Fiction
Cette suite à la « légende ardennaise » du même nom fait passer le lecteur d’un fait historique, qui date de 1286, à une fiction contemporaine, en passant par un procès en sorcellerie datant de 1612. Elle se réfère aussi à l’œuvre de Marcellin La Garde, qui fit paraître en 1858 son « Val de l’Amblève. Histoire et scènes ardennaises ».
Géomantique d’un lieu: le vallon de Nierbonchera
- La guerre de succession du Limbourg
En 1279 mourut Waleran IV, dernier duc de Limbourg. Sa fille s’appelait Ermengarde. Elle avait épousé Renaud, comte de Gueldre. A sa mort, quatre ans plus tard, son mari voulut, bien sûr, conserver le duché, sur lequel il n’avait à vrai dire aucun droit. Plusieurs prétendants se levèrent alors, notamment le duc de Brabant, dont les droits étaient encore moindres, si ce n’est qu’il se prétendait duc de Lothier et, à ce titre, entendait mettre la main sur tous les fiefs en déshérence. Ce qu’il voulait, surtout, c’était s’assurer la maîtrise de la grande route commerciale de Bruges à Cologne. Ce fut une guerre confuse et atroce, où de petits seigneurs, comme le comte de Berg ou Renaud de Gueldre lui-même, durent en rabattre bientôt devant de plus gros requins. Restaient en lice Brabant et Luxembourg : le premier se battait seul, mais il était assuré du soutien des riches marchands de Bruxelles, d’Anvers et de Louvain, qui comprenaient leur intérêt ; l’autre, attaché à l’alliance féodale, rameutait de fief en fief, de manoir en castel, l’ost des terres d’Ardenne et de l’Eifel. L’empereur Rodolphe lui-même s’en mêla, à son grand dam, car il repartit de Wörringen piteusement vaincu, et aussi l’archevêque de Cologne, qui en cette affaire combattit ses propres sujets, les bourgeois de la ville hanséatique, alliés aux Brabançons pour des raisons commerciales.
Nous sommes en 1286. Du château d’Houffalize, une longue colonne se met en route, conduite par le seigneur Henri, un bâtard de la maison comtale. Son but est d’atteindre et de reconquérir Sprimont, que les Brabançons ont investi quelques semaines plus tôt, un verrou qui empêche tout renfort venant du Sud. Il y a là sept cents hommes d’armes, bien armés et vaillants, originaires d’Houffalize et des villages voisins (Tavigny, Mabompré, Mont le Ban), de la haute vallée de la Sûre et du plateau de Bastogne. Leur marche est légère et leur humeur joyeuse. Ils bivouaquent à Werbomont, sous les étoiles. La nuit est douce. Le lendemain, tout humides de rosée, ils entament la descente vers l’Amblève. À Harzé, sous les vivats, quarante hommes à pied et cinq chevaliers sortent du château, se joignent à la troupe. À Aywaille, la rivière est franchie à gué, sans aucune difficulté. Sur l’autre rive, une délégation vient à leur rencontre : c’est le sénéchal d’Emblève, qui assure son droit seigneur Henri, comte de Luxembourg et duc de Limbourg, de son indéfectible fidélité. Et la troupe continue sa marche triomphale vers Sprimont. Ils sont sûrs d’eux, fiers, et si heureux d’en découdre que leur capitaine néglige toute prudence : au lieu de contourner le Thier des Gattes, il les engage dans le Nierbonchera, un défilé étroit et sombre qui s’en va vers Florzé. Quelques chansons de marche s’élèvent alors, spontanément. Car dans ce lieu, qu’ils sentent hostile et savent dangereux, il faut entretenir le courage et soutenir l’ardeur. Soudain, des troncs s’abattent derrière eux, leur bouchant toute retraite. Des cris s’élèvent. Des rochers s’éboulent, tuant quelques hommes et deux chevaux. Ils se rendent vite compte qu’ils sont entourés d’ennemis, sans en percevoir encore le nombre. La seule issue est en avant. Hardiment, ils se ruent au combat. Mais le chemin est étroit, monte dur. Leur élan s’essouffle. Les Brabançons ne leur font même pas l’honneur de se montrer. Les hommes tombent sur un nouvel éboulis de roche, savamment préparé. Partout, des flèches meurtrières : sur la gauche, sur la droite et devant. De plus en plus d’hommes s’effondrent en râlant. Les survivants se regroupent à l’endroit où le vallon s’élargit un peu. Ils forment un demi-cercle, devant un roc de forme étrange, auquel ils s’adossent en cherchant à protéger leur corps de leurs boucliers.
