Blog de février 2023 Autrefois les fourmis

Autrefois, les fourmis étaient intelligentes

Autrefois, les fourmis étaient intelligentes. Nul ne pouvait le savoir, sauf elles-mêmes. Elles étaient entourées de vers et d’insectes qui, même s’ils étaient cousins, dans la grande histoire de l’évolution,  n’étaient rien d’autre que des programmes instinctuels perfectionnés, de pures sentiences animales, sans âme.

Quelques milliers d’années avant ce qu’elles appelèrent « la Grande Couvade », elles étaient comme eux. Elles auraient pu poursuivre, comme eux, une existence machinale, en se nourrissant des végétaux décomposés que transformaient les hautes chaleurs humides du Jurassique, en se construisant déjà des habitats dans la terre meuble, en creusant déjà des galeries pour y pondre leurs œufs. Ces fourmis primitives ne vivaient pas en grandes colonies, comme celles d’aujourd’hui. Une centaine d’insectes, c’était beaucoup, c’était trop : elles se battaient entre elles et se séparaient, chaque groupe suivant sa « reine », la femelle dominante.

Comme les mâles, les femelles se laissaient pousser des ailes en saison. Il y avait, au printemps, un grand vol nuptial, une copulation massive. Fatigués, les uns comme les autres retombaient sur le sol, et bientôt perdaient leurs ailes, devenues inutiles. Il était évident pourtant que les mâles étaient plus fragiles. Ils étaient nombreux à ne pas se relever, une fois les ailes perdues. Même ceux qui survivaient connaissaient rarement plus de trois printemps. La plupart reprenaient leur vie monotone à côté des femelles, et partageaient leurs travaux. Ils veillaient, comme elles, sur les œufs.

Au début du Jurassique se produisirent plusieurs couvaisons extraordinaires. Chacune d’elles apporta des changements surprenants. L’une permit désormais aux fourmis de se construire des nids en feuilles, et cette capacité se transmit aux générations suivantes ; une autre, de cultiver des champignons dans les reliefs de leurs repas, devenus un terreau naturel.  Quelque chose, manifestement, poussait l’espèce à se transformer, à progresser. En même temps, elles se multipliaient et augmentaient leurs domaines, elles se répandaient, sans quitter encore les terres fertiles d’Afrique du Nord et de ce qui devint, plus tard, le Sahara.

Le grand changement survint quand une nouvelle génération de fourmis se mit à attaquer le couvain d’autres colonies, et à élever comme esclaves les individus nés des larves pillées. Elles élevèrent aussi d’autres insectes, comme les pucerons, pour leur miellat. Certaines espèces développèrent des capacités agricoles, en cultivant les graines dont elles avaient besoin pour se nourrir ; d’autres encore devinrent guerrières, et se lancèrent en razzias furieuses et meurtrières, massacrant tout autant leurs congénères que d’autres créatures vivantes. Elles se différencièrent donc par leurs mœurs et, peu à peu, par leur aspect. Mais toutes ces espèces nouvelles de fourmis se référaient au même événement fondateur : la Grande Couvade.

Les fourmis ne parlent pas, pensons-nous. Nous savons cependant qu’elles communiquent entre elles par le moyen de phéromones et d’autres secrétions chimiques. Une communication n’est pas un langage, c’est entendu. Rien n’empêche cependant qu’elle le devienne. À l’époque fort reculée dont nous parlons, c’est ce qui arriva. Les fourmis inventèrent un code, qui leur permettait de se transmettre des éléments de phrases (sujet, verbe, complément), en associant des notions signifiées chimiquement avec des comportements, eux-mêmes codifiés. Pensons à ce qu’on dit des quipus péruviens : ce sont des cordelettes porteuses de nœuds de différents calibres, attachées à une corde mère. On a déchiffré le code numérique qui servait aux Incas pour la comptabilité complexe de l’immense empire. Mais on soupçonne qu’il y a plus. Les cordelettes sont de couleurs différentes, et ce n’est pas arbitraire. On a calculé que le nombre de combinaisons différentes dépassait largement ce qui était nécessaire pour la constitution d’une écriture syllabique. C’est selon un principe semblable que les fourmis d’autrefois se « parlaient » : leurs messages chimiques étaient colorés par les signes de leur corps, d’une part, et par les émissions de phéromones, d’autre part.

