Blog de février 2021: Montée des eaux (deuxième partie) (Japon, sans date)

Pour Mineko, les années de Shiroi furent étrangement heureuses, presque trop, comme l’éclosion d’une fleur sur l’étang. La splendeur et la pureté de la fleur, et cependant tout près, la supportant à peine, la boue toujours présente. Elle savait, dès l’origine de son esprit, que le bonheur n’est jamais donné. Son père marchait. Avec lui, elle partait à la reconquête du terrain gagné par l’inondation, par l’oubli. Parfois, il prenait une barque et pagayait pour elle, la conduisant par des chemins soigneusement tracés par les géomanciens. Il ne manquait jamais d’interroger les astres, ni de s’interdire les directions néfastes. Leur parcours, ainsi réglé par de mystérieux arcanes, lui semblait toujours neuf et réellement imprévisible. L’endroit qu’elle préférait était l’ermitage, en forme de pagode, construit à l’est sur un promontoire, et qui était devenu le seul domaine des libellules. Son père, qui s’était ressouvenu de l’enseignement de ses maîtres, y improvisait quelquefois à la flûte. Mineko savait appeler les demoiselles au corps bleu, ou rouge, qui se posaient sur ses mains ou volaient autour de sa tête. Tout environnée de traits de lumière, elle accompagnait Mineo du bourdon de leurs ailes. La musique lui semblait d’une évidence totale, aussi nette que l’été, aussi flexible et parfumée que les branches de prunier. Son père, qui jouait pour lui-même, la croyait indifférente et murée dans l’insignifiance de ses jeux, jusqu’au jour où il s’aperçut de son ravissement, et comprit que pour elle, le moment le plus fort commençait quand l’instrument se taisait. Le doigt du soleil, à travers les branches, devenait alors la note tenue, et le frémissement de l’eau, l’arpège. Le silence tendait à se briser les cordes de l’espace. Et le tambour du temps résonnait…

Au retour, leur recueillement se prolongea bien au-delà de la navigation sur l’étang. Mineo s’en fut chercher dans un lieu secret un kôto très ancien, qu’il lui offrit. La petite apprit seule à en pincer les cordes, car il voulait lui en laisser l’entière découverte. Elle passa des heures à les caresser de la main gauche, pour en varier subtilement le timbre ou la hauteur. Plus tard, elle joua des chevilles mobiles, changeant de mode selon l’heure du jour, ou la force du vent, et son propre désir. Elle retrouva les modes anciens. Elle en inventa d’autres, car elle n’était pas soumise aux intervalles courants.

L’hiver, quand la neige recouvrait tout le jardin, elle faisait de la luge avec un vieux traîneau ramené, jadis, du nord, et que la main des ebisu avait orné. Un jour, elle dut s’égarer sur la pente qui surplombait le lac, en un endroit où se creusait soudain le vide. Sa grand-mère, qui la suivait, la crut perdue, mais la glace tint bon, et la neige qui la couvrait amortit la rencontre. Mineko, quant à elle, vola. Elle sentit, avec la vitesse, augmenter la pesanteur de l’air en même temps que le froid ; puis son corps s’étendit en croix, se déploya, se tint droit dans l’espace. Un moment, elle fut immobile en face du soleil, les yeux ouverts, avant de s’enfoncer dans une mer cotonneuse où s’estompèrent doucement les bruits, les sons, l’odeur de la neige et la science d’être soi. Elle garda de sa chute l’expérience et l’étonnement, toujours renouvelé, qu’il fût possible, même un très court instant, d’échapper au contact de la terre et de décrire son orbe dans le ciel, comme font les planètes.

