Récit de voyage
21 juillet 2005 : Bruxelles – Budapest
Quitter son pays le matin de la fête nationale, c’est bien près d’une désertion… Nous sommes assis, David et moi, place d’Espagne, avec nos gros sacs à dos. David porte aussi le « bergame » de Dan, celui que nous allons visiter en Roumanie parce que la Belgique l’a expulsé. C’est un sac à dos en cuir, à l’armature d’acier. Vide, mais très lourd, il servira de bagage à main dans l’avion. Pour expier notre défection, nous allons d’abord au Te Deum chanté à Sainte-Gudule, à deux pas. Comme deux touristes, nous regardons se rassembler les anciens combattants chenus dont c’est dit-on la dernière apparition publique. Parmi eux, devrait se trouver Luc. Non, il a dû oublier de se réveiller. Il va falloir partir, quand un petit homme arrive, fébrilement porteur d’un drapeau roulé autour de sa hampe. Il est étonnamment jeune pour son âge supposé, la poitrine fièrement constellée de deux décorations en toc. C’est Luc V., 52 ans, « lieutenant » du porte-étendard aujourd’hui trop vieux du 3ème régiment du Génie. Demain, il sera garde-ville aux fêtes triennales de Huy, toujours prêt à rendre service et à boire un coup en bonne compagnie. On se salue, on s’embrasse, on part enfin. Deux heures plus tard, dans l’avion suisse qui doit nous conduire à Zurich, on nous annonce que l’armée de l’air belge survole la plaine. L’aviation civile est clouée au sol. Vingt minutes de retard. On finit par décoller, en espérant ne pas heurter de plein fouet un F16 distrait, ou égaré…
Zurich : Une heure d’escale. Juste le temps de changer d’avion. En vol, cette Suisse-là semble aussi plate que la Belgique. Nous voyons le lac de Constance, la presqu’île de Lindau, puis le Salzkammergut, le Burgenland, la plaine hongroise, le tracé du Danube. Descente sur Budapest : on survole l’île Margit et le large fleuve où est amarré le ponton, auberge de jeunesse où j’avais essayé, vainement, de réserver nos chambres.
Budapest : L’aéroport est très loin de la ville. Le seul transport est le taxi, individuel ou collectif. Les abords de la ville sont sales et poussiéreux, l’itinéraire bien compliqué. On débarque à la gare de Keleti, où Maria, une amie italienne, nous attend.
Rendez-vous au buffet de la gare… Dans toutes les gares, n’est-ce pas, il y a un buffet. Pas à Keleti, semble-t-il. Y a-t-il même une entrée à cette gare ? Nous tournons en rond sans découvrir autre chose que des portes furtives, des buvettes fermées. Seule chose à faire, téléphoner… en espérant que nos portables respectifs seront autorisés à communiquer entre eux sur le sol hongrois. Et ça marche ! Maria se trouve à deux pas. Mais où ? Sa description des lieux ne correspond pas à ce que nous voyons. Finalement, on l’aperçoit, sur un quai, bien cachée par ses tresses érythréennes. Retrouvailles. Maria est là depuis le matin, après une nuit de train. Elle a eu le temps de visiter tout le centre, de Pest à Buda et de Buda à Pest, à la recherche d’un hammam inaccessible : c’était le jour des hommes.
Hôtel Benczur : un bel hôtel dans une rue tranquille, près de la place des Héros. On s’installe confortablement. Maria nous invite au restaurant : cuisine typique. Une page entière du menu est réservée à la viande de chèvre. J’essaie. C’est bon, mais la bête était bien vieille. Un bouc, peut-être ? Cela me rappelle les viandes africaines qui avaient tellement esquinté mes gencives.
22 juillet : Budapest – Oradea
Nous partons à pied, tous les trois, à la recherche d’une voiture de location. Nous sommes dans un beau quartier : avenue larges et tranquilles, plantées d’arbres ; la Place des Héros (Hősők Tere), autoglorification nationale, est toute proche. Mais les hôtels particuliers sont dans l’état où le temps les a laissés. De petits commerces voisinent avec les ambassades, occupant une pièce au rez-de-chaussée d’un palais prestigieux, mais découpé en morceaux et décati. La grande place Oktogon (autrefois place Karl Marx) mène au cœur de Pest. L’agence de location est dans Vaci Utca, la rue la plus célèbre et la plus animée de la ville, dans une sorte de galerie, à côté du grand hôtel Tereza. Une affichette collée sur la vitrine nous annonce qu’ « à cause d’un problème technique, les bureaux sont fermés ». Nous sommes priés de nous adresser au bureau central : pas d’adresse, mais un numéro de téléphone. Commence alors une scène typique du désarroi du touriste qui ne connaît pas un mot de hongrois. Nous prenons d’abord un café à l’hôtel Tereza, dans l’espoir de pouvoir téléphoner de là. Mais n’étant pas clients de l’hôtel, nous nous faisons refouler. Je pars chercher une cabine téléphonique et de fait, il y en a partout, mais elles fonctionnent avec une carte. Faut-il en acheter ? Où, et comment ? Je cours d’une cabine à l’autre, finis par en trouver une qui accepte les pièces. Je téléphone en anglais, on me répond en anglais : tout va bien… Sauf que l’adresse que je cherche à connaître est hongroise et que je suis incapable de la retenir, de la noter… et même de l’entendre. Je reviens bredouille. Maria nous sauve la mise en obtenant, avec son sourire, l’aide d’un jeune homme qui téléphone sur son propre portable et nous écrit l’adresse de sa main. On la repère sur le plan : c’est assez loin. Il est déjà 11 heures. Maria et David rentrent à l’hôtel pour libérer les chambres. Je continue seul, le long du Danube. Il y a bien un tram, mais il roule dans un seul sens : le mauvais. Je fais du pas scout, par 35°. J’arrive en nage à l’agence, où l’accueil est excellent mais le prix trois fois plus élevé que prévu. Explication : le prix de base est à augmenter du kilométrage et de l’assurance, nettement plus chère si nous sortons de Hongrie. Je n’ose d’ailleurs pas dire où nous allons. Je parle vaguement d’Oradea (ville roumaine, mais proche de la frontière). Pas de problèmes, mais un conseil : « Ne laissez jamais, en Roumanie, la voiture dans la rue, la nuit ». Les voleurs pittoresques tsiganes, on sait (cf. voyage en Slovénie, 1998). On nous le redira souvent, en Roumanie même. Je reviens à l’hôtel Benczur, fier comme Artaban, au volant d’une Fiat Punto, sans me tromper une seule fois de chemin. Tout semble facile. On payera au retour.
La suite est moins simple. Il faut prendre la route de l’aéroport, puis celle de Debreczen. Aucune indication visible. Nous nous retrouvons sur l’autoroute de Miskolc, comme en 1998, à ceci près qu’alors nous allions à Miskolc. Demi-tour. Errance dans des friches industrielles. Puis Pest à nouveau, dont la circulation devient horriblement compliquée. Toujours pas la moindre indication concernant l’aéroport. Quand nous finissons par trouver le bon chemin après avoir tourné trois fois en rond, c’est pour tomber sur des travaux routiers et des embouteillages terribles. Nous mettons trois heures à quitter Budapest. On s’arrête bientôt pour manger, et je constate encore une fois l’excellence de la cuisine ordinaire en Hongrie. Le paysage, par contre, est banal et monotone jusqu’au passage de la Tisza. Là, enfin, un peu de vraie campagne… En 1998 aussi, nous avions respiré en franchissant cette rivière : elle était alors vierge, c’est-à-dire grosse de vie, pleine de poissons et d’oiseaux. Quelques mois plus tard, une mine d’or roumaine vomissait du cyanure et tuait toute vie sur des centaines de kilomètres. Aujourd’hui, vu de haut et de loin, la Tisza semble revenue à la vie.