On dit qu’Henri de Houffalize sortit son cor et, comme Roland, l’emboucha. Mais il n’y avait là personne de son camp pour l’entendre. Charlemagne était sourd. On vit arriver bientôt, pour la curée, des soudards lourdement armés, parlant thiois, puis d’autres, et d’autres encore. Parmi les derniers venus, ils reconnurent le sénéchal et ses hommes, qu’ils venaient de quitter. Ils surent alors qu’ils n’avaient aucune chance. Le rocher de Nierbonchera conserva longtemps la trace de leur sang. Il n’y eut pas ici de David pour chanter : « Comment sont tombés les héros ?», ni de Turold ardennais pour « décliner » leur Geste. Les gens d’ici sont taiseux en diable, ils ont pour cela de bonnes raisons. Mais ce qu’on tait, on le suggère : ne fût-ce que parce qu’il faut s’en protéger. Le fait est que la « pierre sanglante » de Nierbonchera eut toujours la pire des réputations. À la veillée, quand les braises commencent à blanchir et que les enfants sont couchés, on entend parfois parler de la « maîtresse des pierres » : on dit que le rocher de Nierbonchera est habité par une vieille femme sans âge, qui apparaît parfois lorsque la lune est rouge. On dit qu’alors le sang coagulé, emplissant les creux de la pierre, se liquéfie, et chose horrible à dire, que la vieille lèche la roche et boit le sang. Mais peut-être n’est-ce pas vrai. Peu de voyageurs sont assez fous pour passer à côté du rocher de Nierbonchera la nuit, et certes pas lorsque la lune est rouge.
2. Le Nierbonchera au cours des siècles
Dans « Le Val de l’Amblève, scènes et légendes ardennaises », Marcellin La Garde a raconté mieux que je ne pourrais le faire un épisode particulièrement sinistre dont le vallon fut le théâtre en 1786, et dont l’épilogue se déroule, quelques années plus tard, dans un asile d’aliénés à Cologne. Il faut lire ce texte, un peu grandiloquent au début, dans le style de l’époque où il fut écrit, mais qui va se resserrant pour atteindre, dans les dernières pages, un sommet d’horreur pure. Je ne le résumerai pas, mais il faut que je cite les lignes suivantes : « Quant à la pierre sanglante, le lendemain du jour où la nouvelle de l’horrible événement que nous venons de raconter parvint à Aywaille, elle avait disparu : ses débris jonchaient la vallée de Nierbonchera, et comme ils étaient noircis par le feu, il y eut bien des commentaires… La vérité, c’est qu’une main inconnue y avait pratiqué une mine et l’avait fait sauter, à la grande satisfaction des gens du pays, à qui elle rappelait tant de lugubres souvenirs ». Soit. Marcellin La Garde était un enfant du pays. Il pouvait avoir ses raisons de parler ainsi, car c’était laisser entendre que le maléfice était clos. Or, il venait de raconter des événements fort proches de son époque. Il dit même que des sacrifices humains avaient peut-être été pratiqués là, trois générations avant la sienne. Des témoins, des acteurs pouvaient être encore en vie, au moment où il écrivait. Un des charmes des récits de Marcellin La Garde est d’ailleurs le mélange constant entre les faits légendaires et les faits historiques, entre l’invraisemblable et l’avéré. Mais si vraiment quelqu’un (qui, et pourquoi ?) a fait sauter la pierre sanglante, on doit en voir des fragments de nos jours. Ou alors, serait-ce une invention de l’auteur ? Un jour, j’ai voulu en avoir le cœur net.
