si c’est lui le potier, je le considère comme capable tout au plus de faire les objets ratés qu’il expose. Mais alors, d’où proviennent les grandes amphores ? Sont-elles mises là en dépôt par un collègue plus doué (il en existe, dit-on, à Tesanovci) ? Ou alors, pourquoi ne pas imaginer que cet homme, incapable de parler de ce qu’il fait, inconscient de la valeur des choses, incapable d’imaginer que sa céramique noire vaille plus que ce que l’on vend si cher dans les magasins modernes, incapable d’imaginer d’autres techniques que celle qu’on lui a apprise dans son enfance, soit quand même, lorsqu’il touche la terre comme il sait le faire, lorsqu’il la cuit dans son vieux four à charbon de bois comme faisait son père et les pères de ses pères, capable de faire ces vraies merveilles venues tout droit des temps néolithiques ?

Le moulin de Babic

Quand on approche de la Mura, on croit voir une succession de catastrophes. Elles sont annoncées par des panneaux : « Inundacija Doklezovje », « Inundacija Stara Mura », « Inundacija Verzej »… Ce sont bien des inondations, mais elles sont anciennes, assagies, civilisées. Ce sont les traces laissées par les vieilles colères de cette rivière qui court toujours furieusement dans son lit principal et qu’il n’est pas question de domestiquer. De part et d’autre, il y a donc une large zone de marais où des arbres vigoureux ont poussé, où les oiseaux limicoles sont nombreux. Jusqu’en 1928, il n’existait d’ailleurs aucun pont pour passer la Mura. Les difficultés techniques n’étaient pas seules en cause. De tout temps, cette frontière naturelle et linguistique (les paysans, au nord, possèdent dans leur langue le son ü qui manque à ceux du sud) a été une frontière militaire. D’un côté, vers le Prekmurje, il y avait les Hongrois. De l’autre, il y avait la Styrie, dépendance slave du Saint Empire. Les Germains s’arc-boutaient sur la rivière. L’Empereur avait chargé, à perpétuité, les habitants de Verzej de veiller au passage de la rivière, en l’autorisant à certains marchands dûment taxés (il y avait un bac), et de l’interdire aux hommes d’armes de toute sorte. Pour les renforcer, il avait fait appel aux Uskok, un clan serbe à la réputation redoutable. Mais à cette époque (XVIème siècle) on ne craignait plus les Hongrois. On craignait les Turcs, qui faisaient des incursions répétées à travers les plaines de Prekmurje et y cherchaient des voies d’invasion. De leur côté, les Hongrois avaient une autre technique, celle du glacis, ou de la terre brûlée. Chaque fois que la situation militaire l’exigeait, le Prekmurje devenait une terre déserte, livrée aux cavaliers du Roi. Cela ne facilitait pas la vie des habitants.

Pourtant, certains s’accrochaient. Ils trouvaient là où se cacher, sans doute dans les marais, où il y avait toujours de quoi manger parmi les moustiques ravageurs. Il y avait aussi des traditions à défendre. J’ai parlé de la poterie noire. Je parlerai des moulins de la Mura. D’après les gens d’ici, cette invention remonte aussi loin dans le temps que la première, c’est-à-dire à la Préhistoire, disons à l’âge du Fer ou du Bronze. J’ai du mal à le croire. Chez nous, les premiers moulins apparaissent à l’époque des Croisades, et à peu près en même temps qu’ils soient à vent ou à eau. Le Prekmurje a droit à son avance technique, mais si longue… Quoi qu’il en soit, on voit bien qu’il ne pouvait être question ici de moulins à vent. Un moulin à vent se dresse sur une hauteur, exposé aux regards de tous les traîneurs de sabre en quête de ravitaillement. Ils ne font pas long feu. Les moulins à eau, c’est autre chose. On les cache dans un repli de terrain, on les protège par des marécages, par des bosquets de saules ou d’aulnes. L’eau ne manque pas dans la plaine de Prekmurje. Mais du nord au sud et d’est en ouest, ce ne sont que des ruisseaux d’eau stagnante croupissant entre les maïs. Nulle part de quoi faire tourner une roue à aubes. Nulle part, sauf évidemment sur la Mura. Mais là, le problème est différent.