À cette époque reculée, la vie des fourmis durait en moyenne trois ans, pour les mâles, et cinq ans pour les femelles. La durée d’une génération était d’environ deux ans, ce qui fait cinquante par siècle. On ignore combien de temps il leur fallut pour qu’une technique de communication devînt un langage. Sans doute quelques milliers de générations. Au début, ce n’était qu’un rudiment. L’étape majeure fut l’invention de la négation. Une autre fut, sans doute aussi, celle du zéro. Entretemps, s’élaboraient leurs mythes, transmis et développés d’une génération à l’autre. Le premier d’entre eux fut évidemment celui de la Grande Couvade, qui était leur mythe d’origine à toutes.

De quoi s’agissait-il ? Pour le savoir, il faudrait disposer d’un cerveau de fourmi, ou entrer dans leur monde avec les mêmes moyens intellectuels. Le lecteur aura déjà compris que ces moyens avaient cru considérablement, jusqu’à permettre une véritable intelligence. Pour autant, cette intelligence n’était pas, comme la nôtre, liée au développement des zones préfrontales d’un cerveau que les fourmis, de toute évidence, ne possédaient pas. C’était une intelligence collective, à laquelle participaient toutes les unités nerveuses de chaque fourmi, interconnectées entre elles. La Grande Couvade était, sans nul doute, le moment où s’était instaurée cette interconnexion. Chaque fourmi en possédait une certaine conscience, liée à l’expérience qu’elle en faisait tous les jours. Et cette conscience véhiculait avec elle un certain nombre de notions qui s’imposaient à chaque fourmi individuelle, avec d’autant plus de force qu’aucune d’elles n’était capable de les contester. Rien ne leur permettait de remonter au-delà de la Grande Couvade car, dans leur conscience collective, aucune donnée ne s’y rapportait. Il s’y trouvait par contre la notion d’une différence entre elles et les autres insectes, arthropodes, vers ou autres animaux. Il s’y trouvait aussi celle d’une volonté cosmique extérieure à elles, sous la forme d’un miel extraordinaire qui, introduit dans le nid, avait nourri le couvain ancestral.

D’où l’idée – si l’on peut parler ainsi – d’un Puceron divin, producteur de miel, et bienveillant à l’égard des fourmis. Il est étrange, à première vue, que le Dieu des fourmis soit un Puceron, alors qu’elles colonisent et exploitent les autres pucerons. Mais il ne faut pas le voir sous cet angle. Voyons plutôt dans l’activité des fourmis une sorte de liturgie : le miellat qu’elles prélèvent sur les pucerons terrestres était pour elles  la reproduction miraculeuse du Miel divin qui leur avait donné naissance. Les pucerons eux-mêmes étaient la figure et l’image – dirons-nous symbolique ? – de leur Dieu.

La société des fourmis intelligentes se développa vite et bien. Elles conquirent finalement la totalité de la surface du globe, en exceptant, bien sûr, les banquises et les mers. Pourtant, elles s’accrochaient les unes aux autres pour passer, ensemble, des rivières ou même de larges fleuves. Elles flottaient parfois sur des troncs d’arbre morts ou sur des radeaux de feuillages, et pouvaient traverser un détroit. Elles s’agrippaient même au plumage des oiseaux migrateurs, et réussissaient à fonder de nouvelles colonies dans les îles les plus lointaines. Elles pénétraient les grottes profondes, et y construisaient de véritables cités souterraines. Mais cela se serait passé de la même façon si elles n’avaient pas été intelligentes. Les progrès les plus importants furent les changements sociaux. Par exemple, les colonies grandirent en taille jusqu’à faire d’immenses villes, reliées entre elles, gouvernées par un conseil de reines apparentées, et formant des dynasties. Il y eut peu d’essais démocratiques, si même il y en eut. Les mâles, peu à peu, perdirent le peu d’influence et de pouvoir qui leur restait. Leur durée de vie s’amoindrit. Celle des femelles se différencia : il apparut des castes variées, qui divergèrent par leur fonction sociale, par leur taille, et surtout par leur longévité.

