(Monténégro, Kosovo, Macédoine du Nord et Albanie, 1960)
Ceci est une fiction.
C’était un groupe de jeunes étudiants dans un vieil autocar bancal. Ils viennent, la veille, de se faire chasser à coups de pierre par les habitants d’un village monténégrin qui, Dieu sait pourquoi, les avait pris pour des Bulgares. Sans doute était-ce à cause du B, à côté de la plaque d’immatriculation qui, pourtant, les identifiait comme Belges ; mais dans ce village montagnard, ce vieux nom ethnique devait être inconnu. En 1912, les Grecs, les Serbes et les Monténégrins avaient fait la guerre aux Bulgares. L’enjeu était la possession de la Macédoine. En 1914, les Bulgares vaincus avaient voulu se venger. Ils s’étaient alliés aux Allemands. Avec leur aide, ils avaient vaincu les Serbes et leurs alliés monténégrins. Entraînés dans la débâcle de 1918, ils avaient dû se retirer, en fin de compte, mais ils n’avaient pas laissé que de bons souvenirs. La mémoire est longue, dans les vallées balkaniques. Pas assez, je le suppose et l’espère, pour avoir conservé la trace des invasions belges du troisième siècle avant Jésus-Christ, quand les bandes de Brennos et de Bolgios avaient traversé la région, semant la terreur, pour aller piller Delphes et ses trésors. Quoi qu’il en soit, les pierres faisaient mal. Nos étudiants se sont rembarqués, vite fait, tandis que la carrosserie résonnait du choc de cailloux granitiques. Par une chance insigne, une seule vitre avait été brisée.
La route des Montagnes Noires s’élevait sans cesse. Elle tournait vers la gauche, vers la droite. Le moteur s’essoufflait. Une poussière blanchâtre, montant des pneus, entrait dans l’habitacle, faisait tousser. Quand le car passait de l’ombre à la lumière, le ciel éblouissait. Les rocs chauffés à blanc renvoyaient une chaleur implacable. Il y avait des vols d’aigles, là-haut. Cette route avait été choisie pour faire gagner quelques heures : un raccourci de montagne, quelle bêtise ! Mais voilà : si le chemin le plus court n’était pas le meilleur, c’était sûrement le plus beau. En fin d’après-midi, il sembla qu’on fût arrivé au col : la route descendait, plus tranquillement cette fois, vers une plaine qu’on ne voyait pas, qu’on pouvait seulement imaginer, mais qui était l’avenir et l’espoir du lendemain. L’air était devenu doux, pur, agréablement parfumé des mille aromes du maquis. Il était temps de s’arrêter. En quel endroit eût-ce été plus agréable ? La vue s’étendait, au nord, jusqu’au massif du Durmitor. Partout ailleurs, on ne voyait que des sommets rocheux, des forêts d’altitude, et quelques alpages bien en-dessous. Vu le charme des lieux, la décision fut vite prise : on se prépara un repas frugal avec les provisions du car, on étendit les sacs de couchage, et puis on attendit, sereinement, le coucher du soleil. Je me souviens (était-ce là ?) d’une conversation philosophique sur les mérites respectifs de Platon et d’Aristote : tous deux avaient leurs partisans. Puis, il y eut quelques sons de guitare, quelques chants. Le soleil était devenu orangé, rouge, violet, et lançait de grands traits de lumière colorée sur les massifs échelonnés, ou vers des vallées profondes qui semblaient, brusquement, resplendir. L’obscurité venue, nous n’avons pas pris le temps de faire du feu. Nous étions – déjà – épuisés. Nous nous sommes couchés. Aussitôt, le sommeil nous a pris.
Vers trois heures du matin, nous étions réveillés par un froid polaire. D’abord décidés à résister, à produire notre chaleur comme le ferait un ermite himalayen, à la conserver grâce à la position la plus économique, à nous isoler du froid grâce à tous les vêtements, à toutes les couvertures ramassées de ci-de là, à tous les chiffons possibles, nous avons dû nous déclarer vaincus. En un instant, nous étions tous debout, nous essayions de réchauffer nos muscles engourdis en gesticulant, en courant de long en large, nous ramassions nos défroques et, sans prendre garde aux oublis inévitables, nous nous engouffrions dans l’autocar en espérant que le moteur n’en soit pas aussi gelé que nous-mêmes. La bête était résistante. Elle voulut bien démarrer. Il nous fallut encore quelques minutes pour cesser de trembler. Mais, peu après, le soleil se levait à l’est, sur notre gauche, nous piquions vers la plaine et la chaleur irradiante des champs de tabac.
Bientôt, sans le savoir, nous franchissions une frontière, à cette époque encore invisible : nous quittions le Monténégro. Mais où étions-nous ? D’après les cartes, nous étions en Serbie, dans le sud de la république fédérée de Serbie, et toujours en Yougoslavie. Ces cartes ne nous disaient pas que la république fédérée de Serbie était elle-même divisée en trois (in partes tres, comme eût dit César) : il y avait, au centre, la Serbie proprement dite, avec Belgrade pour capitale. Belgrade était aussi la capitale fédérale, ce qui conférait nécessairement aux Serbes un avantage tactique. Au nord, il y avait la Voïvodine, province « autonome », peuplée de Serbes, de Hongrois, de Slovaques, et d’une douzaine d’autres nationalités. Au sud, il y avait le « Kosmet ». Qu’est-ce que le Kosmet ? Officiellement, c’était une autre province autonome de Serbie. C’était l’abréviation, à la communiste, de Kosovo-Metohija. De tout cela, nous ne savions encore rien. Nous pensions donc arriver tout simplement en Serbie du sud. Mais quelque chose n’allait pas : dans les villages, dans les villes, on voyait partout des minarets. Reste, pensions-nous, de l’occupation ottomane ? Il devait y avoir ici des musulmans. De fait, nous voyions beaucoup d’hommes coiffés d’un haut bonnet blanc. Ils avaient bien l’air de musulmans. Des Turcs ? C’était là, je m’en souviens, notre hypothèse. Des descendants de Turcs, restés là après les guerres balkaniques, et en nombre… Pas un seul instant, nous n’avons pensé qu’il pût y avoir là des Albanais – lesquels formaient, comme la suite de l’histoire du XXe siècle devait nous l’apprendre, entre 80 et 90 % de la population du « Kosmet ».