Au cours de ces années nombreuses, fébriles, qui transformèrent le pays aussi vite et aussi fort qu’un corps d’adolescente, Shiroi restait inaltérable aux mouvements du temps. Les seuls changements étaient le retour des saisons, et le lent vieillissement des êtres et des choses. La grand-mère dut un jour cesser de faire son jardin, elle n’avait plus le souffle et ses mains se nouaient. Vers la même époque à peu près, Mineo reconnut le retour inexorable de son mal. Mineko fit quelquefois, avec l’une ou avec l’autre, le trajet de Shiroi à Nakano Ku, retraversant la grande ville reconstruite qui couvrait ses blessures des pièces rapportées du modernisme. Kichi-san, toujours fidèle, était là quand on avait besoin d’un chauffeur. Il considérait comme un honneur qu’on fît appel à lui. Sa prospérité récente, qui impressionnait même les yeux inexpérimentés de Mineko, parce qu’il l’étalait avec une naïve ostentation, n’avait pas affadi la vénération d’autrefois. Pourtant, son langage était nouveau, tout rempli de mots que Mineko n’entendait jamais ailleurs que dans sa bouche, mais qu’elle savait être américains. Ses mains étaient couvertes de bagues. Mineko, qui l’aimait bien, appréciait peu le choix étrange qu’il faisait en assortissant ses cravates au rose et au saumon de ses chemises. Elle frémissait aussi en voyant, en imaginant les filets de salive qui dans cette grande bouche se formaient au contact de l’or fin des dents.

Un jour, grand-mère le pria de les conduire au temple Shingon de Monju, dans le quartier Shinju Ku. Elle voulait y prier, disait-elle, pour l’avenir. C’était un petit temple sans attrait qui datait de la fin de Meiji, coincé dans une rue passante et commerciale. Kichi-san s’y gara non sans peine. À l’intérieur, quelques fidèles faisaient brûler des bâtonnets d’encens. L’un d’eux psalmodiait interminablement d’une voix plaintive, comme un être qui n’a plus d’attachements. Mineko n’avait guère fréquenté les temples, mais elle avait souvent joué avec son père au jeu des parfums. Elle essaya de reconnaître ceux qui brûlaient là, devant la statue souriante et narquoise. Elle échoua, naïvement induite en erreur par l’impureté d’un produit dont elle ne connaissait que l’antique perfection. Peu à peu, la fumée l’enveloppa. La voix continuait d’égrener des mots sans suite, où seul l’intervalle tonal avait pour elle un sens, et lui paraissait si ténu que ces sons se mettaient à coller l’un à l’autre, à entourer son front d’un bandeau presque matériel. Puis elle en perçut soudain les harmoniques graves, comme une voix distincte qui surgissait des profondeurs, rythmée par une pulsion plus lente qui semblait la respiration difficile de quelqu’un qui meurt. En surface la litanie se dévidait, et répétait inlassablement les mêmes versets. Trois syllabes, toujours les mêmes, y résonnaient, s’y amplifiaient comme parlées par cette voix de basse obstinée, qui était celle de son grand-père, crut-elle, au moment de sa disparition. Trois syllabes… S’il y avait un message à transmettre, pourquoi précisément le nom de Kichi-san ?…

Mineko s’éveilla, refusant le contenu du message sans même en comprendre le sens. Elle se rendit compte que l’air était presque irrespirable, elle se sentit malade. À côté d’elle, grand-mère était si absorbée par sa prière qu’elle put à peine l’en distraire. Au-dehors, dans la courelle du temple, une vieille femme était assise dans la cendre, à côté d’un brasero. Elle avait de longs cheveux blancs mal peignés, et les yeux fous. Grand-mère lui jeta quelques pièces. La vieille prit une écaille de tortue, et l’exposa quelques instants à la chaleur. Mineko n’avait jamais vu ce genre de mantique. Elle approcha son visage de la flamme, attirée par l’aspect rugueux et coloré de l’écaille, imaginant la sage et forte bête qui s’en était couverte et qu’un hiver trop froid, peut-être, avait gelée. Soudain, le rude paysage se craquela, se boursoufla, se fendilla, comme détruit par un acide. Mineko eut le souffle coupé, des larmes lui jaillirent des yeux, peut-être à cause de l’odeur âcre de la corne rôtie, qu’elle ne devait jamais oublier. Mais il y eut aussi, semble-t-il, le cri de la vieille sorcière et le geste de sa grand-mère, qui la tira violemment par le bras, lui faisant mal à l’épaule et l’entraînant par delà le portail,  par delà le mur, loin de cette odeur et de cette pourriture cendrée, aussi vite que son vieux pas l’y autorisait.