En ce temps-là, je me rendais à Liège plusieurs fois par semaine, et j’avais pris l’habitude de passer par le Nierbonchera. Je connaissais vaguement l’histoire du lieu, qui pour cette raison m’attirait. Et il est vrai que chaque fois, j’avais peur. Ce sentiment m’amusait. Je n’avais aucune raison d’attribuer ma peur à autre chose qu’une réminiscence. Mais j’étais quand même surpris par l’intensité de l’émotion ressentie, d’autant qu’elle m’envahissait toujours au même endroit, deux cents mètres après l’entrée du défilé, et qu’elle s’évanouissait dès que j’avais rejoint la grand-route, dans le village de Florzé. Plus étrange encore: lorsque parfois je décidais de rester sur cette grand-route, d’éviter le Nierbonchera, de passer par le Thier des Gattes, certes je n’avais pas peur, mais quelque chose me manquait. Comme une envie de fumer, sans avoir de tabac. Au retour, je ne pouvais alors m’empêcher de prendre le tournant, difficilement visible et quelque peu dangereux, qui menait au vallon par le haut. Dans ce sens-là, cette route est d’ailleurs condamnée, aujourd’hui. Je suppose qu’il y a eu des accidents, et ça ne m’étonne pas. Un jour, j’ai donc voulu voir cette pierre, ou ce qu’il en restait. J’ai roulé lentement, regardant des deux côtés sans rien observer de particulier, jusqu’au moment où, sur la droite, un chemin de campagne rejoint la route : le vallon s’élargit, un bosquet de noisetiers borde ce chemin du côté gauche, et monte en pente douce. D’un coup, derrière les noisetiers, j’ai vu une masse sombre. J’ai garé là, j’ai regardé. C’était un gros rocher morainique. Dans mon souvenir, du schiste veiné de marbre blanc. Une forme bizarre, bossue, renfrognée. Aucun autre bloc, de même taille ou plus petit, n’était visible à proximité. La pierre sanglante existait donc. Elle était là depuis la période glaciaire, immobile, intacte, et l’histoire de la mine était une invention du vieux conteur.
Je restais là, sans raison claire. Je m’étonnais de ne plus ressentir cette peur, à laquelle pourtant ces lieux m’avaient habitué. Je me disais aussi que la pierre avait peut-être été plus grande, autrefois, que je n’en voyais là que le plus gros fragment, que les autres avaient pu être ramassés par les tailleurs de pierre de Sprimont pour construire, à quelques kilomètres de là, ces étranges murailles cyclopéennes qui témoignent de leur savoir-faire…Je n’arrivais pas à m’en aller. Le soir tombait. La masse rocheuse me paraissait de plus en plus grosse et de plus en plus sombre et, sous l’effet de la lumière rasante et rougeâtre du crépuscule, comme creusée d’excavations et de trous que je n’avais d’abord pas aperçus. Le froid tomba sur moi tout à coup. J’eus un frisson, et je partis.
Dès lors, chaque fois que je passais, je cherchais à revoir la pierre, toutefois sans m’arrêter. Parfois je la voyais très bien. Parfois, au contraire, il n’y avait là que des branches de noisetier. Mon attention était captivée par elle, et s’il y avait eu un voyageur à ce moment devant mes roues, je ne l’aurais pas vu. Un jour, je la vis, elle. Ce fut un choc. Elle : la sorcière… Une femme sans âge, aux traits aigus, cassée, vêtue d’une petite robe sombre, portant chapeau et parapluie. Venue de nulle part, j’en aurais juré, elle descendait la route à pas menus, et ne me jugeait pas digne d’un regard. Je visai ses mains : elle portait des moufles. Je pensai : « D’où vient-elle ? » et regardai la pierre, comme si elle avait pu me donner une réponse. À présent, je sais où elle habite, mais je ne peux pas l’écrire. Je l’ai revue plusieurs fois. Une fois dans le village de Florzé. Une fois sur la grand-route, près du sentier qui mène aux ruines du château. Une fois… ailleurs encore. Mais toujours vers ces mêmes lieux, comme s’il s’agissait d’amers, toujours dans ce même chemin comme s’il s’agissait d’un azimut, et toujours, autour de l’omphalos de la pierre.