La Mura est une rivière alpestre, qui descend de Styrie avec tant de vigueur que la plaine qu’elle a créée de ses alluvions n’arrive pas à la ralentir. Elle fait bien trente mètres de large, trente mètres d’eau glacée, glauque et tourbillonnante, soumise à des débordements terribles lors de la fonte des neiges. Toute structure fixe, accrochée à ses bords, doit être impitoyablement emportée, un jour ou l’autre.

L’idée géniale, unique, a été d’inventer une structure flottante, qui s’adapte à la hauteur des eaux. La roue à aubes, robuste et large, est fixée entre deux barques longues et effilées, faites pour fendre le courant. Des câbles solides et nombreux relient l’ensemble à la rive. Une poutre l’empêche d’être rabattu vers le bord. Et la roue tourne, avec la rapidité d’une turbine, tandis que la structure tout entière tremble et résiste à des tensions dans tous les sens, qu’on imagine terribles. Il faut encore que ce mouvement de la roue soit transmis aux meules, qui se trouvent sur la terre ferme. C’est tout un jeu de roues dentées qui change quatre fois de 45 degrés l’axe du mouvement pour faire que sur la rive, à l’abri d’une cabane en sapin, dans la poussière blanche et grise et l’odeur suffocante et amère du grain et du son, on meule. Car on moud encore. Et si le moulin de Babic, le dernier moulin flottant de la Mura, est indiqué sur les cartes touristiques et attire du monde, il n’y a pas à cet endroit la moindre auberge, la moindre échoppe. Ce qu’on peut acheter, c’est de la farine, rien d’autre. De la farine semblable à toute autre, sinon d’avoir été broyée par le flot furieux de la rivière indomptée grâce à une machine inventée il y a très, très longtemps, par des gens qui y jouaient leur vie, à l’abri tant bien que mal d’un triple réseau d’inondations. Aujourd’hui, les touristes locaux s’installent pour une demi-journée sur le bord de la rivière, à côté du moulin, comme ailleurs au bord du Danube ou de la Drave. Ils font griller leurs brochettes de porc, fiers de montrer par là qu’ils ont bien résisté aux Turcs, et de rappeler que le roi des Uskok, avant de régner sur la Yougoslavie, était un éleveur de cochons.

Le restaurateur de fresques

La petite rivière Lendava prend sa source dans les monts de Styrie, se fraie péniblement un chemin à travers les ondulations du Goricko, puis traverse paresseusement la plaine. Elle rejoint la Mura près de la frontière croate. Elle a donné son nom à deux fiefs médiévaux : la Haute Lendava, sous la domination des Szechy, et la Basse Lendava qui dépendait de la famille Haholt, appelée plus tard Bánffy. Des rivaux, sans doute. Les premiers tenaient dans les collines du nord, parmi les vignes, le château qui a donné son nom au village de Grad. Mais ils s’étaient aussi fait construire la résidence de Belmura (Mura-le-Blanc), dont les jardins forment actuellement le parc municipal de Murska Sobota et dans la cour duquel a lieu, tous les ans, la Nuit Tsigane (Ciganska Noc). Quant aux Haholt, ils possédaient Lendava, dont le burg domine d’un brusque ressaut la petite ville endormie où l’on honore comme en Hongrie les noms de Lajos Kossuth et de Szechenyi. Mais pour bien montrer leur présence dans la plaine, ils avaient aussi le château de Beltinci, à dix kilomètres à peine de Belmura. Rivaux donc, mais c’étaient aussi des alliés, vassaux du même roi de Hongrie et, surtout, forcés de faire cause commune contre les Turcs. Les uns et les autres, à des périodes différentes, avaient reçu de leur souverain le titre et la fonction de Bán (c’est-à-dire de vice-roi) de Croatie. C’est à cette occasion que les Haholt ont pris l’habitude de se faire appeler Bánffy (fils de Bán), nom qui leur est resté.