Peu après, Mineko fit un rêve. Elle était toute petite fille, et voyait les choses d’un regard aigu, comme avec une loupe. Grand-père l’entraînait dans les longs dédales d’une maison vide. Il boitait bas, et pourtant marchait vite en lui emprisonnant la main dans la sienne, douloureusement. Dans son autre main, il portait un furoshiki de soie blanche. Ils parcoururent un couloir. Elle y perdit quelque peu le sens de l’espace. Les croisillons des fenêtres, par où entrait la lumière, renvoyaient à la marqueterie du plafond, à celle du plancher, qui tous deux la reflétaient et finissaient par abolir la notion de relief et celle de distance. Au bout d’un temps incertain, elle vit que Kichi-san les attendait. Il souriait, prit le furoshiki que grand-père lui tendait, et se mit à le développer. Mineko approcha son visage. À l’intérieur, sous le sourire des dents d’or, il y avait la mort et l’odeur de corne rôtie, qui prit Mineko à la gorge et la suffoqua.

Par la suite, elle fit plusieurs fois ce même rêve, avec quelques variantes. Lorsqu’elle fut plus à même de comprendre les choses des adultes, elle pensa que Kichi-san trafiquait, et que c’était l’origine de sa fortune. Elle se mit à le craindre. Mais elle ne pensait plus que rarement à son grand-père, et lorsqu’elle y pensait sa gorge se serrait, sans qu’elle voulût en trouver la raison.

                                        *

Peu à peu, l’argent devenait plus rare. On avait vécu sur ce qui restait de l’opulence d’autrefois, et sur des biens dont Mutsuo, par quelque moyen que ce fût, avait su ralentir l’érosion. Quand Mineko eut une douzaine d’années, il devint évident que, la source étant tarie, les réserves arrivaient à leur terme. La vie devint alors plus simple, se dépouilla des quelques habitudes que leur ancienne position les avait obligés à conserver. Une part de travail de plus en plus grande pesait sur les épaules de Mineko, qui devait, lorsqu’elle revenait de l’école, jardiner, cuisiner, nettoyer la maison. Son père, déjà, ne pouvait plus utiliser sa fausse jambe, et retrouvait avec résignation ses gestes d’infirme. Assis à même le sol, parmi des monceaux de rames de papier, il écrivait à la demande les annonces de mariage ou les actes notariés qu’on lui demandait parfois de bien loin. Ce travail pourtant le passionnait. Pour son propre plaisir, il fit un recueil des haïku de Bashô, traçant des signes dont Mineko, invisible et silencieuse dans son dos, cherchait à saisir la genèse mystérieuse. D’autres fois, il recopiait les anciennes chroniques, Kôjiki, Nihonshôki, Heike Monogatari, en recréant pour chacune d’entre elles le style qui convenait à l’époque et au sujet. Mineko l’imitait. Elle surprenait souvent son professeur lorsqu’une banale copie devenait un poème par l’enthousiasme qui, soudain, lui déliait la main. Ils prirent l’habitude, quand elle en avait le loisir, de se retrouver devant la pierre à encre. Le jeu, pour Mineko, était alors de lire les caractères chinois  que son père dessinait. Un grand nombre d’entre eux étaient rares, ou même inusités de nos jours. Et sa manière personnelle, un hermétisme de plus. Elle transcrivait en kana l’idéogramme, lorsqu’elle croyait avoir trouvé. Et tous deux s’amusaient, tantôt de son erreur, tantôt de sa perspicacité. Ce jeu leur prit quelques années : l’enseignement n’avait pas de fin. Mineo cependant maigrissait, envahi peu à peu par les germes. La douleur, autrefois circonscrite, l’habitait. Un jour, elle avait quatorze ans, elle le vit tracer des signes réellement étranges sur une feuille bleue de papier de Corée. Elle se demanda s’il s’agissait d’un autre style, d’une écriture inconnue, ou encore d’une sorte de dessin.  Il tourna les yeux vers elle, si fixement qu’elle ne savait s’il regardait en lui-même ou s’il voyait, à travers elle, quelque chose. Elle crut pourtant que ces signes s’adressaient à elle, ou qu’elle avait, à tout le moins, à les comprendre ; que c’était là son droit naturel, peut-être son devoir. Elle lui répondit sans mot dire, comme elle en avait l’habitude, par quelques traits jetés sur le papier :

« L’énigme que ce jour votre main me propose

   Dépasse le rayon de ma petite lampe.