Je me suis documenté, j’ai réfléchi. J’ai découvert d’autres événements encore, dont le lien avec la sorcière de Florzé, ou plutôt sa lignée matrilinéaire, peut être établi. Par exemple, le tournoi qui eut lieu au château d’Emblève, en 1399, pour la main de Mathilde de Roanne, fille du châtelain, et qui vit le duel acharné du prétendant Raoul de Renastienne avec un chevalier inconnu qui faillit l’emporter, mais qui était une femme jalouse, Blanche de Montfort. Marcellin La Garde y consacre un chapitre. Mais il ne dit pas que Mathilde et Blanche se connaissaient. Le chapelain du prieuré bénédictin de Wegbomont, Hugues de Solheid, écrit en 1612, dans une lettre à l’Abbé mitré de Saint-Hubert, que « la lutte entre la Religion et le paganisme fut de tous tems plus dure dans ceste vallée (il parle de la vallée de l’Amblève) que dans toute autre partie de l’Empire. C’est parmi les personnes du sexe foible que l’ancienne foy eust longtems le plus de sectateurs. Il y eust des abbaÿes et des monastères, mais il y eust aussi des convents de nonnains qui ne faisoient aucuns vœux à Nostre Mère l’Eglise. Le Prince Abbé de Stavelo et Malmedy, qui en ce tems estoit Monseigneur Waleran de Schleide, eust à connoître d’un certain convent sis à Awan, à une lieüe d’Aywaille. Il s’y trouva plusieurs filhes nobles yssues de lignages respectés de ce païs, dont la propre filhe du Baron Hugues de Montfort et celle du Sire d’Emblève estoient les plus en veüe. Estant doné le possible scandale il leur évita un procès public, ce qui certes lui fut tenu à honte et à pesché ». Waleran de Schleide occupa ses fonctions abbatiales de 1393 à 1410. Il s’agit donc bien de nos demoiselles. Quand on sait que Blanche de Montfort tua sauvagement Mathilde la nuit même de ses noces, avant de se jeter par-dessus la muraille, on se dit qu’il y a là, l’une nourrissant l’autre, beaucoup de passion, beaucoup de mystère. Le village d’Awan se trouve juste en face de Florzé, mais de l’autre côté de l’Amblève. C’est un hameau. On y chercherait vainement la place d’un « convent », quel qu’il soit. Pourtant, en 1658, on y brûla une « pauvre femme » du nom de Catherine Latour, convaincue de sorcellerie. Les minutes du procès, qui fut jugé à la cour banale de Sougné, sont conservées aux Archives du Royaume. On y lit ce qui suit : « La Cour ordonne mesmement que soyent destruictes la halle où se réunissoient en secret lesdictes mesnies, ainsy que les mansions des filles perdües, et qu’il soit à jamais deffendu de les reconstruire. De mesme est-il faict ordonnance aux passeurs d’eau de renseigner à l’auctorité des Baillys d’Aywaille et de Sougné toutes les foys que dames ou damoyselles descendront de Florzé et demanderont à passer l’eau ».
Le lien est dès lors établi, entre Awan et Florzé. D’un côté, la transmission, l’enseignement ; de l’autre, le siège et le pouvoir. Entre les deux la source tellurique – la pierre – et sans doute l’axe énergétique : la vallée de Nierbonchera.