Bors : la frontière.
Une vraie frontière, avec la douane hongroise à bonne distance de la douane roumaine, pour que des ennemis virtuels n’aient pas l’occasion de fraterniser. Files différentes pour les citoyens de l’Union et les autres. Étrange impression : à la douane roumaine, nous faisons la file avec les Hongrois qui sont déjà Européens et, au mépris de toutes les convenances, les « autres » avancent deux fois plus vite… C’est d’autant plus curieux qu’on a, en même temps, l’impression de rentrer chez soi, simplement parce qu’on recommence à comprendre ce qu’on lit, et même les mots de la langue parlée, en roumain. Au bout d’une assez longue attente, nous passons sans encombre en perdant, du coup, une heure de notre journée (la Roumanie est dans le même fuseau horaire qu’Istanbul).
Oradea
Nous entrons dans la Crişana, une région longtemps hongroise, et dans la province de Bihor. Curieux, ce nom indien… On s’approche de notre première ville roumaine, et c’est vraiment aussi déglingué, négligé, brinquebalant que dans les récits des voyageurs. Je roule très lentement pour éviter les trous et, surtout, les procès. Il est impossible que dans un tel endroit, la vitesse maximum ne soit pas celle des chars à bœufs. Banlieues tristes. Seul espoir : après des centaines de kilomètres de plaine, il y a enfin des collines à l’horizon. Nous entrons alors dans la vieille ville, à la recherche de l’hôtel Parc, dont le guide de Maria dit du bien. Et la vieille ville est un enchantement (au sens fort du terme : le château de la Belle au bois dormant devait être lui aussi à demi ruiné, comme ces merveilleux et absurdes palais Belle Epoque – « baroques », disent les Roumains, en fait une variété très locale de l’Art Nouveau. Très locale, parce que Horta ne reconnaîtrait pas ses petits dans cette architecture tout en ornementation, sans lien entre le décor et la structure. Baroque, disent les Roumains : ils n’ont donc pas tort.
Après quelque recherche, nous trouvons l’hôtel Parc, qui est d’abord une extraordinaire porte en fer forgé, puis un couloir, puis un guichet minable… puis un monumental escalier, des vitraux à chaque fenêtre, des stucs aux murs et aux plafonds, du marbre sous nos pieds. Les toilettes sont immenses. Mais elles ne peuvent être fermées de l’intérieur. En Roumanie, une toilette dont la porte se ferme de l’intérieur, cela n’existe pas.
Nous sortons quand le soleil se couche, le temps d’admirer les églises et les hôtels particuliers sous la lumière rasante, de traverser le Criş (Crişul Repede) quand s’allument les réverbères, et de rentrer à la nuit. Repas en plein air, dans un restaurant que les gens du cru paraissent apprécier, une occasion d’entendre pour la première fois l’horrible substitut de musique que notre hégémonie culturelle refile aux Roumains, naguère possesseurs de la musique populaire la plus inventive d’Europe. Oradea, ville bilingue (en hongrois on dit Nagyvárad) se vante de la bonne harmonie ethnique qui y règne. Les Hongrois sont 27,6% du total. Dans toute la Crişana, du reste, et dans toute la Transylvanie jusqu’à l’extrême est de cette région, les villages hongrois sont presque aussi nombreux que les villages roumains. Au fin fond des Carpates, trompé par notre plaque d’immatriculation, le réceptionniste de l’hôtel Mureş nous prendra un instant pour des Hongrois. Son œil brillait. Nous avons dû le décevoir fortement. Pour les Roumains, les Hongrois sont l’ennemi héréditaire, disait autrefois Ion B., lui-même issu du mouvement fasciste des Gardes de Fer de Codreanu. Mais nous n’avons pu percevoir aucune hostilité envers eux (c’est-à-dire envers nous) au cours du voyage.
23 juillet : Oradea – Topliţa
Nous entrons dans les Monts Apuseni par la vallée du Crişul Repede, en direction de Cluj Napoca. Agréable paysage de moyenne montagne. Nous arrivons bientôt sur un plateau fait de collines basses, herbeuses, peuplées de chevaux et de moutons. C’est l’image archétypique de la Transylvanie.
A Huedin, deux surprises : d’abord un marché d’artisanat populaire qui ne semble pas fait pour les touristes (il n’y en a guère) et dont les pièces semblent être de grande qualité. Nous sommes impardonnables de ne pas nous y être arrêtés. Naïvement, nous pensions avoir le temps pour nous. Mais nous ne verrons plus jamais d’aussi belles pièces au cours de ce voyage : vêtements en peau de mouton, tissages, céramiques, bois sculptés. Ensuite, nous rencontrons nos premières « pagodes », c’est-à-dire des palais tsiganes. Un reportage de Géo nous avait montré ces maisons luxueuses et tarabiscotées, que se font construire les Tsiganes riches, mais je pensais que cela se limitait à un seul village. Il y en a donc ailleurs, et à Huedin. Plus tard, nous en verrons encore bien d’autres. Ces maisons sont toutes neuves. Il semble que la possibilité d’en construire soit récente (c’est la même chose avec les églises, tous les villages s’en construisent une). Elles sont généralement en ciment, mais ce ciment est tout orné de colonnettes, les fenêtres ont des formes orientales, et les toits, surtout, sont brillants comme de l’argent et ajourés comme des dentelles. Cette exhibition de richesses est très étonnante et ne peut qu’attiser la jalousie des paysans pauvres. On nous dira qu’un tel palais vaut 100.000 €. Peu de chose à notre aune. Mais en Roumanie c’est énorme. D’où vient l’argent ? Des Roumains nous ont dit qu’à l’époque du communisme les Kelderari (Tsiganes chaudronniers, kalderash) s’étaient spécialisés comme passeurs. Que pour faire franchir le rideau de fer, ils demandaient un kilo d’or par personne. Que Ceausescu avait réquisitionné cet or, mais qu’Iliescu l’avait rendu à ses propriétaires, qui se sont empressés de construire. Cette histoire nous paraît tendancieuse. Mais elle est significative, et grosse de pogroms à venir. Des Tsiganes riches, il y en a donc. Des pauvres, il y en a aussi, et beaucoup. Au bord de la route, nous avons vu des familles manger autour d’un feu de bois, nomadisant avec un chariot bâché tiré par un cheval famélique. Ils n’avaient vraiment pas l’air riche, même la roulotte était hors de leur portée.
Cluj (Napoca)
Cluj est le nom historique de la ville. Napoca en est le nom antique, du temps des Daces. Ce sont les nationalistes roumains qui l’ont ajouté, artificiellement, pour bien faire sentir qu’ils étaient là, les Roumains, avant tout le monde. Les abords sont faits d’immeubles gris. Nous garons sur la Grand-Place, devant la cathédrale et la statue du roi Mathias Corvin, qui est né ici. On cherche une cabine pour téléphoner à Dan, qui nous attendra à Iaşi. Maria et David se font photographier devant la porte de la maison natale du roi Mathias : une belle demeure certes, pas un palais. Sur le mur, deux plaques, l’une en hongrois, l’autre plus récente en roumain. La première salue le grand monarque que fut Matyás Hunyádi, roi de Hongrie. La seconde précise que ce roi était de famille roumaine, fils de Ioan de Hunedoara. Toutes deux ont raison. Jean Hunyádi, voïvode de Transylvanie, fut d’ailleurs aussi régent de Hongrie.