   Pour sonder l’obscurité

   De quelle tradition dois-je chercher la braise ? »

Il ne répondit pas tout de suite. Il lui fallut le temps de revenir. Quand il se rendit compte qu’elle était là, qu’elle lui avait écrit, il eut un moment de surprise, et peut-être même d’affolement. Il finit par répondre, toutefois :

« Échappés au silence,

   Au temps crépusculaire où mon esprit aspire

   À changer de fatigue,

   Pour l’homme que je suis ces signes ont un sens

   (Ne cherche pas à percer leur mystère) »

Elle sut qu’il avait un secret, et négligea sa recommandation. Et comme il ne lui disait rien, elle prit l’habitude de le regarder, en laissant errer son imagination, et de deviner ce qu’il pensait. Souvent, la tâche n’était pas impossible, car dans le monde clos de Shiroi traînaient, comme sur la plage des objets déposés par la mer, les repères du passé. Les yeux de Mineo allant de l’un à l’autre, quelques rares paroles et plus souvent la qualité d’un silence balisaient son parcours. De plus en plus, d’ailleurs, à mesure que son corps se tassait, survenaient ces moments d’absence où ces mêmes yeux, opaques au dehors, s’ouvraient sur l’espace intérieur. À quelques traces, pourtant, au pli de sa bouche, aux rides de son front, à tel tressaillement minime de ses mains, Mineko connut que le souvenir rappelé par son père était une blessure, où la vie et la mort se mêlaient. Il avait toujours été avare de confidences. Elle savait qu’il avait fait la guerre et qu’il en était revenu, malade dans son corps, à jamais différent dans son esprit. Elle osa faire le rapprochement.

Sa grand-mère, qui accédait à l’extrême vieillesse, redisait souvent pour elle-même ce qu’était Mineo avant de s’embarquer, paré des mérites qu’on lui prêtait, embarrassé de l’ambition qu’on avait pour lui. Elle avait tant versé de larmes, sur ces espoirs brisés, que son chagrin lui donnait certes le droit, sans comprendre pourtant, de témoigner. En l’écoutant distraitement, Mineko trouvait parfois dans son discours une parole qui l’aidait. Un jour, elle dit : « Cette maladie qu’il a attrapée, là, ce n’est pas seulement la pourriture, c’est le remords ». Et Mineko se demanda comment sa grand-mère le savait car elle-même, depuis longtemps, l’avait deviné.

Dès lors, l’idée lui vint quelquefois, que sa propre croissance pût être cause de la décadence physique de son père. Idée vague et peut-être stupide, mais dont une intuition lui révélait par fragments les détours informulables. Elle ne pouvait rien y changer. Cependant sa victoire, portée par le temps irréparable, lui paraissait trop simple, trop mesquine pour être montrée. Elle ne put s’empêcher de masquer un peu sa propre évolution, pour paraître toujours semblable à la fillette qu’elle avait été, et contrôla inconsciemment le timbre de sa voix, le ton de ses réponses. Elle perdit la familiarité spontanée de l’enfance. Mais la réserve qu’elle adopta n’était pas dénuée d’ambiguïté. Ainsi, le dessein de paraître plus jeune contrastait-il bizarrement avec l’évidence de ses formes, avec la grâce de ses attitudes.