Dans les solitudes et les embruns de la Langue de Barbarie, près de Saint-Louis du Sénégal, un grand guérisseur m’avait autrefois montré, sur l’un de ces chemins de forces, la trace du passage des Djinns. « Ici, disait-il, c’est une de leurs autoroutes ». Parfois, le vent s’enroulait en torsades, en tourbillons. Le sable, fouetté par la queue cinglante des varans, dessinait d’étranges volutes. Le berger solitaire transhumait la lèpre, en même temps que ses moutons. La sueur des filaos attirait les anophèles, essaims de fièvres chassant au crépuscule. La grande barre, à l’Ouest, cabrait ses chevaux fous. A l’Est, le fleuve huileux et tiède, venu des lointains de Guinée, en traversant les villages toucouleurs du Fouta Toro, s’était chargé de sanies et suintements mortels. Lui, le maître du savoir, sentait sur sa peau l’impact et le toucher des forces fantasques et violentes qui habitaient ces lieux, qui couraient de l’un à l’autre, se combattaient, se renforçaient, se réfugiant soudain dans une termitière ou dans un baobab.
Je n’ai pas oublié la leçon, mais je n’ai pas encore dépouillé la carapace qui protège la peau blanche des morsures du soleil. Ma sensibilité est faible. Pour que je sente quelque chose, il faut que le champ de forces soit énorme. Mais ici, je le sentais, et même, en m’appliquant, je pouvais le suivre à la trace. Je me suis ainsi rendu compte que l’axe n’était pas tout à fait parallèle au tracé du vallon, mais joignait en ligne droite la pierre solitaire aux ruines d’Emblève. Il se prolongeait ensuite, traversait la rivière à Martinrive, escaladait alors la colline d’en face et laissait sur sa gauche les maisons du village d’Awan. La pression s’intensifiait notablement à hauteur d’une friche, où poussent en été les lauriers de Saint Antoine : tache d’un mauve intense, contrastant avec le vert des prés. Un peu plus loin, c’était fini, je ne sentais plus rien.
Ce relevé, il m’a fallu des mois, et une quinzaine de balades, pour le dresser. J’allais autant que possible à pied, avec des bottes. Je notais mes impressions sur un carnet, puis les reportais sur une carte. Il y avait des obstacles infranchissables, des propriétaires ombrageux, des chiens féroces. Après toutes ces recherches, je crois avoir trouvé l’emplacement du « convent » détruit. Il faudrait vérifier, compulser l’ensemble des documents d’époque, chercher sous les racines des épilobes, des ronciers, des fougères, la trace des fondations. Mais pour quoi faire ? Et qui pourrais-je espérer convaincre ? Je préfère en fin de compte une recherche plus intellectuelle : que voulaient ces sorcières ? Que veulent-elles peut-être encore aujourd’hui ? Malgré tous mes efforts, la véritable portée de ces questions m’échappe toujours. Pourtant, je préfère livrer dès à présent, avant qu’il soit trop tard – sait-on jamais ? – les bribes que j’en connais.
L’histoire elle-même nous met sur la voie. Quand la sorcière intervient, elle confère du pouvoir à quelqu’un. Elle a permis au jeune Charles-Martin de devenir Charles Martel, et à Jean de Brabant de devenir Jean le Victorieux, Gambrinus. Mais pourquoi donc s’est-elle acharnée contre Griffo, le malheureux, un être de son sang ? Est-ce pour favoriser Pépin ? A y voir de plus près, le don qu’elle fait n’est certes pas sans contrepartie. Ce qu’elle donne à l’un, elle le retire à l’autre. Mais est-il sûr qu’à plus long terme ce don soit bénéfique ? J’en doute. Après tout, la glorieuse dynastie pippinide ne s’est maintenue qu’un siècle sur le trône impérial. Deux siècles tout au plus, si l’on compte en outre les trônes royaux de France ou de Germanie. Ce n’est rien du tout, à l’échelle de l’histoire. La branche aînée, celle de Lothaire, s’est éteinte presque tout de suite, par l’absence d’un héritier mâle légitime : Lothaire II avait bien un fils, mais de sa concubine, et le Pape Zacharie, obstinément, lui refusait le mariage et