Nous partons à la recherche d’un restaurant typique, mentionné dans le guide de Maria, et le trouvons avec peine dans une toute petite rue, sans enseigne. Agréable cuisine (ciorbă, gulaş ardelenesc, mamaligă…). Plus tard, on croise un mariage, les musiciens tsiganes sont là, mais nous ne pouvons arrêter la voiture. Maria réussit à les photographier. Ce sera la seule fois que nous en verrons, hélas. Ce que les gens d’aujourd’hui écoutent est une sorte de world music, un mélange d’influences roumaines et arabes mixées avec un rythme techno…
Après Cluj, je pensais traverser, en direction de Târgu Mureş, le pays des Szekelyi. Il s’agit d’une population de langue hongroise, un dialecte différent toutefois du hongrois standard. Ces gens disent descendre des Huns… C’était autrefois des paysans-soldats, comme les Cosaques. Ils se battaient tellement bien que les Habsbourg leur avaient accordé à tous, collectivement et individuellement, le privilège de noblesse. La Transylvanie s’appelait alors le pays des Trois Nations : Hongrois, Allemands (« Saxons »), et Szekelyi qu’on appelle aussi, en français, Sicules, pour mieux les confondre avec un ancien peuple, éponyme de la Sicile, avec lequel ils n’ont rien à voir. Il y avait aussi des Roumains en Transylvanie, ils faisaient même la majorité. Mais ils étaient orthodoxes, ils ne comptaient pas. Les nobles roumains, dont les seigneurs de Hunedoara, étaient parfaitement magyarisés. Quant aux Tsiganes et aux Juifs, les autres nations de Transylvanie, on n’en parlait même pas.
Mais le temps passe, et nous décidons de prendre la route directe vers Beghin. Route d’ailleurs excellente, fréquentée toutefois par d’antiques véhicules dépassant à peine les 20 km/h. Le guide de Maria mentionne, un peu plus au nord, la ville de Gherla, où se trouvait un des principaux bagnes de l’époque communiste. A partir de Beghin, la route se rapproche des Carpates (entre les Munţii Ghiurghiu et les Munţii Călimani). Je vois qu’il sera impossible de faire étape à Piatra Neamţ. On s’arrête donc à Topliţa. Ce nom évoque pour nous Moravske Toplice, agréable lieu de séjour et station thermale du Prekmurje slovène. Hélas, la Topliţa roumaine sera la ville la plus laide que nous visiterons. Dans une nature sans doute très belle, il n’y a que des blocs de béton, des commerces sinistres, des restaurants nauséabonds, des habitants qui visiblement s’ennuient. À une époque, on a dû espérer en faire un centre touristique, parce que cette ville est la plaque tournante de plusieurs vallées. On n’a construit qu’un seul hôtel (Mureş) où nous sommes obligés de retenir deux chambres qui nous coûtent bien trop cher. J’en partirai avec la télécommande de notre chambre, qui m’embarrassera durant tout le voyage !
24 juillet : Topliţa – Hârlău
Route de montagne. On frôle, sans la traverser, la station thermale de Borsec dont viennent de nombreuses bouteilles d’eau minérale vendues ici. Des chevaux se promènent sur la route, sans frein, leurs propriétaires sont invisibles ou, parfois, se reposent plus loin, à l’ombre. Souvent, ils sont tsiganes. On voit encore de petits hameaux montagnards, des maisons en bois souvent peint, des jardinets enfermés dans d’étroits enclos, face à d’immenses horizons. Des fleurs, des ruches souvent. On arrive au grand lac de Bicaz, ou Lacul Izvorul Muntelui, impressionnant par les échappées qu’il offre sur le massif de Ceahlău, en face : point culminant des Carpates de Moldavie. Au bout du lac, près du barrage, on voit les dégâts causés par les récentes inondations. Rien de grave ici, les vrais dégâts commencent un peu plus au sud, dans la région d’Oneşti et de Bacău.
Nous nous arrêtons un moment à Piatra Neamţ (Neamţ est le même mot que le russe nemets, signifiant « allemand »). Jolie ville, où le voïvode de Moldavie eut un jour son château avant de se déplacer vers l’est. On téléphone à Dan : il nous attend non pas à Iaşi mais à Hârlău. Nous partons vers Roman, par une route excellente qui passe tout près du lieu de naissance du grand voïvode Ştefan cel Mare (Etienne le Grand : 1434-1504, 48 ans de règne, 47 guerres, 45 victoires contre les Ottomans ou contre les Polonais, fondateur des monastères de Bucovine que nous verrons plus tard. Il est évidemment considéré ici comme un saint). A Roman, nous arrivons dans la plaine moldave. Le paysage change du tout au tout. Ce sont de larges plaines à peine vallonnées, des horizons steppiques sans limites, avec des chevaux entravés paissant autour de leur longe, comme des repères parsemés çà et là. Quelques champs de tournesol donnent de la couleur à ce qui ne serait autrement qu’un pastel vert clair. Une importante rivière passe là, affluent du Danube : le Şiret. Nous la remontons, nous la traversons, puis nous l’abandonnons en remontant vers Târgu Frumoş. Beaucoup de villes s’appellent Târgu quelque chose. Sans doute est-ce le même mot que le slovène/serbo-croate Trg, qui veut dire place, et donc marché. Târgu Frumoş veut donc dire le Beau Marché. Noter aussi que l’on écrivait jadis le même mot Tîrgu. La lettre î et la lettre â se prononce en roumain de la même façon : comme le i sourd en russe. L’orthographe a hésité : autrefois, on écrivait toujours î sauf dans le mot România, pour souligner la filiation romaine. Récemment, pour se dégager encore plus de l’influence slave et « pour être fidèle à l’étymologie », on a remplacé presque tous les î par des â, même dans des mots manifestement slaves, comme Tîrgu.
A Târgu Frumoş, nous cessons de prendre la direction de Iaşi pour remonter vers le nord. Avant Hârlău, nous traversons le célèbre vignoble de Cotnari, qui fut aussi réputé que Tokay ou Sauternes pour son vin bothrytisé. Qu’en est-il aujourd’hui ? En tout cas, on y fait encore du vin, et on le vend. L’ensemble des installations ressemble à une coopérative vinicole modeste.
Hârlău : petite ville sans séduction particulière, traversée par un boulevard surdimensionné. A côté, de petites rues se croisent, perpendiculaires et grises, puis on est tout de suite à la campagne : les routes suivent le mouvement du terrain, les maisons se construisent selon le goût et les moyens du propriétaire, ici en torchis, là en matières synthétiques rutilantes (oh le rouge de certains toits !). Les voitures à cheval, les chariots sont plus nombreux que les voitures. Dan nous attend devant l’hôtel Rareşoaia, le seul de la ville, du nom d’une princesse du 15ème siècle. C’est aussi le lieu où s’arrêtent les taxis collectifs et les minibus de la compagnie Codreanu (le leader fasciste de ce nom était lui aussi de la région). C’est là que mendient les enfants tsiganes. Nous garons la voiture dans un endroit discret, avant de comprendre qu’il faut, au contraire, la laisser dans le lieu le plus visible, en comptant sur le contrôle social. D’ailleurs, à Hârlău, on se gare n’importe où. L’endroit le meilleur serait chez nous le pire : au bord de la route, en pleine circulation.