Il faut expliquer notre ignorance. En ce temps-là, l’Albanie était un pays fermé, en conflit avec tous ses voisins, inaccessible, ou presque : pour y entrer, il fallait bénéficier d’un laissez-passer que seuls pouvaient obtenir de rarissimes communistes bon teint, hostiles non seulement au capitalisme, mais aussi à Tito et, tout autant, à l’URSS révisionniste. Comme les Albanais étaient hostiles à la Grèce et à la Turquie par tradition, il ne restait plus grand monde. Sauf la Chine. À l’époque de la Révolution culturelle, l’Albanie fut la petite Chine européenne, et cela dura jusqu’en 1978. Après une nouvelle rupture, le pays se retrouvera totalement isolé jusqu’en 1992. Dans notre faible esprit, les Albanais étaient forcément enfermés dans les frontières étroites de leur pays. Je m’en souviens, cela nous fascinait. Déjà, nous avions vu la rive nord du lac de Scutari (Shkodër). Derrière les eaux calmes du lac, qui étaient vertes, à cause de l’abondance d’algues flottantes, et dorées, à cause du soleil couchant, nous avions sinon vu, tout au moins imaginé la rive albanaise, dans un lointain brumeux. Notre projet était d’ailleurs de longer la frontière sur une centaine de kilomètres, en suivant les routes yougoslaves et grecques, en espérant ne pas la franchir par mégarde, car elle se serait refermée sur nous comme une huître. Mais voir des Albanais en chair et en os, jamais nous ne l’aurions imaginé. Qu’une grande partie de ce peuple vive au Monténégro, en Grèce, en Macédoine du Nord et ici, justement, dans le Kosmet, c’était inconcevable.
La suite de l’histoire est le développement de cet inconcevable. Ou comment des Occidentaux naïfs apprirent à se confronter aux complexités balkaniques, à en tenir compte. Sans y comprendre grand-chose, il va sans dire. Ce serait trop beau.
À Split, quelques jours auparavant, j’étais entré dans une boutique qui proposait, je m’en souviens, autre chose que des babioles pour touristes. J’avais acheté une coiffe « yougoslave » tout à fait typique, authentique, sûrement faite pour l’un de ces vieux hommes moustachus que nous avions vus, sur les routes de la Krajina, fumant de longues pipes gravées. Elle avait la forme d’un bonnet droit : bord noir, calot rouge brodé d’une sorte de croix noire. À arrière, couvrant la nuque, il y avait une chevelure de fil droite, longue et noire. J’en étais fier, et la portais habituellement, sans savoir que ce couvre-chef, typiquement serbe, me faisait mal voir de la population locale, qui était croate.
Hélas, nous ne nous sommes pas arrêtés à Peċ, qui fut autrefois une grande métropole religieuse et le siège du Patriarcat de Serbie. Nous n’avons donc pas vu ses monuments anciens, ses églises, ses monastères et ses mosquées. Nous n’avons pas perçu non plus les haines qui la traversaient, et qui allaient un jour faire tant de victimes. La première ville importante que nous ayons visitée est Prizren.
Prizren était une ville ottomane : en ce temps-là, la modernité ne l’avait pas effleurée. Les nombreuses mosquées pointaient leur antenne vers le ciel, et quelques églises, aussi anciennes ou davantage, mais plus discrètes, faisaient état de la présence obstinée d’une autre religion. Il n’y avait pas encore d’usines, ni d’immeubles d’époque socialiste. Les rues étroites se coupaient sans plan concerté, bordées de petites maisons d’ocre jaune, au toit de tuiles vernissées, dont les murs étaient percés de fenêtres croisillées de bois peint. Dans les rues, une foule nombreuse, animée, paisible. Des odeurs de kebab. La plupart des hommes portaient cette coiffe blanche qui ne cessait de nous intriguer. Nous étions en Serbie du sud… Une rivière serpentait au milieu de la ville. Un pont de pierre en dos d’âne la traversait.
Il y eut soudain le son d’une musique dansante. Nous nous sommes approchés : c’était une fête qui commençait. Un mariage. Les musiciens, tsiganes, jouaient des airs traditionnels, et les invités mâles s’étaient mis en cercle et entamaient un kolo. Aucun d’eux ne portait le bonnet blanc, mais des coiffes colorées, rouges et noires. Ce mariage était serbe. Nous étions heureux de le constater, car cela nous confortait dans l’idée que nous ne nous étions pas totalement trompés. Bientôt, l’un des hommes me héla. J’avais sur la tête mon chapeau serbe : cela suffit. Il me fit place dans la danse et moi, moi qui n’avais jamais dansé, je me mis à suivre tant bien que mal les pas du kolo. Mes compagnons s’approchèrent, heureux de l’aubaine, et plusieurs se joignirent aux danseurs. En dansant, nous nous parlions. Dieu sait en quelles langues : un peu d’allemand, un peu d’italien, un peu d’anglais ou de français. On arrivait à se faire comprendre sans trop de mal, même si le contenu du discours manquait de subtilité. Je me souviens d’avoir fait allusion à la guerre de 14-18, parce que mon grand-père l’avait faite, et qu’il m’avait parlé des Serbes, de leur courage indomptable et de la fraternité d’armes qui les unissait, depuis lors, aux Belges. Je leur tins ce langage et, manifestement, cela leur fit plaisir.