Il fut un temps où ces seigneurs crurent leur puissance assez bien établie pour que le Prekmurje cessât d’être un glacis et soit mis en valeur. La terre est riche. Les voies commerciales passent par là, pour autant que la sécurité soit assurée. Des marchés s’ouvrirent, qui bientôt devinrent des bourgs et s’entourèrent de murailles. On était à la fin du XIIIème siècle, au tout début du XIVème, quand le seigneur Haholt-Bánffy s’avisa que ses églises faisaient piètre figure en comparaison de ce qu’il avait vu ailleurs. Il choisit, pour l’orner, une église de pèlerinage dédiée à Sainte-Marie-dans-la-Grotte, tout près de son château de Beltinci. Le village tout autour s’appelait « Csurnuch». Il n’en reste rien, les Turcs l’ayant rasé deux siècles plus tard. Mais l’église est toujours là, bizarrement située tout à l’extrémité d’un autre village qui avait déjà son église mais qui, en s’étendant, et en escomptant sans doute de bonnes retombées du pèlerinage, en a fait son principal lieu de culte. On y vient du sud, soit de Beltinci, ou du nord, par Dobrovnik ou Filovci.

J’étais tombé d’abord sur l’église originelle, ravalée au rang de chapelle, et l’avais trouvée fermée. Je m’étais consolé en fréquentant un établissement que je recommande, parce que c’est là, à Turnisce, que j’ai le mieux mangé en Slovénie, à l’enseigne du Scorpion. C’est là qu’on m’a renseigné. C’est que les gens de Turnisce, petit village comme il y en a cent au Prekmurje, n’ont pas eu assez de deux églises : il leur en a fallu trois. Encore, les deux dernières sont-elles côte à côte, la plus récente resplendissante de marbre et d’ors baroques, et construite, s’il vous plaît, par un architecte de la capitale (Vienne). L’autre, celle du comte Haholt, est vide comme un hall de gare,  et le regard qui y pénètre n’y voit rien, tout d’abord. Il faut s’habituer, voir enfin qu’il y a autre chose sur ces murs blancs que du blanc, et que, sur cet échafaudage mobile monté sur rails, il y a un homme qui travaille.

Il descend, salue timidement. Il est de Maribor. Il parle bien l’allemand, un peu l’anglais. Il est là seul, huit heures par jour, et restaure les fresques. Où a-t-il appris son métier ? Je suis atterré, car il l’a appris, dit-il, sur le terrain, et tout seul. Il ajoute qu’il fait cela depuis vingt ans. Je m’étonne. « Yes, I’m an old man now ». On lui donne trente-cinq ans tout au plus. Modestement, il ajoute qu’il a travaillé avec des maîtres et que, maintenant qu’il est vieux, il va à l’école. Non, surtout non, il ne repeint pas les fresques. Son travail consiste seulement à nettoyer, et à fixer les couleurs. J’y reviens deux jours plus tard avec David. Il est heureux de nous revoir, et nous montre le précieux livre que des érudits ont écrit sur l’église et ses fresques. Pour nous, il va demander un exemplaire au « pope », c’est le mot qu’il utilise, et se découvre respectueusement bien avant de franchir la porte de son bureau. Le « pope » : un grand bonhomme joufflu, sûr de lui, cordial, en chemise et jeans. L’air d’un contremaître dans une entreprise de construction. Nous repartons avec le livre. Le restaurateur remonte sur son échafaudage et, tout en admirant les fresques, je le vois travailler à la deuxième rangée de personnages du chœur, au-dessus des apôtres. Il regarde intensément. Là, il pose son pinceau couvert d’une substance incolore. Cela fait une petite tache de mouillé. Puis un peu plus loin, et encore un peu plus loin…