Dan est là. Les retrouvailles sont émouvantes, malgré les enfants qui nous taxent. Officiellement, il a changé d’identité. Il s’appelle dorénavant N. Il nous montre sa vraie fausse carte d’identité, fruit d’un bakchich évidemment. Même sa date de naissance est modifiée. Mais il n’a pas encore de passeport, et compte sur nous pour l’aider à se le procurer. Nous verrons que ce n’est pas facile. En attendant, on prend un verre dans une buvette, la voiture bien en vue. « Ces enfants, là, ils sont capables de vous prendre vos quatre roues en quelques minutes… ». On se promène, on s’arrête dans un deuxième, dans un troisième café. Partout Dan a des amis à nous présenter. D’abord un autre Dan, puis Florin. On s’arrête plus longtemps chez Dana, qui tient un « magazin mixt », à la fois épicerie et buvette. Les clients sont en majorité tsiganes, même si Dana ne l’est pas. Bonne ambiance.
Une vieille dame tsigane très souriante, un papa avec sa gamine toute mignonne, en robe de princesse vert pâle, qui fait amitié tout de suite avec Maria. Les enfants roms apprennent peu à peu à nous respecter, c’est-à-dire à nous parler au lieu de demander des sous. Un homme arrive avec un cheval gris pommelé, très maigre, et veut absolument que David le monte. Dan cherche quelqu’un qui accepterait de nous loger. Il s’adresse d’abord à l’autre Dan, qui accepte de se mettre à la recherche d’une maison pour nous héberger, puis il se ravise et demande la même chose à Florin. Ce revirement me met mal à l’aise, mais quand le premier revient tout s’arrange : on part d’abord avec lui, visiter la ville, et plus tard on ira s’installer chez Florin.
Hârlău est peut-être une ville quelconque, mais elle n’est pas antipathique. En même temps, elle a un passé très intéressant. C’est une des premières capitales de la Moldavie. A ce titre, elle possède les ruines d’un château de Ştefan cel Mare, et une très vieille église. Plus tard, une importante population juive y a vécu, formant même la majorité des habitants. Cette communauté a pu fuir la région avant le déclenchement de la Shoah, et vit actuellement aux Etats-Unis. Dan nous montre l’ancienne synagogue, marquée par deux stèles, l’une en hébreu ou en yiddish, l’autre plus récente en roumain : « Donatiunea Sura şi Beniamin STRULOVICI FOCSANI în memorie parinţilor lor Freida şi Naftulie GRIMBERG 1935 Execut. sub supraveg. unchiul. lor Mendel LANDAU ». Apparemment les enfants Sura et Beniamin ont dû, eux aussi, changer de nom. Le château est complètement ruiné. C’est un champ de plantes sauvages et de pierres, dont l’exploration archéologique reste à faire. Les gens de Hârlău s’y promènent avec nostalgie. Nous y rencontrons un groupe dont la figure centrale est un professeur de lettres et d’histoire, dont Dan a suivi les cours autrefois. Il s’appelle Ivan. Nous avons conversé tant bien que mal, je n’arrive pas à me rappeler la langue utilisée. Ce n’était pas le français. Il avait ses disciples autour de lui. Il devait briller, parler du passé glorieux, défendre la culture nationale, les lettres et la science roumaines, devant trois occidentaux dont le plus âgé lui était présenté comme un docteur… Curieux entretien fait d’intonations plus que de paroles, où il citait des noms de gens que nous étions censés connaître et que nous ignorions (Nicolae Iorga, historien et philosophe spiritualiste, Gheorghe Palade, prix Nobel de médecine) et où j’essayais vainement de sauver la face en invoquant le rideau de fer culturel qui nous avait trop longtemps séparés, tout en atténuant les effets de mon ignorance par toutes les intonations du respect. En même temps, nous avions les pieds sur les pauvres ruines d’un brillant passé national, et il fallait que ces ruines soient aussi présentes que si le palais tout entier avait encore été là avec ses fresques et ses statues, comme si la Roumanie tout entière n’avait pas été écrasée et ruinée. Plus tard, j’ai su que Gheorghe Palade était le « troisième homme » qui avait reçu le prix Nobel en même temps que les Belges Claude et de Duve. J’avais oublié son nom, et surtout je n’avais jamais su qu’il était roumain. Quelques pas plus loin, nous trouvons l’entrée des souterrains du château, dont on nous dit qu’ils conduisent quelque part dans la campagne, à plusieurs kilomètres de là. Une entrée vers l’autre monde, plutôt, parmi les asphodèles, jusquiames et mandragores… L’église Sf. Gheorghe, elle, est bien là, en parfait état, manifestement relookée de façon trop visible, mais belle, et conforme à l’architecture de son époque. Les fresques extérieures ont malheureusement disparu lors de la restauration. Au dessus de la porte, hélas fermée, une inscription cyrillique ancienne en roumain médiéval. A l’intérieur, nous dit-on, le tsarévitch Nicolas, futur tsar Nicolas Ier, a laissé un graffiti que nous ne verrons pas.
La maison de Florin N., qui nous héberge, est en-dehors de la ville, face à un très beau paysage de collines qui m’évoque un peu la Toscane. Florin l’a bâtie de ses mains, seul, par petits morceaux, depuis 1997. La construction est terminée, mais les murs de torchis ne sont pas encore complètement crépis. Deux chambres, une cuisine, une salle d’eau, une terrasse couverte, pour une famille de quatre personnes plus un chien, le vieux Kostaki, presque aveugle, affectueux comme tout. Florin et son fils aîné Silvio nous reçoivent, sa femme Carmen et le cadet Elvis Alexandru sont absents. Florin se met en quatre pour nous, nous fait l’article, vante le paysage, qui est très beau, en effet, et mélange toutes les langues, dont le turc (« yok problem ! »). L’italien est bien pratique, à cause de sa ressemblance avec le roumain. Dan joue à l’interprète. David et moi nous installons dans la chambre des enfants, Maria sur un divan dans la cuisine, Florin et Silvio dans la chambre des parents. La voiture, bien sûr, ne peut pas rester à la rue. Les enfants tsiganes nous la détrousseraient en cinq minutes. Un voisin, heureusement, accepte que nous la garions dans son jardin.
25 juillet : Hârlău – Iaşi
Maria, David, Dan et moi partons à Iaşi, la grande ville. Il faut d’abord sortir la voiture. Hélas le voisin a garé la sienne devant elle, impossible de la dégager. Il est absent. Sa femme me permet de bouger la vieille Dacia orange. J’essaie de démarrer. Impossible de passer la moindre vitesse, la boîte est complètement bloquée. On renonce au moteur, on pousse la voiture, on dégage l’entrée, on part enfin. Les petites routes des environs de Hârlău sont bien jolies, peu de voitures, beaucoup de charrettes à chevaux. Les paysans viennent approvisionner en fruits et légumes le marché où, toutefois, nous chercherons en vain du fromage de chèvre ou de brebis : il n’y a que des produits Danone. On nous a trouvés bien étranges avec nos demandes d’un autre âge…
Après Târgu Frumoş, on est sur la grand-route. On s’approche d’une ville qui a failli être la capitale de la Roumanie, au détriment de Bucarest (elle l’a été un moment, pendant la guerre de 14-18, quand Autrichiens, Bulgares et Turcs occupaient le Sud). Elle pourrait le redevenir, disent les gens d’ici. Pourquoi ? Parce que Bucarest a une mauvaise image internationale, à cause des orphelins du métro. Je n’en crois rien bien entendu. Cela relève du désir des Moldaves, de prendre l’ascendant sur leurs cousins valaques. Mais c’est typique aussi d’une réaction malheureusement trop répandue : quand il y a un problème, plutôt que de le résoudre, on le masque. A Dakar, à Lima, quand de Gaulle ou Pompidou venaient en visite officielle, les lépreux, les mendiants étaient gentiment déportés vers la périphérie, sans billet de retour évidemment. La grand-route… les Roumains en sont sûrement très fiers. Enfin une voie sans le moindre nid de poule, où de grosses voitures filent à 150 à l’heure, sans un regard sans doute pour les champs de tournesol et les prairies à chevaux. C’est presque une autoroute. Pas de benne centrale, mais quatre bandes. Surprise, quand on constate que la bande latérale est destinée aux véhicules hippomobiles, qu’elle est très étroite, qu’il n’y a pas d’accotements. On est pourtant obligé de s’y ranger en vitesse pour laisser passer les gros calibres. C’est la route la plus dangereuse que nous ayons pratiquée en Roumanie.