Le Kosmet, Kosovo-Metohija, tient son nom d’une bataille, celle du « Champ des Merles » (Kosovo Polje) qui eut lieu en 1389. Elle opposa les forces chrétiennes de la région aux Ottomans, qui remportèrent la victoire. La bataille fut longtemps indécise. Le roi de Bosnie, nommé Tvrtko, crut tellement à la victoire qu’il la fit annoncer comme certaine au Pape et aux princes chrétiens d’Occident. Mais, en fin de compte, le sultan fit décapiter tous les chefs adverses. Curieuse victoire, quand même, pour les Turcs : le sultan Murat était mort, soit au combat, soit assassiné dans sa tente par un Serbe. Ses deux fils qui commandaient, chacun, une aile, se détestaient. Bayezid s’arrangea pour que Yakub soit tué. Il termina la bataille et devint sultan, mais non sans peine, car on le soupçonna tout de suite du meurtre de son frère. Pour les Serbes, ce fut une défaite tellement glorieuse qu’elle soutient depuis lors leur identité nationale et toutes leurs revendications, notamment sur le Kosovo. Il est admis pourtant qu’à la bataille de Kosovo Polje il n’y avait pas que des Serbes et des Turcs. Il y avait des Bosniaques, des Valaques, des Hongrois, des Croates et des Albanais dans le camp chrétien, et des Bulgares ainsi que d’autres Serbes, alliés aux Turcs, dans l’autre camp. Le récit qu’on en fit, et celui qu’on en garde, diffère de ce qu’écrivent les annalistes de l’époque.
Il n’en reste pas moins que les Serbes qui, jusque-là, partageaient avec les Albanais la région du Kosovo, émigrèrent en masse vers le nord, laissant un vide que d’autres Albanais s’empressèrent de combler. Ils ont cependant toujours considéré cette région comme leur patrie originelle et comme le centre de leur culture. Il semble qu’aux siècles passés, la proportion de Serbes ait été d’abord dominante, mais qu’elle ait diminué progressivement, malgré certains efforts de recolonisation. Avant 1999, elle n’était majoritaire que dans le nord. Depuis la guerre, les Serbes ne sont plus qu’une minorité, inférieure à 2%.
Mais nous ne sommes encore qu’en 1960. Il y a peut-être à cette époque 30% de Serbes dans la ville de Prizren. Tito, toujours au pouvoir, a donné à la langue albanaise un statut officiel qui lui sera arraché plus tard. La haine existe, mais elle se cache. Ce que j’ai appris de l’Afrique, c’est que la haine a toujours des effets, même si on ne la voit pas. Je ne le savais pas encore. Ce jour-là, après la danse et l’enthousiasme d’une rencontre sympathique et imprévue, il se passa quelque chose d’encore plus imprévu : le car refusa de démarrer. Un garagiste trouva du caramel dans la chambre de combustion : quelqu’un avait versé du sucre dans le réservoir. Nous avons soupçonné les gens au bonnet blanc, puisque nous venions de faire alliance avec leurs adversaires. Même si ce n’était pas vraiment méchant (cela valait mieux qu’une bombe !), cela nous mettait en grande difficulté. La suite du voyage était compromise.
Nous avons cherché un véhicule de remplacement et, bientôt, trouvé un bus qui avait dû faire la guerre de 39-45. Il était trop petit, malheureusement, pour tout le groupe. Un second véhicule était indispensable. Ce fut une Peugeot 203, aménagée en camionnette. Juste ce qu’il fallait pour les cinq personnes qui ne trouvaient pas place avec les autres, et pour leurs bagages. J’en étais, sans doute parce qu’on me trouvait responsable des ennuis, à cause de mon goût du folklore coloré. Le bus partit le premier. Nous devions le suivre dans la 203. Mais cela ne se passa pas comme prévu. Les deux véhicules se sont perdus de vue l’un l’autre, dès le départ. Il n’y avait pas de téléphones portables, en 1960. Les cabines publiques étaient rares et, d’ailleurs, elles ne fonctionnaient pas. Quelque chose a retardé la Peugeot. Quelque chose, aussi, l’a déroutée. À partir de Prizren, il y a donc deux histoires parallèles. Je raconterai avec plus de détails celle qui me concerne.
Le vieux bus prit la direction de Skopje, parce que la route de la frontière était trop montagneuse, trop incertaine, pour sa vieille machinerie. Dans la Peugeot, nous l’ignorions. Nous avons donc maintenu le projet initial, qui était de longer la frontière jusqu’au lac d’Ohrid. Mais, en quittant Prizren, nous avons heurté une jeune fille qui traversait la route en courant. Tandis que nous descendions pour lui porter de l’aide, elle montait dans l’auto, et nous suppliait de repartir. Elle n’était pas blessée. Mais on la poursuivait… Nous n’avons pas pris le temps de réfléchir, et nous l’avons emmenée.
Elle s’appelait Lorana, et s’exprimait dans une langue qui n’était certainement pas du serbo-croate. Elle était shqiptarë. Il nous fallut un peu de temps pour réaliser ce que cela voulait dire : qu’elle était albanaise. Quand elle fut un peu rassurée, quand elle eut moins peur de nous et qu’elle comprit que nous pouvions, peut-être, l’aider, elle se mit à prononcer quelques mots d’italien. Dès lors, nous pouvions la comprendre. Ce qu’elle fuyait, c’était un mariage forcé. Elle était née dans un village du nord de l’Albanie, près de Bushtricë. Elle avait seize ans.