Cette espèce n’eut jamais d’écriture, parce qu’elle n’en avait pas besoin. L’interconnexion de leurs facultés mentales suffisait. Pourtant, vers la fin du Jurassique, il apparut quelques tentatives simplistes de rédiger et de laisser des messages à destination d’autres espèces de fourmis, dont la divergence biologique avait rompu les liens psychiques. Ces tentatives consistaient en des sortes de graffitis, laissés sur      des écorces ou, parfois, sur de grandes feuilles solides et résistantes à la corrosion, à la pourriture. Ils étaient imprégnés des habituelles phéromones, qui, à vrai dire, ne servaient plus à grand-chose. Mais ces tentatives restèrent limitées. Il est beaucoup plus difficile, par contre, de savoir si les fourmis intelligentes eurent une forme quelconque de création artistique. Il y eut probablement des sortes de danses collectives, ainsi que des cantilènes que notre ouïe entendrait mal, qui nous paraîtraient grinçantes, mais que sommes-nous pour en juger ?

Au sommet de leur construction civilisationnelle, soit vers la toute fin du Jurassique, la société des fourmis avait atteint une sorte de perfection. Perfection dans l’organisation, perfection dans l’harmonie : chacune et chacun savaient ce qu’elles[1] avaient à faire et le faisaient sans discuter. La solidarité était presque parfaite, la survie de chaque individu dépendant entièrement de celle du clan. La spécialisation des rôles allait de pair avec celle des tâches, et l’aspect physique s’y adaptait. La domination des reines était acceptée par toutes et par tous.

Ce fut, pourtant, du fait de la prédominance des femelles sur les mâles que vinrent les premières fractures. Cela se passa lors d’un  refroidissement relatif du climat, au début du Crétacé supérieur, à l’âge que nous avons appelé Turonien. Les mâles en souffrirent beaucoup. Ils finirent par ne plus être capables de survivre à leur premier vol nuptial. D’abord, ils essayèrent de se révolter. Mais ils manquaient de force et de résistance. Ils furent vaincus. Un grand nombre fut massacré sans pitié, ce qui aggrava encore la frustration des femelles, qui ne trouvaient pas de partenaire et, de ce fait, ne furent plus fécondées. Elles finirent par ne plus en être capables. Le rôle des reines n’en fut que plus grand, et leur pouvoir s’en accrut. Cependant, cette évolution ne dura pas moins de quelques milliers d’années, et ne se passa pas sans troubles.

Ne parlons plus des mâles : ils étaient, de fait, devenus des esclaves. Il y avait deux classes sociales : la populace, constituée des femelles ordinaires, et l’aristocratie des « reines » détentrices du pouvoir, et principales reproductrices. En ce temps-là, les femelles populaires pouvaient encore se reproduire, mais il devenait rare qu’elles se trouvent un mâle. Ceux-ci étaient monopolisés de plus en plus par les reines, qui en possédaient un plein harem. Comme de juste, la populace se révolta, à plusieurs reprises, avec des résultats différents d’un cas à l’autre. À première vue, il est étonnant qu’elle n’ait pas remporté la victoire définitive : elle avait le nombre, et de loin. En réalité, les victoires populaires furent rares, localisées, et ne purent se maintenir longtemps. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, la légitimité du pouvoir appartenait aux reines, ce qui leur valait le soutien d’une partie de la populace. Ensuite, l’habitude de commander et les capacités stratégiques, que les reines avaient eu le temps d’acquérir et de se transmettre. Enfin, il y eut ceci : lors même que la populace avait triomphé, il se créait parmi elle une classe dirigeante qui devenait héréditaire. On vit alors les membres de cette classe se transformer en reines, c’est-à-dire augmenter de taille, vivre plus longtemps, acquérir un harem de mâles et, surtout, justifier leur position par des références à la religion du Puceron, et à la philosophie du Bien Commun.

Ce fut une période de guerres féroces. Aux guerres intestines se mêlaient les expéditions extérieures, destinées à obtenir les ressources des colonies voisines et à les exploiter. Il se disait, et c’est un fait exact, que la possession de ressources illimitées pouvait calmer la populace, et lui faire accepter la domination des reines. De grandes cités prétendaient à l’empire universel, et se détruisirent l’une l’autre : les survivantes se réfugiaient souvent dans les grottes, en petits groupes, atterrées, contraintes de reprendre la vie primitive de leurs ancêtres.