Voici Iaşi. La banlieue est déglinguée, comme partout. Des immeubles presque neufs et déjà crasseux. Mais aussi, de belles et grandes avenues, des arbres, des parcs. Nous visiterons les monuments plus tard. D’abord, les démarches pour Dan. Non, d’abord voir les lieux où il a vécu, où il a étudié : l’Université d’Agronomie, belle bâtisse dans un beau quartier. Puis on attaque les formalités. Il faut de l’argent partout. Et Dan n’en a pas. Nous lui en avançons. Ce qui est déjà difficile en Belgique est ici horriblement compliqué. Les documents à réunir sont nombreux, et chacun est à chercher dans un endroit différent de la ville. Le dernier (est-ce bien le dernier ?) est à trouver à Hârlău, au bureau de police. On remet au lendemain. Je pense au Pérou : l’ambiance, la chaleur (38°), le désordre des services administratifs, tout me rappelle les démarches que nous avions dû faire en 1965 pour avoir simplement le droit de quitter le pays, de rentrer chez nous.
Le premier monument visité est la Métropolie (la cathédrale) construite au XIXe siècle par Veniamin Costachi. Sur sa tombe, j’ai la révélation de l’explication du nom du chien des N. Mais c’est bien sûr ! Kostaki = Costachi. Florin a donné à son chien le nom du bâtisseur de cathédrale ! Comment et pourquoi, nous ne le saurons pas. L’église est d’un style très russe, toute en marbre, resplendissante de dorures et d’orfèvreries. On fait la file devant le reliquaire de Sainte Parascheva, une jeune fille grecque née près de Constantinople vers l’an 1000. Pour pouvoir aider les pauvres, elle dut fuir sa famille et vécut dans des monastères, sur les bords de la Mer Noire et à Jérusalem. Elle est devenue la patronne de la Moldavie quand ses reliques y ont été transférées, au temps de Vasile Lupu (XVIIe siècle).
Plus intéressante est l’église des Trois Hiérarques : Saint Jean Chrysostome, Saint Basile le Grand, Saint Grégoire le Théologien ; leurs images trinitaires ornent l’iconostase. Elle se trouve juste à côté. Elle a été construite précisément par Vasile Lupu. Elle est entièrement sculptée sur sa surface extérieure. Arabesques décoratives, abstraites, anguleuses comme une écriture. Il ne s’agit pas de stucage, c’est bien de la sculpture, faite sans doute dans une pierre tendre. Malheureusement, l’église est tout emmaillotée dans ces échafaudages bancals, typiquement roumains, auxquels nous commençons à nous habituer. C’est à peine si Maria et David trouvent un endroit dégagé à photographier. Nous nous asseyons un moment, le dos aux arabesques, et tout encadrés de madriers. Bon, il faut entrer. Et payer. Le prix est, pour les étrangers, le double de ce que paient les nationaux. Cela nous semble normal. Ce qui l’est moins, c’est l’expression méprisante et hostile du jeune pope à barbe rousse qui délivre les tickets. C’est à lui que Maria aura la malencontreuse idée, plus tard, de demander des prières pour ses intentions personnelles. « Vous êtes catholique ? ». Air soupçonneux et dégoûté du prêtre. « Alors c’est (beaucoup) plus cher ». Ce n’est pas ici qu’il faut venir pour raffermir sa foi. Pourtant l’église est belle, de l’intérieur aussi. Elle contient plusieurs tombes de grands personnages de l’histoire roumaine, Vasile Lupu déjà nommé, le grand Dimitrie Cantemir qui voulut éclairer et démocratiser la Moldavie, à l’époque encore ottomane, le premier prince moldo-valaque Ion Alexandru Cuza qui, lui aussi, voulait être un grand réformateur mais dut s’enfuir honteusement devant une coalition de réactionnaires et d’opportunistes. Il eut au moins le temps de supprimer l’esclavage des Tsiganes.
Une large avenue, en somme les Champs-Élysées de Iaşi, conduit au Palais de la Culture. Une bonne partie des monuments officiels de la ville s’y retrouvent, presque côte à côte. Après les deux grandes églises, l’hôtel de ville, qui fut un jour palais royal, les statues des grands voïvodes, les palais des princes et des grandes familles. Même la poste centrale fut autrefois un palais. Celui de la Culture est un immense bâtiment qui fait face à une place énorme. Mais il ne faut pas imaginer le gigantisme stalinien : c’est une construction assez élégante, de style éclectique gothico-renaissance. Il contient plusieurs musées que nous ne verrons pas, des bibliothèques, des salles d’exposition… Au bord de la place, toute perdue dans cette immensité, une petite église de pierre, fort ancienne d’aspect et jolie, est dédiée à Saint Nicolas et date du XVe siècle. On repasse devant le palais royal : c’était celui du roi Ferdinand pendant la guerre de 14-18. Ce roi, qui avait tellement hésité à entrer en guerre – on le comprend – mais aussi à choisir son camp, s’est retrouvé finalement dans celui des vainqueurs et en a obtenu l’occasion historique de regrouper toutes les terres peuplées par des Roumains : Transylvanie, Bucovine, Dobrogea. Au détriment des Hongrois, Bulgares, Turcs et autres, et pour peu de temps. Avant cela, il a vu son pays à moitié conquis, et a dû fuir sa capitale pour se réfugier ici. Quand mon grand-père écrivait son journal de guerre, il attendait avec impatience et inquiétude le choix de Ferdinand. Il pensait que la Roumanie était dans la guerre un facteur décisif. Pourquoi ? Je pense qu’ayant bien étudié l’histoire militaire, il savait que les Roumains avaient défait les Ottomans lors des guerres balkaniques, et qu’il les considérait comme de grands guerriers.
Les princes (Sturdza, Ghica, Cantemir, Mavrocordato, Cantacuzino…) : ces familles étaient souvent d’origine grecque, stambouliotes. Les sultans les plaçaient et les déplaçaient à leur gré, au poste de voïvode de Moldavie. Il fallait qu’ils se dépêchent, en peu d’années, d’amasser la fortune qui établirait leur famille pour les siècles à venir. Le peuple en faisait les frais. Ils venaient du Phanar (Fener), quartier grec d’Istanbul. On les appelle les « princes phanariotes ».