Tout cela ne nous est venu que peu à peu, et difficilement. Je ne suis même pas sûr que nous ayons tout bien compris. Mais nous avons reconstitué son histoire comme ceci : son père l’avait mariée à un homme riche, croyant assurer par cette alliance la prospérité des siens. Son mari l’avait prise chez lui avant même de payer la dot, et ne semblait pas avoir l’intention de s’acquitter de sa dette. Vis-à-vis des parents de sa femme, il promettait tout ce qu’on voulait, ne faisait rien, et profitait de sa puissance et de sa richesse pour faire taire les protestations. Lorana voulait rentrer chez elle. Elle pensait que son père allait la recevoir, puisqu’elle n’était pas vraiment mariée. C’était sans doute naïf. Mais nous, nous ne pensions qu’à une chose : comment avait-elle pu passer cette frontière fermée, et comment allait-elle la passer encore pour rentrer chez elle ? Il devait y avoir, entre l’Albanie d’Enver Hoxha et la Yougoslavie de Tito, entre ces deux mondes ennemis, de subtils liens et des passages secrets, que seuls connaissaient les montagnards mirdites. À l’idée que cette fille allait nous en donner l’idée, nous étions de plus en plus excités. En attendant, nous nous étions mis dans une situation dangereuse, en conduisant une fugitive vers son destin. Nous avions déjà sûrement des gens à nos trousses, tous ceux qui poursuivaient Lorana dans les rues poussiéreuses de Prizren.
Nous allions vite, forcément. Je me souviens cependant du paysage. La route montait. Elle escaladait des collines sèches, pierreuses, dont les sommets arrondis se couvraient, le plus souvent, d’une cape de verdure, une forêt d’arbres courts sur patte. Sans doute des chênes-verts, des genévriers, avec quelques pins par-ci par-là. Le soleil baissait déjà, il faisait nettement moins chaud : il devait être cinq heures. Il faudrait bientôt penser à faire étape, mais où aller ? Où s’arrêter ? Allions-nous devoir rouler toute la nuit sur des chemins inconnus, montagneux, mal balisés ? Non : pas balisés du tout, mal empierrés, mal bordés, évidemment sans éclairage. D’après la carte, il fallait que nous nous dirigions vers le sud, vers Dragaš, et que nous entrions en Macédoine. Surtout, ne pas aller tout droit, car la route que nous suivions nous aurait conduits en plein sur le poste-frontière d’Enver Hoxha. Lorana nous prit la carte des mains. Elle montra où se trouvait son village, qui n’était pas répertorié. En pleine montagne. Peut-être même n’y avait-il pas là de route carrossable. Je voulus lui faire bien comprendre que, de toute façon, nous n’allions pas la reconduire chez elle. Que c’était justement impossible. En la regardant dans les yeux je vis, pour la première fois, combien elle était belle.
Je n’étais sans doute pas le seul à l’avoir remarqué. Mais je n’en sais rien. Jamais je n’en ai parlé aux autres, et jamais eux-mêmes ne m’en ont rien dit. Ce n’était pas une fille dont on eût pu plaisanter entre copains. Même aujourd’hui, je ne pourrais décrire son visage et son corps sans avoir l’impression de la profaner. Nous étions cinq gars dans la voiture, et nous la remplissions complètement. Il fallait pourtant lui faire de la place. Nous ne pouvions pas ne pas la toucher. De plus en plus, sa présence, son parfum nous envahissaient. Nous avions – disons que j’avais, moi, l’impression de me rétrécir comme une vieille pomme sur les planches d’un cellier, et les autres étaient comme moi. On l’entendait à nos voix. La même émotion nous empoignait tous. Nous ne cherchions qu’à la cacher.
À Žur, il y avait un carrefour. Une route en épingle à cheveux, vers la gauche, montait vers de hautes collines. Nous ne l’avons pas manquée. Peut-être est-ce là que nos poursuivants se sont fourvoyés, croyant que Lorana se hâtait vers la frontière. À vrai dire, nous n’avions fait jusque-là que les imaginer, mais ils existaient. Lorana n’en doutait pas. Elle savait. Elle avait peur, et sa peur passait en nous. S’ils allaient jusqu’au poste de Verbnitsa, ils apprendraient qu’aucune voiture n’avait cherché à passer, feraient demi-tour et prendraient la route de la montagne. Ils ne perdraient qu’une demi-heure, à tout casser. Mais cette demi-heure était précieuse, elle nous permettait de nous cacher. Avant que le soleil ne se couche, nous avions pris un chemin de traverse, découvert une vallée sèche où poussaient de grands arbres qui puisaient sans doute leur eau dans un ruisseau souterrain, invisible, mais réel. Ils nous permirent de dissimuler la voiture, dont la couleur indéfinissable se confondait volontiers avec la poussière ambiante. À trois cents mètres, il y avait une bergerie de pierres, dont le toit de tuiles s’était écroulé en partie. Il en restait assez cependant pour nous abriter. Dans la nuit, nous avons vu les phares de plusieurs voitures éclairer, l’un après l’autre, les abords de la route, les arbres, le sommet des collines proches. Nous avons instauré une garde. À l’aube, le gardien les a vus redescendre.