Un jour, les guerres prirent fin ou, tout au moins, elles s’atténuèrent. Ce fut la conscience des risques qui poussa les reines, et les quelques « républiques », à instaurer le Conseil Général des Fourmis du Monde. Au sein d’une région, elles pouvaient envoyer dans un endroit choisi des négociatrices. Au-delà d’une certaine distance, c’était impossible. Ce fut une innovation dans le domaine des techniques d’interconnexion qui permit d’annuler la distance. Il existait, on le sait, une communication neurologique entre fourmis d’une même colonie, et même d’une seule espèce. Elle reposait sur un codage des informations qui n’était pas compris par les espèces éloignées. La tradition n’a pas retenu le nom de la fourmi géniale qui inventa le Code universel. D’ailleurs, les fourmis ont-elle seulement un nom ? Logiquement, cela ne dut pas être l’invention d’une seule, mais peut-être d’un collectif qui, après en avoir contacté d’autres et constaté certaines redondances, mit l’accent sur celles-ci, y ajouta des copules arbitraires, mais simples, pour signifier les principales relations logiques, et, par essais et erreurs, finit par élaborer un code élémentaire qui ne demandait qu’à se développer grâce aux apports des autres. En somme, une sorte d’espéranto myrmécologique, qui se répandit. Un problème demeurait : celui de la distance, car la connexion ne s’établissait qu’entre deux colonies voisines. On mit donc sur pied un système de relais très efficace. Comme il n’existait pas sur terre de zones dépourvues de colonies, ce système permettait d’atteindre des régions très lointaines. Rappelons d’ailleurs qu’à cette époque, les continents étaient beaucoup moins isolés les uns des autres qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Les connaissances grandissaient aussi dans le domaine scientifique, essentiellement dans celui de la biochimie. Depuis toujours, même avant la Grande Couvade, les fourmis savaient bien des choses sur les plantes, sur la décomposition des végétaux, sur les relations entre les arbres et les champignons. Elles maîtrisaient, sans les comprendre, des processus biologiques complexes qui se produisaient dans leur propre organisme. Il leur restait à doubler ces connaissances empiriques d’une théorie expérimentale et logique. C’est ce qui fut fait. L’idée vint alors à certaines colonies de maîtriser la reproduction. Avec l’idée vint bientôt la possibilité de la réaliser. Cela entraînait évidemment un certain scepticisme religieux, et l’éloignement par rapport aux mythes fondateurs. Un jour, il fut question de recréer le Miel cosmique, sans avoir besoin du Puceron. La recherche donna des résultats qui ne furent pas exactement ceux espérés. Ce fut comme pour Alice, qui apprit au Pays des Merveilles comment grandir ou rapetisser au choix (à condition de ne pas se tromper). Dans les laboratoires qui étaient les leurs, qui ne ressemblaient pas aux nôtres mais, plutôt, à de longues galeries obscures dont les bifurcations conduisaient à des chambres de cultures, les fourmis apprirent comment exalter l’abondance des pontes, ou, à l’inverse, comment l’inhiber, la rendre impossible de façon transitoire, ou même définitive.

La période de paix relative, qui s’établit après l’instauration du Code universel et du Conseil Général, fut celle où l’enthousiasme fut le plus grand, où la confiance fut absolue dans l’avenir du genre myrmex, grâce à des capacités inégalées, capables de résoudre tous les problèmes. Ce que la plupart des fourmis populacières ne virent pas n’avait pas échappé aux reines : elles mirent la patte et les antennes sur les laboratoires. Dans un premier temps, elles s’occupèrent d’elles-mêmes. Elles augmentèrent leur propre durée de vie, qui atteignit le record de  vingt-huit ans, et limitèrent à deux ans celle des populacières. Elles augmentèrent aussi la durée de leur période féconde. Bientôt, elles surent comment donner naissance, à volonté, soit à des reines comme elles, soient à des « ouvrières » infécondes (le mot date de ce temps), soit à des mâles. En bonnes fourmis, en bonnes reines, elles contrôlèrent avec précision le résultat de leur ponte. Bientôt, les seules fourmis capables de pondre furent les reines.