Au retour à Hârlău, nous avons une surprise agréable, mais qui ne l’est pas pour tout le monde : Carmen, la femme de Florin, qui travaille à Como en Italie, a rejoint son mari avec Elvis Alexandru, le cadet. Elle n’a eu bien sûr aucune part dans la décision de nous héberger. Peut-être avait-elle envie d’un peu d’intimité, c’est raté. Elle nous reçoit gentiment, mais se plaint d’un horrible mal d’estomac qui, par moments, la fait pleurer. Je plonge dans la pharmacie de voyage, et lui donne tout ce qui peut être utile, sans grand résultat. D’ailleurs, un remède donné par celui qui est la cause du mal peut-il être bon ? Finalement, Maria réussit à lui parler en confidence, profitant de leur complicité de femmes et de la langue italienne que Carmen maîtrise parfaitement. Notre présence, en soi, n’est pas si malvenue (entendons : Carmen est hospitalière et accepte la gêne que nous représentons). Mais elle est furieuse sur Florin de ne pas avoir terminé les travaux auxquels il s’était engagé : les murs extérieurs de la terrasse auraient dû être recouverts d’une couche bien lisse, or le torchis est toujours apparent. Dans ces conditions, inviter des étrangers est une honte : « On dirait une maison de Tsiganes… ». Pour éviter d’aggraver la situation, Dan décide de ne pas loger sur place. Il nous quitte donc. David l’accompagne. Carmen s’installe avec ses fils dans la chambre des enfants, Florin et moi dans celle des parents. Les retrouvailles des époux sont remises à plus tard. Durant la nuit, la télé fonctionne en permanence dans la chambre. J’attends que Florin ronfle pour l’éteindre.
26 juillet : Hârlău
Le lendemain, Carmen va mieux. Elle a le sourire. Florin a été chercher du ciment et s’est mis au travail. Des crampons cloués dans le torchis soutiennent un réseau de fils de nylon, qui retient le ciment qu’il étend à grands coups de truelle. David et Dan reviennent satisfaits, mais quand je demande des nouvelles à David il me glisse : « je te raconterai …». Il est allé voir le logement de Dan et en est assez impressionné. Sans argent ou presque, Dan a obtenu d’occuper la maison en construction d’un pope. Il s’est trouvé un lit, mais il n’a ni eau, ni électricité, ni sanitaires. Heureusement, il y a un petit jardin… Pas de chauffage non plus, bien sûr il n’en a pas besoin actuellement, mais il ne faudrait pas qu’il soit encore là en hiver. Pour éviter cela, il faut aller chercher à la police de Hârlău je ne sais plus quelle attestation, indispensable pour se procurer à Iaşi le passeport que Dan doit renouveler (le précédent lui avait été volé en France). Après quoi, on fait quelques achats, pour pouvoir pique-niquer. Dan nous invite à visiter un lac de barrage au nord de Hârlău. Dans une boutique, on achète du fromage, du saucisson, du pain et des fruits. David prend sur une étagère une grande bouteille de limonade, quand la vendeuse s’y oppose : « Non, pas ça, prenez plutôt ceci » : elle nous en donne une d’une marque connue. David n’y comprend rien, nous non plus. On se laisse faire, mais David prend très mal cette entrave à sa liberté. Il a raison. Il semble qu’il y ait deux catégories de boissons : celles destinées au peuple roumain, et les autres, pour les gens riches et les étrangers comme nous. Un petit tour au marché, et on part, emportant Elvis, en direction du lac. Sur la route, on croise un enterrement. Cérémonie très importante, et pittoresque à nos yeux. Le cercueil est porté à bout de bras, ou sur une charrette, entouré de tout un peuple endimanché. Les femmes portent un foulard sur la tête, les hommes sont en noir, avec leur chapeau, certains portent des branches d’arbre pour en faire un bouquet. Près du barrage, des jeunes se baignent. Nous nous enfonçons dans une forêt d’arbustes jeunes, sauvage à souhait, et dénichons une clairière accueillante, loin des berges qui sont malheureusement trop boueuses. Le fromage est rustique et délicieux. Au retour, je gare la voiture dans le jardin des N. pour qu’elle soit en sécurité. C’est toute une manœuvre, il faut passer par un terrain vierge et déplacer une clôture, mais ainsi les enfants tsiganes ne pourront pas la dépecer. Silvio et Elvis décident de la nettoyer, après quoi ils s’y installent et y passent des heures, heureux et fiers comme dans une Ferrari, écoutant la radio du bord qui passe les derniers tubes d’un mélange de raï et de disco. Quand le soleil tombe, on s’assied sur la terrasse, face à la merveilleuse voiture, on boit une bière, on bavarde, on se prend en photo. Dans l’obscurité complète, j’essaie encore de photographier Maria et les autres avec son appareil digital. Je le tiens mal parce que je ne vois pas ce que je fais et que j’ai peur d’une fausse manœuvre, il me glisse des mains et tombe sur le sol en ciment. Catastrophe : le zoom est faussé et l’appareil refuse de fonctionner. Maria essaie de me consoler : « Ce n’est qu’un appareil photo, après tout… ». Eh oui, il y a pire, mais quand même… Il faudra le faire réparer demain.
27 juillet : Hârlău – Iaşi – Hârlău – Gura Humorului
C’est ce jour que nous quittons Hârlău et les N., mais il faut encore aller une fois à Iaşi pour obtenir le passeport de Dan et faire réparer l’appareil de Maria. Florin et Carmen me donnent en cadeau un ancien livre de classe de leur fils Elvis, un manuel de géographie roumaine qui m’avait intéressé parce qu’il s’y trouve une carte économique du pays, avec les zones qui se développent et celles qui restent défavorisées. Nous leur faisons des adieux très cordiaux. Nous insistons pour payer notre séjour sur la base du prix moyen d’un b ’n b local. Carmen s’y oppose au nom de l’amitié, mais on voit qu’elle est contente. Il fallait aussi, et surtout, éviter qu’elle ne puisse reprocher à Florin de nous avoir hébergés. Je dis : « C’est pour contribuer aux travaux de la maison ». Ceux-ci ont bien avancé hier. Florin est un bon ouvrier, juste un peu trop porté aux bavardages entre amis.
Aujourd’hui, la route de Iaşi passe par le quartier kalderash de Hârlău. Car ici aussi il y a des « pagodes », encore plus grandes qu’à Huedin. Nous les avions vues de loin, cette fois on y va. Et bientôt, alors que nous sommes à l’arrêt, à distance respectueuse, une voiture nous rejoint. Des jeunes nous invitent à les accompagner. Pas beaucoup de communication, mais des sourires, apparemment sans réticences. Ils semblent fiers de montrer leur quartier. C’est un mélange étrange de luxe privé et de misère publique. Les maisons sont immenses, de vrais palais aux toits brillants, ornementés, superposés, multipliés. Les murs extérieurs sont parfois couverts de carreaux de faïence multicolores (je pense que c’est là le stade ultime de la construction). A côté, les rues sont des chemins de terre, et les maisons sont posées comme dans un terrain vague, sans jardins, sans arbres, sans fleurs, mais avec des panneaux tagués. Des groupes de femmes et d’enfants nous entourent, Maria a tôt fait de les amadouer. Les femmes ont de beaux habits colorés, et sont couvertes d’or : colliers de pièces, bagues, dents. L’une d’elles invite Maria à entrer dans la cour, c’est déjà une grande faveur, qu’on n’accorde pas aux hommes du groupe. Elle ne franchira cependant pas le seuil de la maison. Pendant ce temps, David photographie dans la cour les gens qui le souhaitent. Comme toujours, le plus familier est un jeune un peu demeuré, dont les autres ont tendance à se moquer.