Il fallait dormir un peu. Ou, tout au moins, essayer. Les garçons d’un côté, la fille de l’autre. Entre elle et nous, l’espace d’un mètre environ. J’ai pensé, Dieu sait pourquoi et moi aussi, à la nuit où Tristan dormit à côté d’Yseut. Entre eux, il avait mis son épée, la barrière infranchissable de son honneur. Pour nous, ce qui était infranchissable, c’est que nous nous surveillions l’un l’autre. Dans la nuit, il y eut un orage assez violent. Les éclairs étaient roses, bleu clair et blancs. Ils jetaient sur nous et sur elle des clartés violentes et cruelles, déformant l’image de son corps qui m’apparaissait tantôt comme étiré, tantôt comme tassé sur lui-même, tandis qu’il se chargeait – en tout cas l’ai-je pensé – d’électricité statique. La pluie vint, tandis que l’orage s’éloignait vers l’est. Des torrents boueux se formèrent et dévalèrent leur pente, passant l’un à gauche, l’autre à droite de la bergerie, que la sagesse de son constructeur avait placée à l’abri des caprices du temps, sur un petit éperon rocheux. Le reste de la nuit fut paisible, et nous pûmes entendre le chant des oiseaux. Lorana se réveilla la première. Je l’entendis se lever, et j’entrouvris les yeux. Elle alla se rafraîchir dans l’eau que l’orage avait laissée, sous forme de flaques nombreuses entre les rochers. Je ne l’ai pas vue, je ne l’ai pas regardée. Je l’ai imaginée cependant, et cela me suffit.
Quand nous nous sommes remis en route, nous avions faim. Il fallait penser à trouver du pain au village le plus proche, qui s’appelait Brezna. Bien sûr, il était probable que les poursuivants aient laissé là-haut des guetteurs ou des espions. Il y en avait, mais nous avons eu de la chance. Avant d’arriver à Brezna, nous avons arrêté la voiture, et c’est à pied que deux d’entre nous sont allés à la recherche d’une boulangerie. Il y avait là un vieil homme qui s’est empressé de leur dire, en allemand, qu’il avait été réveillé la nuit par un groupe d’hommes qui cherchaient une fille en fuite. « Des hommes méchants », dit-il. Il n’avait pas besoin de dire tout cela. Je pense qu’il avait deviné que la fille était avec nous, ou qu’il en faisait le pari. Il ajouta que ces méchants hommes étaient repartis, mais qu’ils avaient mis des sentinelles chez le hodja, dans la dernière maison du village en direction de Dragaš. Mes compagnons écoutèrent cela comme si cela ne les concernait pas, achetèrent du pain, du fromage et du lait de chèvre, et revinrent nous raconter le tout. Nous avons décidé de lui faire confiance, et c’est lui qui nous a permis de contourner le piège. Il faut dire que Brezna n’est pas sur la route principale, mais un peu en-dehors, sur la droite. Ayant faim, nous avions pris le chemin le plus court pour y arriver, en quittant la route au premier carrefour. Cela nous a sauvés, car la maison du hodja se trouvait au carrefour suivant. Grâce au vieux boulanger, nous avons pu la contourner en passant par un autre village proche, Buča, et rejoindre plus loin la route de Dragaš. Pour autant, étions-nous tirés d’affaire ? Il pouvait y avoir d’autres guetteurs à Dragaš aussi. Ou ailleurs. Tôt ou tard, nous serions rejoints. Et que se passerait-il alors ?
Le détour nous avait fait perdre du temps. L’après-midi avançait. Heureusement, nous avons passé Dragaš sans incident. Vu ce qui s’est passé par la suite, il semble que les ennemis se soient d’abord contentés du piège de Brezna. Mais ils y sont revenus plus tard, et ont pu se renseigner, car plusieurs personnes nous avaient vus passer. Ils ont alors organisé leur traque avec plus de méthode, et avec plus de moyens. À Dragaš, il y a une nouvelle bifurcation. La route de gauche s’en va à Brod et s’éloigne de la frontière. Celle de droite va vers Kruševo. De là, un chemin carrossable traverse la frontière, toute proche. C’est par là que Lorana voulait passer, toute seule et de nuit, et non par la route, mais par un sentier de berger qu’apparemment, elle connaissait. Elle aurait retrouvé, non loin, dans un village nommé Turaj, des alliés de sa famille. Nous étions d’accord. La route devenait de plus en plus montagneuse, avec des tournants. À Globočica, l’un de ces tournants nous permit d’apercevoir, derrière nous, un convoi qui semblait aller vite, plus vite que nous. Un réflexe du conducteur, peut-être dû à la peur, nous fit prendre à gauche, dans un chemin de terre et de poussière qui conduisait à Zlipotok. Il était impossible d’aller plus loin, car la route, déjà très étroite, était en travaux. Nous étions bloqués. Ce sont les ouvriers du chantier qui nous ont aidés. Nous avons dû leur raconter une histoire fort différente de la réalité, mais qui était vraisemblable, et qu’ils ont paru croire. Comme ils nous empêchaient de passer, ils nous ont hébergés le plus gentiment du monde dans une des huttes qu’ils s’étaient construites, celle qui servait à protéger leur machine de la pluie. Il avait plu, mais à présent il ne pleuvait plus. La machine passa la nuit dehors. Dans notre histoire, Lorana était ma sœur. Elle ne pipait mot, pour que son accent ne la trahisse pas. Cela ne gênait pas, et n’intriguait pas ces Kosovars habitués à ce que les femmes se taisent, en face d’inconnus. Moi, je pensais à Abraham qui, lors de son exil en Égypte, avait fait passer sa femme pour sa sœur. Elle l’était, d’ailleurs : une demi-sœur, ce n’était pas un mensonge. Comme elle était très belle, elle aussi, il pensait qu’on le tuerait pour la lui prendre, s’il était le mari. En tant que frère, il pouvait toujours la donner pour femme à un notable égyptien. C’est ce qui arriva, jusqu’à ce que le Saint – Béni soit-Il – rétablisse la justice en frappant de furoncles les Égyptiens, qui se dépêchèrent de rendre à qui de droit cette dangereuse sorcière. Contrairement à Sarah, Lorana ne fut pas importunée par ces aimables travailleurs, et je ne dus pas prier le Maître des furoncles d’intervenir.