La grand-mère, qui appartenait à la famille des princes Murayama, mourut un soir en s’endormant. Ce ne fut pas une surprise et pourtant, l’événement survenu laissait un vide étrange. Se rassemblèrent alors à Shiroi des gens que Mineko n’avait jamais vus, ne reverrait jamais, et qui étaient ses plus proches parents. Elle se rendit compte à cette occasion qu’elle avait vécu en marge du monde, et ne fut pas loin de se sentir aussi démodée que la fille du prince de Hitachi… Le parc de la villa se remplit de voitures et de bruits. Elle vit des jeunes, qui lui parurent légers, frivoles, inaccessibles. Elle sentit surtout peser sur elle le regard soupçonneux des hommes, que l’argent avait faits gras et puissants, et la pitié, légèrement méprisante, de leurs épouses. Il y eut un moment cependant, quand le bonze récita les prières des morts et que chacun parut les écouter, où cette voix ancienne courbant les têtes restaura l’harmonie : un moment bref, sans doute factice, où l’émotion que Mineko éprouvait ne fut plus sur son front la marque noire de son éloignement. Quand la foule fut partie, elle se rendit compte qu’elle aurait à vivre seule, désormais, avec son père. Elle n’avait pas cru jusque-là que sa grand-mère, qui l’avait suivie pas à pas mais s’était arrêtée au seuil des grandes découvertes, tînt une si grande place dans leur vie, et que son absence changeât tout. Elle s’en aperçut mieux encore au décours des semaines. Se sentant responsable de son père, qui glissait de plus en plus vite vers l’instant de sa mort, elle n’arrivait plus à se distraire de ce souci comme auparavant quand, sachant sa grand-mère à la maison, et ne pensant à rien, elle sortait au jardin pour respirer la fraîcheur de l’air. Enfin, le lien qui unissait l’un à l’autre ces deux êtres passa tout entier dans leur regard et leur devint concret, tangible et souvent douloureux. Elle ne cessait de rechercher en lui les progrès de sa maladie, et sa souffrance creusait ensuite en elle-même ses longues galeries. Où qu’elle soit dans la villa, elle sentait se poser sur ses épaules un regard immobile, détaché peut-être des choses de ce monde, mais d’une incroyable fixité. Elle le regardait aussi, d’une façon plus insolente, pour deviner à travers le mutisme de cette dernière apparence mortelle, le secret d’une existence.

Un jour, il fut incapable de l’appeler. Sans doute une concrétion charriée par le sang s’était-elle logée dans son cerveau, sans être assez grosse pour l’empêcher de penser clairement, ni de s’exprimer par l’écriture. Bien qu’il fût à même d’entendre et de comprendre sa voix, elle lui répondait par le même moyen. Ils retrouvèrent, par force, un mode de communication qu’ils avaient longtemps pratiqué par jeu. C’était comme un rappel de leur ancienne complicité et tous deux pouvaient y trouver, dans leur déréliction, une sorte de plaisir. Il avait gardé la main sûre pour manier le pinceau. Il faisait de chaque message un calligramme. Mineko l’appréciait. Mais elle se demandait anxieusement quand surviendrait, et quelle serait la prochaine atteinte. Elle la crut venue en le voyant soudain pâlir, s’interrompre au milieu d’une phrase banale, puis tracer avec hésitation des signes dénués de sens qui révélaient sur le papier la longue traînée d’un esprit qui s’égare. Elle s’effraya. Plus tard, elle sentit qu’il lui jetait un regard furtif, comme s’il se demandait ce qu’elle avait observé et compris. Elle ne lui posa pas de question. Mais elle vit bien que les signes étaient les mêmes, ou tout au moins de la même facture, que ceux qu’il avait dit un jour « échappés au silence ». A présent que le silence ne leur échappait plus, l’époque était plus que jamais au crépuscule : aussi se dit-elle qu’un long délai ne s’écoulerait plus sans qu’ils ne revinssent troubler la clarté vacillante de leur dialogue. Elle ne se trompait pas. La fréquence des accès devint telle, qu’elle aurait pu n’y voir que l’expression renouvelée, et sans mystère, d’un déclin corporel. Pourtant, ces signes qui devaient avoir un sens et qui, elle en était sûre, se répétaient avec quelques variantes, le montraient à la recherche de quelque chose : peut-être d’une séquence enfouie dans sa mémoire. Mineko ne pouvait pas les lire. Par contre, elle eut un jour l’impression que quelque chose les faisait naître.

Ce fut longtemps une intuition, qu’elle était incapable de justifier. Elle se trouvait imprudente, et se reprochait son audace. Mais deux fois, puis une troisième d’affilée, l’accès se produisit après que Mineo eut écrit un mot comprenant le signe « femme », nyo.