Dernières démarches, dans deux bureaux différents, à Iaşi. En passant, je trouve une boutique à journaux où l’on vend du vin de Cotnari (Fetească albă – blanc de jeune fille) à un très bon prix. J’en achète une bouteille pour chez nous, au retour. On repart à la recherche d’un photographe. Hélas, l’appareil est irrécupérable. Maria se laisse difficilement convaincre d’accepter un appareil de remplacement. On en trouve un, mais je n’ai pas assez d’argent en poche. Je vais en chercher au distributeur, et j’ai la surprise de dévaliser la banque ! Je reçois une énorme liasse de billets d’anciens Lei, il en vient encore et encore… jusqu’à ce que la machine n’ait plus rien à donner. En fait, c’est un distributeur, et peut-être une banque, qui ne se sont pas adaptés à l’évolution économique… non seulement il ne s’y trouve pas de billets nouveaux, mais c’est comme si le Leu avait encore la valeur d’autrefois. Quand, autrefois ? Sans doute au temps du Conducator et de l’économie dirigée. Je suis presque honteux de partir avec une telle « fortune ». Nous mangeons alors tranquillement puis, au moment de partir… plus de voiture ! Nous l’avions laissée dans un parking sans surveillance. Grosse émotion. Je me vois déjà expliquant le vol aux policiers roumains, aux loueurs hongrois. Et comment organiser le retour en train ?… Nous y croyons finalement, aux cleptomanes tsiganes… Mais en fin de compte, nous la retrouvons, à la place où nous l’avions laissée, dans le parking d’à côté.
Hârlău, ultime escale. Nous ne retournons pas chez les N., les adieux sont déjà faits. Mais il faut dire au revoir à Dan, qui entend bien être en Belgique dans deux mois. Cela nous semble bien long. Pourquoi deux mois ? Les démarches sont terminées, il ne faut plus qu’attendre le passeport. On verra bien. (En réalité, plus de trois mois après, soit le 11 novembre, Dan est toujours à Hârlău. Il a son passeport, mais pas encore le « visa de sortie » des autorités roumaines, sans compter le visa belge. Il lui faudra une lettre de son employeur belge. La lettre a été envoyée, mais pas reçue. En outre, on lui dit maintenant que les « événements graves » en France, en Belgique, en Allemagne, empêchent un citoyen roumain de se rendre en Europe occidentale ! En France, d’accord – la révolte des banlieues – mais ailleurs ?… Et d’ailleurs, est-ce une raison ? Je pense encore aux Tsiganes, qu’on avait laissés entrer en Moldavie, en Valachie, au XIVe siècle, et qui n’ont pu en sortir qu’à l’abolition du servage, en 1864, par I. A. Cuza).
C’est le petit « magazin mixt » qui sert de cadre aux adieux. La vieille ( ?) tsigane – en tout cas plus jeune que moi – fait un cadeau à David : une montre de contrebande ! Nous revoyons une dernière fois Pitiko, un des gamins mendiants qui nous avaient importunés à notre arrivée. Il est touchant : il semble avoir du mal à comprendre que les règles du jeu ont changé, en ce qui nous concerne… Question lancinante : pour qui travaille-t-il ?
Nous repartons, finalement. C’est dur de s’arracher, surtout pour David, mais aussi pour Maria et moi, d’une autre façon. Nous partons vers le Nord, vers la région des monastères peints, la belle Bucovine, en direction de la frontière d’Ukraine et du Maramureş. Vers Suceava, le paysage devient moins austère, boisé, bocager, vallonné et fleuri. La région semble plus prospère aussi. Nous ne pouvons pas visiter la quinzaine d’églises polychromes que Ştefan cel Mare et ses successeurs ont construites pour affirmer, face aux Turcs, le caractère orthodoxe de la Moldavie. Je vise, sur la carte, un point où la route en croise deux : Humor, un peu à droite, et Voroneţ un peu à gauche. Nous arrivons à Humor juste avant la fermeture. C’est une merveille. Les fresques extérieures sont fort effacées, mais les peintures intérieures et les icônes sont extraordinaires. Il y a un office chanté, Maria y reste longtemps et est très émue. Enfin, nous voyons des nonnes souriantes et sympathiques (à vrai dire, nous n’en avions pas vu beaucoup jusque-là, sauf une à Iaşi qui regardait d’un air dégoûté les tresses afro de Maria comme si c’était quelque chose d’obscène). Elles sont très jeunes, jolies, et le voile noir entourant leur visage leur va bien. Maria leur parle, apprend que l’une d’elles a quatorze ans. Pourra-t-elle, si elle le désire, quitter le monastère ? Bien sûr, répond la plus âgée, « mais ça n’arrivera pas » ! Après tout, quand on voit le petit paradis où cette enfant vit, on se dit que le monde extérieur doit lui paraître bien plus dur à vivre, et que la condition d’une paysanne mariée n’a peut-être rien d’enviable à ses yeux.
Reste à trouver un hébergement pour la nuit. Nous revenons en arrière : il y avait sur la route des chambres d’hôtes. Nous nous arrêtons devant une belle maison de bois, dont le toit ressemble à celui des « pagodes » tsiganes, et nous comprenons que les Kalderash ont trouvé là une excellente affaire : dans un pays qui se développe, où l’on construit des tas de maisons neuves, leurs palais font des émules. Les Roumains aussi veulent des toitures en zinc éblouissant. Les vieilles techniques des chaudronniers ont trouvé un nouveau débouché. La maîtresse des lieux, maussade, nous rembarre : il n’y a pas de place. Mais il y a là une fille de la maison, qui nous trouve sympathiques, et qui insiste : mais si, attendez un peu, on va vous en faire… Son insistance triomphe, et nous attendons. Une voiture vient nous chercher. Pour nous conduire où ? Je me méfie. « Mais c’est très bien, vous verrez… ». On y va. Il faut quitter la route et, bientôt, quitter même le chemin de terre qui a été abîmé par les inondations. La voiture franchit à gué le ruisseau responsable des dévastations, escalade une sorte de digue, se retrouve dans l’arrière-ban du village, et là, face aux douces collines couvertes de bottes de foin fraîchement fanées, une autre maison de bois, encore plus belle que l’autre, comme une maison de poupée grandeur nature, avec sa cour, un kiosque où prendre les repas, un four à pain. Pour un prix modique, nous louons un étage entier avec deux chambres, un salon, une terrasse, une salle de bain. Jamais nous ne serons mieux logés. Les hôtes sont charmants et nous prépareront, le lendemain, un petit déjeuner délicieux. Ce soir, ils nous proposent leur liqueur de fraise maison, que nous refusons poliment.
28 juillet : Gura Humorului – Călineşti Oaş
Nous mettons le cap sur Voroneţ, le second monastère, perdu dans les collines. Tout petit, avec des fresques extérieures parfaitement conservées. Sur la façade, le Jugement Dernier. Des plaies du Christ coulent des gouttes de sang qui font une cascade, une rivière, un fleuve de sang qui emporte les damnés qui s’y noient. Au milieu du sang du Christ, des démons piquent et agrippent les malheureux. Juste avant la fatale rencontre, deux anges, à peine visibles, sont là pour en sauver quelques-uns. Les élus sont des chrétiens orthodoxes. Les damnés sont souvent enturbannés, mais parfois ce sont aussi des moines catholiques en robe de bure, des prêtres et des évêques romains. L’œcuménisme n’était pas pratiqué à l’époque de Ştefan le Grand et le Saint. D’autres scènes représentent la vie de saints orthodoxes que nous ne connaissons pas. Maria achète un CD- Rom dont elle nous fait cadeau, qui reprend en détail toutes les fresques et montre l’église, les bâtiments monastiques, l’hôtellerie, dans leur merveilleux cadre naturel.