Le lendemain, dans l’après-midi, la route était refaite, assez pour que notre Peugeot soit autorisée à franchir l’obstacle, sous la surveillance des cantonniers. Et nous avons rejoint la route principale, par un chemin en lacets fort impressionnant, au-delà de Kruševo où, selon toute vraisemblance, nos ennemis nous attendaient. Il n’était plus question, pour Lorana, de franchir là la frontière albanaise. Nous avons foncé vers le sud, aussi vite que le permettaient la route et le vaillant moteur de la Peugeot. Il y eut un petit col à franchir, et nous étions en Macédoine. Il n’y avait pas de poste-frontière, là, c’était toujours la Yougoslavie. La région, magnifique, dans laquelle nous étions entrés, était un parc national, celui de Mavrovo. Et c’est à Strezimir, là où la route s’arrêtait, que Lorana nous fit part de sa décision : elle devait nous quitter, partir à pied, et traverser le massif du Gorab pour rejoindre enfin l’Albanie, sa ville de Bushtricë, son village de Gjegje, dont la route que nous suivions allait désormais inexorablement s’éloigner. Il y eut entre nous un débat, une conversation sérieuse. Allions-nous la laisser seule ? Selon la carte, le chemin à faire était beaucoup plus long qu’à partir de Kruševo. En outre, il s’agissait à présent de franchir une zone de haute montagne. Nous nous somme divisés, là. Trois d’entre nous voulaient poursuivre le voyage et rejoindre les autres. Nous n’avions jamais pris l’engagement de franchir la frontière albanaise, nous n’avions aucun visa, c’était une folie pure. Nous avions fait plus que le nécessaire, nous avions déjà pris des risques insensés. Logiquement, nous aurions dû être massacrés, et pour une femme que nous ne connaissions pas. J’étais du même avis mais, simplement, il m’était impossible d’abandonner Lorana. Mon ami Pierre décida de nous accompagner, quels qu’en soient les risques. J’ignore, jusqu’à ce jour, ce qui l’a motivé. Sans doute avait-il admiré Lorana autant que moi-même, mais nous ne nous en sommes rien dit. Nous avons chargé nos sacs à dos, et nous avons dit adieu à la Peugeot et à ses occupants. Définitivement.
Le mont Gorab culmine à 2764 m. Ce n’est pas l’Himalaya ni les Andes, mais c’est un beau morceau de montagne, quand même. Nous sommes partis au petit matin, après avoir dormi dans une maison hospitalière où nous nous étions présentés comme des touristes. Les gens savaient à peine ce que c’était. Mais ils en avaient entendu parler, et ils se préparaient à accueillir ce qui devait un jour leur apporter une manne d’argent et de bien-être. Nous partions en tournée, pour la journée, et nous espérions voir de beaux paysages et des animaux : des chamois, des bouquetins, des aigles, peut-être un ours… Nos hôtes nous prévinrent du danger qu’il y avait à dépasser la crête. En allant vers l’ouest, il fallait toujours monter, et faire demi-tour aussitôt qu’on se mettait à descendre. C’était la marque de la frontière. Les gardes-frontière faisaient leur ronde, à peine un peu plus bas. Il y avait grand risque à les rencontrer.
Il n’était pas question pour nous d’escalader le mont, mais de le contourner. Pour cela, il fallait cependant monter un peu, le long de sentiers que seules parcourent les chèvres, et dans une solitude qui effrayait autant que, d’un autre côté, elle rassurait. C’était la montagne comme on pouvait la ressentir autrefois, avant que n’arrivent les premiers alpinistes, avant la construction des premiers refuges. La montagne parcourue de forces primitives, invisibles, incontrôlables. Je vis, là, Lorana trembler. Je m’approchai pour qu’elle se sente moins seule mais, en m’approchant, je me mis à trembler, moi aussi. Sans doute pour d’autres raisons. Néanmoins, elle accepta, pour la première fois, une proximité qui n’était plus due à la simple nécessité d’un espace restreint. Cela ne dura qu’un instant, mais le souvenir m’en reste intact, intense, transformé cependant par la souffrance qui vint plus tard. Pierre avait eu le temps de remarquer mon mouvement, et ne semblait pas heureux. Mais il se tut.
Nous avions traversé d’abord une zone de forêt. Nous l’avions laissée. Le sol était maintenant nu, rocheux. La vue se portait parfois vers l’une ou l’autre vallée, et plus loin vers des sommets abrupts, comme découpés par une serpe monstrueuse. Il n’y avait aucun signe de vie, sauf le cri aigu des aigles dont nous apercevions, parfois, le vol comme un point dans le ciel, immobile. Il nous a fallu cinq heures pour arriver enfin à la crête, dont on nous avait dit qu’elle constituait la frontière. Nous la franchîmes. À partir de là, nous étions, Pierre et moi, dans l’illégalité la plus complète. Se retournant, Lorana nous proposa, une fois encore, de la laisser aller seule. Elle n’obtint pas de réponse.
Nous nous sommes cachés dans un repli de terrain, derrière quelques genêts, pour nous reposer un peu, et pour manger les provisions que nous avions apportées. Il y avait du pain, du fromage et des figues. Et du vin, du vin de Dalmatie, d’une couleur orangée, qui parvint à nous mettre en joie, et à nous faire oublier le danger. Je vis alors une autre Lorana : elle savait sourire, et même, elle riait. Toujours aussi jolie, elle se montrait telle qu’elle aurait pu être si la vie ne l’avait pas broyée. Telle qu’elle avait pu être, sans doute, dans l’enfance, avant que le Kanun ne pèse sur ses épaules minces.