Les ouvrières ignoraient ce qui leur manquait, mais elles n’avaient pas perdu le sentiment d’être injustement exploitées, et la rancœur qui l’accompagne. Elles étaient progressivement exclues des tâches « nobles », et confinées aux travaux alimentaires, aux fonctions défensives, ainsi qu’à la protection du couvain. Celui-ci était abondant, de sorte que chaque reine avait besoin de leur aide. Cela n’empêchait pas les reines d’être inquiètes. Que se passerait-il, si la colère, à nouveau, s’emparait de la populace ? Que se passerait-il si elle détruisait les œufs ? Ça s’était déjà passé, autrefois, à l’époque révolutionnaire, et les colonies frappées par cette rage autodestructrice avaient péri. Elles commencèrent par sélectionner les gardiennes du couvain, à en faire une fonction spécialisée, confiée à des fourmis particulièrement soumises. Mais la ruse aussi existait chez elles. Comment être sûres ? Elles trouvèrent un jour une solution beaucoup plus subtile.

Cette solution eut un nom. Elle s’appela « le Miel pour toutes ».

C’était une sorte de welfare state. On commença à parler du droit au bonheur (en évitant soigneusement la formule « droit à la recherche du bonheur », que certaines populistes voulaient imposer). Le bonheur était un bien fourni par le Puceron, distribué par les reines. Et la populace s’en réjouit. Elle eut l’impression qu’une ère nouvelle s’ouvrait. Elle crut même que cette ère était le fruit de ses combats. Certaines crurent que les puissantes reines avaient enfin compris quelque chose à la notion de justice ; d’autres, que leur propre courage et leur esprit de sacrifice avaient payé. En attendant, toutes en profitèrent. Elles ne virent pas que leur durée de vie continuait à se réduire, et ce qu’il restait de leur pouvoir à se rétrécir. Croyaient-elles encore au Miel divin ? Je pense qu’elles n’en tenaient plus grand compte. Ce Miel avait nourri leurs espérances, aussi longtemps qu’elles avaient été misérables. Aujourd’hui, le bien-être, et ce qu’on appelait le bonheur pour toutes, en tenait avantageusement lieu, d’où qu’ils vinssent. Celles-là même qui, tout en faisant partie de la populace, avaient travaillé au développement des connaissances dans les laboratoires souterrains, cessèrent de s’y rendre. Cela ne semblait plus nécessaire. Les reines savaient ce qu’il fallait faire, pour que toutes aient leur content.

De fait. Elles ignoraient que les reines avaient décidé d’augmenter le nombre des larves masculines, et qu’à présent le travail était fait par des mâles, qui n’y tenaient pas trois mois, mourant en masse. Un très petit nombre de soldates, triées sur le volet, étaient chargées d’évacuer les cadavres et de se taire, sous peine de mort. Cette situation n’était pas favorable au progrès scientifique. Les reines le savaient bien, mais elles estimèrent que les connaissances avaient assez progressé. Elles-mêmes ne se souciaient que de leur pouvoir reproducteur, qui n’était pas en cause. Les ouvrières continuaient à assurer la production, comme elles l’avaient toujours fait. Elles transportaient les insectes morts ramassés dans les forêts. Elles construisaient des nids, elles veillaient sur la santé du couvain. Elles partaient au combat. Elles accompagnaient les jeunes reines qui voulaient fonder une nouvelle colonie. Rien de tout cela n’avait changé, sauf l’abondance des biens à consommer, qui paraissait inépuisable. Chose incompréhensible pour celles qui avaient vécu les disettes passées, mais tout à fait naturelle aux yeux des jeunes.

Le secret de ce bien-être était strictement gardé, mais très simple, en fait : il y avait toujours eu une production surabondante, mais la populace l’ignorait. Les reines en consommaient ce qu’elles pouvaient – ce qui les faisait croître et grossir – et faisaient disparaître le surplus. Ce surplus, à présent distribué, était attribué à la puissance bienveillante du Puceron. Quand la foi religieuse s’affaiblit, c’est le Système lui-même qui en fut crédité.