Une autre fois, il avait écrit une phrase en langue chinoise, où figurait le mot Siu « pitié »:

Il fut longtemps troublé ce jour-là, et conserva jusqu’au soir une sorte de mélancolie. Mineko fut plus sûre d’elle, quand elle put vérifier que certaines clés, toujours les mêmes pour autant que son père les écrivît de sa main, ouvraient la porte interdite. Savoir ce qu’il y avait derrière cette porte, et parcourir le long couloir qui la séparait du secret, c’était une œuvre d’un singulier courage qu’elle mit longtemps à rassembler. Mais du moins, la méthode ne souffrait-elle plus de doute : il fallait dresser la liste des caractères, à partir desquels, dans l’écriture, le sens commun se perdait. Elle établit cette liste, et finit par savoir qu’elle n’était pas bien longue, se composant en tout d’une demi-douzaine de caractères. Mais ils faisaient tous partie des classifiques, et Mineo les rencontrait souvent en écrivant les mots les plus divers. Ce qu’il éprouvait à ce moment-là ne peut pas se connaître, encore moins se décrire, mais il était bien rare maintenant qu’il pût les tracer sans être emporté par le délire. Mineko pensa que le mal avait affaibli l’ancienne maîtrise, par laquelle il avait jusque-là dominé ses émotions. Elle s’engagea, seule désormais, dans la voie du déchiffrement. Dans la liste il y avait nyo, la femme. Il y avait la lance ka

et ketsu, le sang:

Il y avait le chien, ken:

et le sceau, in:

Pour Mineko, ce n’était déjà plus un mystère.

              Pitié                             Viol

(La pitié est le sceau du sang, le viol est celui du chien)

Rien n’est plus banal qu’une énigme devinée. Il arrive cependant qu’elle laisse à qui l’a longtemps cherchée le souvenir d’une connaissance antérieure à la pensée, et une saveur d’iode sur les lèvres. Mineko se vit elle-même, avec étonnement, porteuse d’un secret qui l’avait modelée depuis les jours lointains de son enfance, à travers les bonheurs intenses et fragiles, la découverte de son corps, la lente dépossession qu’avait été sa vie, jusqu’à cet instant, où tout se défaisait et où tout s’accomplissait. Elle revint près de lui, pour un dernier regard. Il était là : comme en méditation, mais ses yeux la suivaient. Son visage était lisse et blanc comme un masque. Elle sut qu’il allait mourir, et que rien ne lui avait échappé. Devant lui, un rouleau de papier portait les signes étranges, en plus grand nombre que de coutume, comme s’il avait enfin réussi à tous les retrouver. Il fit un geste pour lui montrer, ou pour lui donner ce texte incompréhensible qu’elle osait à peine effleurer de la main. Il vécut, jusqu’à ce qu’elle se fut décidée à le prendre, saisie à ce moment de l’absurde désespoir d’avoir à tout recommencer, d’avoir au-delà de la mort un autre message à traduire, un autre secret à endurer.

*

Mineko prit en hâte quelques vêtements et chaussa des galoches de caoutchouc, pour quitter Shiroi. Elle traversa les couloirs déserts, que nulle vie n’habitait plus depuis un demi-siècle. Le bruit de ses pas résonnait à ses oreilles comme un dangereux anachronisme. Elle se dépêcha, pour n’être pas rejointe par le silence, ou par l’écho plus redoutable encore d’autres pas dépassés mais qui, peut-être, se hâtaient maintenant. Elle sortit, en s’arc-boutant sur une porte à glissière que la poussière calait. La nuit tombait. Les longues allées du parc s’étendaient devant elle. Elle franchit le petit pont en dos d’âne, et longea la rive du lac en pataugeant dans l’eau noire, qui clapotait. Elle ne se rappelait pas que l’eau fût si haute. Il y avait parfois comme des vagues, comme le flux d’une marée discrète, mais têtue. Au loin, à la hauteur de la grille, elle vit une lumière faible et mouvante, comme un fanal entouré de brume. C’était un espoir, ainsi qu’une crainte : elle ne sut pas démêler l’un de l’autre ces sentiments contradictoires, elle sentit qu’elle était fatiguée, et qu’elle en avait fait assez. La grille était entr’ouverte. Elle se glissa par l’entrebâillement, avec la même facilité qu’autrefois elle passait sous la clôture. De l’autre côté, Kichi-san l’attendait. Un sourire un peu triste masquait l’expression si souvent triviale de ses traits. Il ouvrit la porte de sa voiture et dit : « Viens… ! »