Le Kanun est un ensemble de lois traditionnelles, censées donner à la société, à la famille, des règles assurant la justice et la stabilité. Elles sont immémoriales, mais les Albanais en possèdent plusieurs versions écrites, qui datent du XVe siècle. La plus connue est celle de Lekë Dukagjini. Je le sais maintenant. Dukagjin est une petite ville, proche de l’endroit où nous étions. Le Kanun n’instaure pas la vendetta, qui existait depuis longtemps avant le XVe siècle, mais il en codifie très strictement les règles, indiquant ce qu’il est permis de faire et ce qui est interdit. Un tiers du livre concerne cependant l’institution du mariage, sous toutes ses formes et dans tous les détails. Il précise bien le statut de la femme : elle continue de faire partie du clan de son père, mais elle appartient à son mari, comme un meuble de la maison. Son rôle propre est d’augmenter la maisonnée, en donnant des enfants. Lorsqu’elle a mis au monde un fils, et seulement à cette condition, elle devient une Mère.
Nous nous sommes mis à redescendre la montagne, toujours en direction de l’ouest, vers la rivière qui, bien au-delà, traverse la ville de Bushtricë. L’itinéraire était facile à trouver. La végétation devenait plus dense et plus haute, jusqu’au maquis, jusqu’à la forêt. Sans doute est-ce la raison pour laquelle nous n’avons pas vu le poste-frontière avant qu’il ne soit trop tard. C’était une petite bicoque biscornue, à peine assez grande pour abriter une escouade de six hommes. Ceux-ci devaient patrouiller dans toute la zone. Ils ne laissaient qu’un seul douanier pour garder le chemin. Et celui-ci ne nous vit pas. Nous nous sommes jetés dans le fossé, puis nous avons rampé jusqu’aux prochains ronciers, y cherchant un abri bien déchirant. Nous avons attendu le crépuscule pour bouger à nouveau, nous arrachant aux ronces. Nous pouvions à peine bouger, car nos membres étaient tout engourdis. Et c’est en nous levant pour que le sang y circule à nouveau, que nous avons été aperçus par les cinq hommes de la patrouille volante, qui rentraient chez eux. Pierre se savait vu, mais il ignorait si Lorana l’avait été. Il a attiré à lui les douaniers, il a fui, faisant grand bruit, et s’est fait prendre. Il ne nous a pas trahis. Pierre disparut ainsi de notre vie, durant plusieurs années. Mais il nous avait sauvés, Lorana et moi. Lorana surtout, je pense. Il ne voulait pas qu’elle soit prise, qu’elle soit maltraitée. Il s’est sacrifié. Les gardes durent se douter qu’il n’était peut-être pas venu seul mais, quand ils se sont remis à chercher, nous étions loin.
Lorana avait pleuré. Cela se voyait aux traces poussiéreuses qui couraient de ses yeux à son nez, à sa bouche. Mais son visage avait vite repris son expression têtue, obstinée, inébranlable. Elle marchait à présent devant moi, ouvrant la route qu’elle semblait connaître. Dès lors, je pouvais la regarder avec plus d’attention qu’auparavant. Dans la voiture, il fallait à tout moment détourner les yeux, pour ne pas l’effaroucher. Par la suite, la présence de Pierre me gênait. Il y avait, dans sa démarche, une grâce animale, une souplesse de panthère. Jamais je ne pus entendre son pied buter sur une pierre, ou casser une brindille. Quand elle se retournait, je voyais l’éclat de ses yeux bruns-verts et brillants comme des agates de feu. Elle me souriait parfois, depuis que nous étions seuls. Je me sentais stupide, en face d’elle. Le héros, c’était Pierre. Je ne faisais que la suivre. Pourtant, elle me souriait.
Nous avons dû nous arrêter, le plus loin possible de la cabane des douaniers, lorsque la nuit fut complète. Ce fut la première, et la seule nuit que nous passâmes ensemble, seuls, hors du regard d’autrui. Y eut-il encore une épée entre nous ? Sur ce point je garderai le silence. Il y eut, en tout cas, de sa part et de la mienne, de la tendresse. Il y eut, de ma part, de l’amour. Un amour de feu. Un amour qui se partage mal. Il y eut, dans les premières lueurs de l’aube, une grande paix, et le chant des oiseaux, le parfum des églantines et des fleurs de sureau. C’est ce qui existe encore, dans mon souvenir. Peu importe si, à cette époque de l’année, les églantiers et les sureaux ne portaient déjà plus de fleurs.
Nous sommes repartis. Après quelques heures de marche, nous avons atteint la vallée que nous cherchions, celle de la rivière qui passe par Bushtricë. Il n’y avait plus qu’à la suivre, en espérant éviter les mauvaises rencontres. C’est ce que je croyais. Pourtant, Lorana s’est jetée brusquement dans un chemin secondaire qui remontait les flancs de la vallée. Je lui ai demandé, en italien « Adesso, dove andiamo ? ». Elle répondit dans un shqip que je n’eus pas trop de mal à comprendre : « Po shkojmë në Radomirë ». Nous allons à Radomirë.
Radomirë. Je n’avais jamais entendu ce nom. Celui d’un village qui allait, bientôt, déterminer mon avenir. Ou, plus exactement, celui où le fil fut coupé.
Non, Lorana n’était pas naïve. Elle se doutait bien que son père n’allait pas la recevoir à bras ouverts. Qu’il essaierait de récupérer la dot, en se servant d’elle comme monnaie d’échange. Qu’il ne tiendrait pas compte de la manière dont son mari l’avait traitée. Elle avait un autre plan.