la légitimation. La même chose est arrivée aux Carolingiens de Germanie, un peu plus tard. De son côté, Jean III, duc de Brabant, n’eut que des filles. Jeanne, l’aînée, mariée à Wenceslas de Luxembourg, était stérile. Et l’héritage passa à la maison de Bourgogne. On peut comparer avec le destin d’une branche cadette de la même famille, descendant du duc Henri II, qui est encore florissante aujourd’hui. On dirait qu’un surcroît de force, puisé dans l’intervention des sorcières, épuise rapidement la lignée qui en profite et, sans qu’elle s’en doute, la condamne, en quelques générations. Au profit de qui cela se fait-il ? À première vue, au profit des vaincus provisoires. La maison de Luxembourg, dépossédée de ses espérances quant au Limbourg et au Lothier, fut en effet rapidement dédommagée. Le fils du vaincu de Wörringen fut élu Roi des Romains en 1308, puis couronné à Rome en 1312, sous le nom d’Henri VII. Il est vrai qu’il mourut l’année suivante. Mais sa dynastie se maintint, en ligne directe, jusqu’en 1437, et par l’intermédiaire de deux femmes, Elisabeth et Marie-Thérèse, jusqu’en 1918. On ne voit pourtant pas ce qui pousserait une obscure lignée de sorcières, dans un village perdu de l’Ardenne, à intervenir ainsi dans l’histoire. Il doit y avoir une autre clé. C’est Griffo qui nous la donne. Griffo est un contre-exemple parfait : il n’a rien obtenu. Ni le pouvoir immédiat, ni la postérité. La seule chose qu’il ait reçue, au moins l’espère-t-on pour lui, c’est un temps de plaisir. Et la seule chose qu’il ait eu le temps de faire, c’est donner une fille aux sorcières. Ne serait-ce pas là, à leurs yeux, l’essentiel? Partout, les hommes occupent le devant de la scène. Les seules transmissions que mentionnent l’histoire et les chroniques sont agnatiques, c’est-à-dire masculines. Le nom et l’héritage se transmettent de père en fils. S’il faut une femme à chaque génération, si son nom quelquefois demeure dans les annales, sa lignée par contre reste obscure et se perd. Ces sorcières-là jouent un tout autre jeu. Sans doute proposent-elles aux hommes qu’elles veulent séduire un marché de dupes : le pouvoir contre une fille. On a vu ce qu’il en advient. Dès le marché conclu, la lignée masculine acquiert de fait quelque chose en trop, qui se transforme bientôt en quelque chose en moins. D’ailleurs, si Griffo n’a pas longtemps plu à sa femme, c’est qu’il aimait sa fille et voulait la garder près de lui.
3. Une mésaventure
J’ai longtemps hésité à confier ce qui va suivre. Tant pis, il le faut. C’était un soir de juin, lourd d’orage, et la lune était rousse. J’étais seul, un peu trop. Je me suis arrêté dans un café d’Aywaille et j’ai bu. Au quatrième verre, je me sentais prêt à braver toutes les mesnies du monde. Je suis allé respirer le parfum qui, le soir, monte de la rivière : un parfum d’eau acide, de terre noire, de schiste lavé, de frai de truites, avec des relents de feuilles grasses pourrissantes et de fleurs d’iris jaune. J’ai traversé le pont, à l’endroit où jadis un passeur d’eau franchissait la crue à grands coups de gaule, avec son chargement de damoyselles folles. Je suis descendu aux bords mêmes de l’Amblève, attiré par le scintillement des lucioles. Je les ai suivies jusqu’à ce qu’elles s’éteignent, l’une après l’autre, et poursuivies de l’une à l’autre, jusqu’à perdre le sens de l’espace et du temps. Je suis donc incapable de dire où j’étais quand je l’ai revue : sur la berge encore, ou déjà sur le talus parmi les ronces, ou sur la route, ou plus loin dans un chemin de terre entre les hautes berces et les branches basses des prunelliers. Elle marchait à petits pas rapides, devant moi, et la suivre était une évidence. Je restais à distance, parce que je savais n’avoir rien à lui dire, et parce que j’avais peur de ce qu’elle aurait pu me dire. « Louk à ti, m’poyon… » peut-être, comme autrefois. Ou rien du tout, ce qui eût été