L’œil a bien eu le temps de s’habituer maintenant. C’est le chœur qui frappe d’abord, les couleurs y sont plus vives qu’ailleurs. Sur le plafond, entre les ogives, les quatre évangélistes entourent un Christ en gloire. Sur les murs de l’abside, une série d’apôtres très vivants, très expressifs, caractéristiques d’un style gothique tardif que d’autres parties peintes ne possèdent pas. Il y a bien eu deux auteurs différents, deux époques, deux styles. Les responsables sont toujours les comtes Haholt-Bánffy. Au début du XIVème siècle, ils ont fait appel à un peintre de grand talent, qui a couvert les murs d’un enduit assez primitif et a peint sans appliquer la technique de la fresque véritable. Sa peinture a été partiellement recouverte par la suite, et elle s’est relativement mal conservée. Mais il avait une conception théologique ferme et structurée. Ce qu’il a peint, c’est la Jérusalem céleste et les moyens d’y arriver : les grands moments de la Rédemption, le martyre des Saints (en particuler Saint Laurent), le Jugement Dernier. Puis, à la fin du même siècle, un autre seigneur Haholt a voulu agrandir  et rénover l’édifice. Il l’a rendu gothique, quand il était roman, et a fait appel à un peintre dont cette fois le nom est connu : Aquila de Radgona, au début de sa carrière mais déjà apprécié, déjà maître d’un atelier comptant plusieurs disciples. Le style est différent. Toutes proportions gardées, c’est Giotto après Cimabue. Aquila, lui, a vraiment travaillé a fresco sur un enduit de qualité. Mais, heureusement, s’il a sans doute recouvert une partie de l’œuvre de son prédécesseur,  il a cherché tant que possible à l’intégrer à la sienne. L’intention chrétienne est bien là mais elle semble, comme le voulait d’ailleurs l’époque, plus anecdotique. C’est à cela qu’on doit de merveilleuses scènes de batailles, malheureusement fort loin des yeux : elles sont faites pour glorifier le seigneur, Ladislas Bánffy, en illustrant l’histoire de son saint patron le roi de Hongrie Ladislas, et ses victoires sur les Coumanes. Une dévotion particulière du peintre pour la Vierge, adaptée bien sûr à la nature du lieu, nous vaut de très jolies scènes de la Nativité, notamment une Sainte-Anne avec les trois générations. Et comme il fallait indiquer qui était le seigneur du lieu, Aquila a peint deux fois les armes des Bánffy : une tête de taureau, d’or, sur champ d’azur.

La carrière d’Aquila s’est poursuivie ailleurs, en Slovénie,  en Hongrie, en Autriche. Un temps est venu où le comte Szechy a eu, à son tour, besoin de lui. Il existe, sur la route de Murska Sobota à Moravske Toplice, dans le village de Martjanci, une charmante église paroissiale gothique, admirablement rurale, sans décoration extérieure, mais de proportions parfaites. Elle est maintenant comme elle était au XIIIème siècle, en tout cas on peut le supposer, pieusement recouverte d’un enduit de chaux blanche et prête à recevoir un nid de cigognes sur son clocher pointu. L’intérieur, à part quelques ornements, n’a pas changé non plus. L’accès au jubé et à la tour, rustiquement ogival, évoque par sa blancheur et l’harmonie de ses masses les maisons égéennes. Quelques fresques, sur les murs de la nef, sont d’abord peu visibles. Là devant, le chœur éclate de couleurs. Elles sont mieux conservées qu’à Turnisce, mais c’est bien la main du même Aquila, qui, après avoir aligné les Saints, couronné le tout des inévitables Evangélistes, de chérubins et de séraphins, content et fier, a signé son œuvre pour les générations futures. On lit : « … Johannis Aquilae de Radkersburch » à droite, à mi-hauteur. Et tout à droite, en bas, dans la belle écriture cursive que pouvaient avoir les humanistes, on peut lire aussi : « Hic fuit Petro Sand ( ?) captivus S.M. anno 1519 ». (S.M. : Suae Majestatis ?).

Je disais que les fresques de la nef étaient peu visibles. Elles valent pourtant la peine. A gauche, c’est une série de scènes de l’Evangile depuis l’Annonciation jusqu’au baptême du Christ. Et la deuxième scène en partant de la gauche est la seule, l’unique représentation  que je connaisse de la Vierge enceinte, avec son ventre de sept mois.