Il n’y eut bientôt plus d’enseignement, ni pour les ouvrières, ni pour les reines. Le mot d’enseignement peut surprendre : il ne s’agit pas d’écoles, ni d’universités. Dans une société fondée sur l’interconnexion neuronale, chacune peut apprendre, en fonction de ses capacités. Encore faut-il que le discours interconnecté véhicule des connaissances, ce qui n’était plus le cas. Nulle fourmi n’eut la sensation d’un appauvrissement. Au contraire : la vie était enfin devenue simple ! La disparition des connaissances était invraisemblable, puisque le code universel continuait d’exister. Tout en travaillant sans réfléchir, chaque fourmi passait du temps à ressentir, par les antennes, le bruit du monde myrmex qui l’entourait. Elle avait l’impression qu’il existait une infinité de savoirs, et qu’elle y participait. Ce qui disparaissait – elle ne pouvait s’en rendre compte – ce n’était pas la quantité des connaissances, c’était leur qualité, leur progression. À la longue, bien sûr, ce fut une régression, mais tellement lente que nulle ne le sut. Même pas les reines.

Les ouvrières vivaient dans le travail – elles étaient faites pour ça –   et dans un bien-être surprenant. Elles s’en contentèrent. De leur côté, les reines vivaient pour le pouvoir et pour la ponte. Il leur semblait que leur pouvoir était garanti, depuis qu’elles avaient acquis celui de faire autant d’œufs mâles et d’œufs femelles qu’il leur en fallait. Elles envisagèrent avec optimisme l’avenir de leur espèce. Ce qu’elles ignoraient, c’est que l’interconnexion neurologique, qui leur servait de culture et fondait leur puissance, allait lentement, inexorablement, s’affaiblir. De quoi s’agissait-il ? Parmi les plus savantes des reines, quelques-unes crurent qu’un processus biologique s’était mis en œuvre, parallèle et inverse par rapport à celui qui avait amené la Grande Couvade. Elles cherchèrent inutilement à le contrarier. En réalité, l’affaiblissement était dû au manque d’usage. Le Code universel devint, peu à peu, comme une langue morte. Certaines le pratiquaient encore, quand la plupart l’avaient oublié. On ne saisissait plus le lien entre lui et la prospérité dont on jouissait. On ignorait que  l’interconnexion neuronale elle-même se nourrissait de l’usage qu’on en faisait.

C’est ainsi que les fourmis redevinrent ce qu’elles auraient pu ne jamais cesser d’être, ce qu’elles sont aujourd’hui, des insectes sociaux comparables aux abeilles et aux termites : remarquables, passionnants à étudier, mais dépourvus d’intelligence. Quand on les observe avec attention, on peut cependant se rendre compte de l’existence de restes éthologiques, qui témoignent de cette aventure. Aventure qui dura, quand même, au bas mot, cent-dix millions d’années, ce qui n’est pas rien. Bien plus, en tout cas, que l’histoire de l’humanité à ce jour.

Parmi ces restes éthologiques, il faut le dire, figure en premier lieu l’esclavagisme pratiqué par certaines espèces. Quant aux fourmis dites « pots-de-miel », elles sont les témoins de la période « heureuse » de consommation effrénée, qu’elles traversèrent au Crétacé, peu avant de perdre l’esprit. Mais elles se réfèrent aussi, au moins peut-on le croire, à la religion du Puceron nourricier. J’ai dit que les croyances religieuses des fourmis s’étaient affaiblies. Elles n’avaient cependant pas entièrement disparu. Chez celles qui les conservèrent le plus longtemps, le rite de Communion au Miel prit une importance extrême, et l’ingestion du miellat finit par transformer leur corps au point que leur abdomen grossit, devint un tabernacle. En fin de compte, elles furent capables de le fabriquer elles-mêmes. La fonction sacerdotale de ces fourmis pots-de-miel aux yeux d’autres espèces, est probable, sinon certaine. Aujourd’hui, elles servent, en Australie, de réservoir de nourriture au milieu du bush. Elles servent aussi de friandise aux enfants.


[1]  Chez les fourmis, le féminin prime sur le masculin.