pire. En fait, elle ne me portait aucune attention, elle marchait simplement comme marche une vieille femme. Je dus sérieusement ralentir le pas, mais nous montions quand même. Et quand elle passa à côté de la pierre, soudain, elle se retourna vers moi. Toute ma vie, je me souviendrai de ce regard, plus perçant qu’une épée, et de son sourire de triomphe, parce que j’étais là. A ce moment, le nuage qui masquait la lune s’en écarta, et la lumière rousse recouvrit tout. Mon esprit dès lors en fut noyé. Je suivis, sans rien entendre ni savoir du lieu où nous allions. Bientôt, nous franchîmes le seuil d’une grande maison. Je me souviens d’une glycine sur la façade, d’un escalier de pierre, et d’une porte vitrée aux carreaux biseautés. A l’intérieur, il y avait une fête, du bruit, des rires et de la musique. Des voix de femmes. Je fus pris bientôt dans une sarabande nue, et j’y laissai, un à un, mes vêtements qui me paraissaient inutiles et même, indécents. Toutes ces femmes étaient très belles, leur rire cristallin juste un peu forcé, leurs yeux sombres juste un peu trop brillants, et leurs mains caressantes. Je ne pense pas y avoir résisté. Je donnai là tout ce que j’avais en moi, sans trop savoir à qui. A peine m’étonnai-je, confusément, de ce qu’aucune d’entre elles ne parlât. Tant que dura la fête, je n’entendis pas un mot de leur bouche, et moi-même ne leur dis pas un mot, comme si les gestes suffisaient, et le son des instruments. Etais-je heureux ? Le mot ne convient pas. C’était du plaisir, du mouvement sans trêve ni fatigue, de l’agir sans réflexion. J’étais happé par la danse, et mené par le son, de plus en plus vite, de plus en plus loin. L’une d’elles, blonde, touchait mon corps si doucement, avec tant d’experte insistance, qu’à la fin je regardai ses mains. Elle avait six doigts à chaque paume, et voilà sans doute pourquoi ses caresses ne ressemblaient à aucune autre…
Aux petites heures de l’aube, je me trouvai nu et tremblant dans une fange, parmi les ronces qui me déchiraient la peau. Tout mon corps brûlait : du contact des orties, de fièvre, de honte. Mes pieds nus pataugeaient dans de l’eau noire et glacée, corrosive comme un acide. A chaque pas, je devais les arracher à la succion des sphaignes. Je finis par m’étaler de tout mon long dans cette eau, qui avait sur les lèvres la saveur du fer, et rampai sur les coudes, sur les genoux, touchai d’improbables grenouilles presque aussi grandes que moi, au contact froid, sourdement hostiles à cette transgression. Je me cachai dans le fossé, au bord d’une route asphaltée, sautant d’une roncière à l’autre. Je finis par me vêtir de quelques cartons trouvés là, puis de vêtements immondes, abandonnés dans une décharge, que le soleil de juin finit par sécher sur ma peau. Je m’en tirai, avec une pleurésie double, et avec une durable humiliation. De l’une et de l’autre on finit par guérir. Mais est-il possible de guérir tout à fait de la découverte que je fis, dès mon arrivée sur la route ? J’étais à quelques centaines de mètres du village d’Awan, non loin de la friche aux épilobes… Et nul souvenir de m’y être rendu. Le plus pénible fut le sentiment d’avoir été utilisé dès le début : attiré, pressé comme une orange, et jeté aux orties. Ce qui rendait bien amère l’évocation de la fête, de l’ivresse des sens. Dans mon parcours presque circulaire, d’Aywaille à son hameau d’Awan, j’avais été d’abord aspiré vers cette maison, où quelque chose m’avait été pris. Aussitôt, j’en étais expulsé, sans égards et sans ménagement, suivant la même voie d’énergie si patiemment reconnue peu de temps auparavant.
Quatre ans ont passé. Il n’est plus temps de pleurer. Je pense à la fille que j’ai pu engendrer cette nuit-là, celle qu’elles voulaient de moi pour perpétuer leurs folies, celle que je n’ai jamais eue d’une femme ordinaire. Je ne doute pas qu’elle existe. Et, même si elle a six doigts, je la veux !