Elle marchait, désormais, d’un pas tendu, nerveux. Sur la pente raide qui conduisait à ce village de montagne, j’avais du mal à la suivre. Je pense qu’elle était aussi essoufflée que moi, mais elle n’en tenait pas compte. Nous sommes arrivés finalement dans ce village, coincé entre deux falaises, écrasé, même, par des masses rocheuses qui semblaient vouloir s’effondrer sur nous. À l’endroit même où le poids des roches était le plus fort, où j’en avais presque des difficultés respiratoires, se dressait une mosquée, simple et belle, avec plusieurs coupoles cuivrées et deux minarets blancs. Lorana savait où aller. Elle frappa à la porte d’une maison, où nous fûmes reçus avec une amabilité sérieuse, qui faisait croire que son histoire y était connue. Nous étions chez le hodja de Radomirë. Comme je le sus, c’était un parent éloigné, du côté maternel.
L’homme était imposant. Sa barbe était longue et brune, bouclée, avec quelques fils d’argent. Il portait le bonnet blanc, entouré d’un foulard qu’il avait noué sous la barbe, une chemise immaculée, un gilet aux larges revers, aux boutons dorés, une large ceinture brodée, et un pantalon bouffant. Lorana s’adressa à lui longuement, d’une voix claire, modeste, mais qui ne tremblait pas. Il accepta de l’entendre, ce qui déjà parlait en sa faveur. Bien sûr, je ne comprenais rien. Son visage restait impénétrable. Quand Lorana se tut, il garda le silence durant plusieurs minutes. Puis, il fit venir une vieille femme, et lui fit signe de l’emmener.
Quand donc ai-je compris ? Est-ce quand la femme revint, sourit, et dit « Po »… ce qui veut dire oui ? Est-ce plus tard, quand je revis Lorana ? Je ne sais plus. La compréhension peut être progressive, n’est-ce pas ? Elle peut se faire en plusieurs fois, sans compter que nous sommes capables de lutter contre nous-mêmes, contre notre propre intelligence. Quand j’ai revu Lorana, je ne l’ai d’abord pas reconnue.
Ses cheveux étaient coupés très courts. Elle portait une casquette, une chemise bleue d’ouvrier, un pantalon d’homme et des bottines. C’était un jeune garçon, un adolescent d’une quinzaine d’années. Et pourtant, je reconnaissais ses traits. Ses seins étaient comprimés, sans doute, par des bandes Velpeau ou quelque chose de semblable. On ne les voyait plus. Le pantalon et la ceinture masquaient la largeur de son bassin. Sa voix… Quand elle parla, il me parut que sa voix aussi avait changé. Elle était plus grave. Cela restait une voix de femme, si l’on veut, mais certains hommes ont une voix semblable. Je n’en revenais pas. Je me sentis mal. La tête me tournait. Je dus m’asseoir. Quand je pus surmonter ce malaise et la nausée qui l’accompagnait, je vis que Lorana me regardait. Il n’y avait pas de triomphe dans ce regard, ni de moquerie. Peut-être de la pitié. Peut-être du chagrin. Peut-être un reste d’attachement.
J’ai fini par savoir. Lorana avait dit au hodja qu’elle n’était pas mariée, puisque son mari n’avait pas payé la dot. Elle lui avait dit qu’elle était vierge, et qu’elle désirait le rester. Le cas est prévu, dans le Kanun. Elle devait prouver qu’elle était vierge, d’abord. C’est à cet examen que s’est prêtée la matrone. Était-elle vierge, vraiment ? J’ai du mal à le croire. Pourtant, la vieille a dit « Po ! ». Mais je crois que Lorana était de taille à la convaincre, au cas où… Ensuite, elle devait prêter serment devant douze hommes, anciens et sages, celui de rester chaste toute sa vie. Je n’ai pas assisté à ce serment, Dieu m’en a fait grâce. Ensuite, elle fut autorisée à se vêtir en homme, et à travailler comme un homme, ce qu’elle fit désormais.
Mais pourquoi ? Pourquoi prit-elle une décision si horrible – pour moi – et si peu conforme à sa nature ? Je pense que le serment la mettait à l’abri. Elle ne pouvait plus être traitée comme une femme, ni par son mari, ni par son père. Elle ne pouvait plus être tuée sans déclencher la gjakmarrja, la vendetta sanglante, indéfinie, qui ne se doit qu’après le meurtre d’un homme. Elle avait bien pensé à tout, Lorana. Elle avait choisi, pour elle-même, le meilleur destin.
Comment ai-je pu quitter l’Albanie, ce pays fermé ? Comment ai-je pu échapper au sort de Pierre, qui resta longtemps prisonnier d’Enver Hodja et ne fut libéré, expulsé, qu’après trois ans ? Je le dois au hodja de Radomirë, qui me fit reconduire par ses hommes. En effet, les montagnards mirdites connaissent tous les chemins de montagne. En outre, ils ont avec les gardes-frontière certains accords très privés. Ce voyage de retour fut, sans aucun doute, le plus triste de ma vie, mais il ne me posa pas d’autres difficultés. Une fois rendu en Macédoine, je pus rejoindre mes compagnons à Larissa, en Grèce, et achever avec eux le voyage. Le plus dur fut sans doute de leur expliquer l’absence de Pierre. Nous sommes pour quelque chose dans sa libération.
Au moment de quitter le village où je laissais celle qui fut, sans aucun doute, mon amour le plus fort (oserais-je dire, le seul ?), je croisai sur la route une équipe de cantonniers, « qui cassaient des tas de cailloux », comme dit la chanson. Parmi eux, il y avait un jeune garçon, que je reconnus. Lorana. Elle avait changé de nom, et s’appelait désormais Qendrim. Elle s’est redressée, et nous avons échangé un long regard, où il y avait toute la douleur du monde.