Plus tard, nous quittons la Bucovine en traversant encore les Carpates, ici de hautes collines, et nous entrons dans le Maramureş. C’est un district de forme étroite et allongée, entre les Carpates et la Tisa (Tisza en Hongrie), qui fait ici la frontière ukrainienne. A l’entrée de certains villages, les panneaux indiquent leur nom en ukrainien, preuve d’un peuplement mixte. Un village se singularise par des maisons de pierre aux ornements polychromes, mais en général les maisons anciennes sont en bois, les portes et les porches sont sculptés de belle manière, ainsi que les croix et calvaires qu’on voit partout. Malheureusement pour le touriste qui voudrait visiter un pays indemne de tout modernisme, cette région semble en plein boom économique. On y construit beaucoup et, bien sûr, les nouvelles maisons sont en blocs de béton. Peu à peu, le caractère si particulier des villages de bois disparaît. Bientôt, il faudra démonter les vieilles demeures et les reconstruire dans un village artificiel, si ce n’est déjà fait. Nous longeons longuement la Tisa, merveilleuse rivière aux berges intactes. En face, la rive ukrainienne semble beaucoup plus fréquentée que la rive roumaine par des enfants blonds qui se baignent. Ce que nous voyons, c’est la province de Transcarpatie : une terre autrefois slovaque. Nous sommes tout près d’Oujgorod, la ville où se fit en 1968 la rencontre de la dernière chance entre Dubček et les dirigeants du pacte de Varsovie, juste avant l’invasion et la fin du socialisme à visage humain. Dans cette province reculée vivent environ 300.000 Roms, et des montagnards Hutsuls qui pratiquent encore des rites shamaniques. Ce sera pour un prochain voyage. Sur son portable, Maria capte des messages en provenance d’Odessa…
Un village-rue : Sapânţa. Je ralentis. C’est ici que doit être le « cimetière joyeux », célèbre dans le monde entier. Un panneau nous l’indique vers la gauche, à trois cents mètres de la grand-route. Il y a quelques boutiques de souvenirs, quelques voitures à l’arrêt, il faut payer l’entrée, mais l’endroit conserve son charme, pour le moment : une totale absence de prétention. C’est un homme du village, mort depuis longtemps, qui a eu l’idée de peindre les tombes de bois, jusque-là semblables à celles de tous les villages du Maramureş. De les peindre comme s’il s’agissait d’armoires ou de portes, avec des couleurs pleines. Le mort est généralement représenté en personne, vêtu du costume traditionnel qu’il ne portait sans doute déjà plus tous les jours, mais sans lequel il ne pouvait s’imaginer d’être porté en terre. Il est figuré dans l’activité principale de sa vie terrestre, ou dans les circonstances de sa mort. On voit la mère de famille, avec ses enfants et ses travaux ménagers, l’employée de banque devant sa machine à calculer, le chasseur, le paysan sur son tracteur. On voit aussi la tragédie, la voiture qui se précipite sur une gamine, le résistant fusillé, le partisan décapité par un soldat ennemi qui ne me paraît pas allemand, peut-être est-il hongrois. On voit des malheurs plus ordinaires, comme celui de l’homme mort de trop boire et fumer, éternisé avec sa bouteille et avec sa cigarette. On voit le dignitaire communiste fier d’arborer sur sa tombe la faucille et le marteau, qu’il croyait éternels. Et puis des images mystérieuses, d’un symbolisme privé, comme cet ange sortant d’un cœur, sous le regard d’un homme et d’une femme dont on ne voit que le visage, de profil. Sous chaque représentation, l’artiste a gravé une épitaphe en vers. Ces images naïves, dont aucune n’est un chef-d’œuvre, font ensemble un tableau d’une beauté prenante, à l’ombre des saules dont le cimetière est planté. Les couleurs contrastées sont les touches pointillistes d’une toile de Seurat. Les tombes anciennes n’ont pas toutes été repeintes. Certaines couleurs sont passées, il en reste sur le bois une dominante bleue qui évoque de vieilles faïences craquelées. Et il y a enfin les tombes de ceux qui ont refusé de jouer le jeu, c’était bien leur droit : ce sont des tombes ordinaires, en bois monochrome, avec des inscriptions classiques, un nom, une date. De quelles tensions familiales et sociales ces différences conservent-elles la trace ?
A un tournant de la route, à quelques kilomètres de Sapânţa, nous apercevons un panneau tout rouillé, qui indique en plusieurs langues la frontière. A cet endroit, le territoire ukrainien a franchi la rivière. Nous nous engageons dans un chemin de terre, qui conduit à une barrière non gardée, que prudemment nous ne franchirons pas. Nous quittons à regret la vallée de la Tisa, et franchissons à nouveau les Carpates, pour la dernière fois. Les collines sont larges et douces, elles laissent voir de larges échappées vers des terres vierges, herbeuses, baignées de soleil. On voudrait s’y perdre, à pied ou à cheval. A nouveau, des noms de villages en hongrois. Et bientôt, la plaine pannonienne avec ses champs de tournesol, et ses ruchers juxtaposés dans des roulottes en bois peint. Pour notre dernière nuit en Roumanie, nous cherchons à rejoindre le Lac d’Albâtre. Selon le guide de Maria, c’est un endroit intéressant. La carte montre clairement la route, mais sur le terrain c’est tout autre chose. A Negreşti Oaş, il faut prendre à droite vers Călineşti Oaş. Une dizaine de kilomètres. Tout simple. Mais d’abord c’est la pire des routes que nous ayons parcourues, où il faut faire le tour d’un trou pour tomber dans un autre, et affronter la calamine comme sur une piste africaine. Après bien des détours, nous tombons en effet sur un lac étrange, nacré, recouvert d’une brume flottante. Le soleil bas ressemble à un clair de lune et descend lentement, sans rougir. Est-ce un lac ou un mirage ? Un pêcheur solitaire nous indique la route comme s’il nous perdait. Nous tournons en rond, lentement, quittant cette semblance de route pour des pistes encore plus incertaines, dans les roselières. Un désert d’eau et d’air, de vapeurs. Pas le moindre village. Nous nous sommes tellement avancés qu’il semble impossible de revenir en arrière avant la nuit. Je pense que nous devrons dormir dans la voiture, qui est vraiment trop petite pour cela. Enfin, nous apercevons un clocher. C’est bien Călineşti, mais cela ne nous avance guère car on n’y trouve ni hôtel, ni camping. Quelqu’un nous indique une direction, mais je n’y crois plus. Soudain, l’hôtel est là, banal. Des jeunes gens y écoutent la radio, nous accueillent gentiment, sans être le moins du monde étonnés que nous ayons pu arriver jusqu’à eux. Construire un hôtel dans un endroit impossible, sans chemin d’accès, et croire que les clients viendront, est en Roumanie une chose très ordinaire.
29 juillet : Călineşti Oaş – Budapest
La dernière ville roumaine, Satu Mare, est décrite par le guide de Maria comme une des villes les plus laides du pays. Prévenus, nous la trouvons moins moche que ce que nous imaginions. Il y a quand même quelques belles constructions, et des arbres. Nous cherchons la poste pour y déposer des cartes postales, et finissons par jeter le courrier dans une boîte aux lettres en hésitant beaucoup, mais elles sont déjà timbrées. Elles arriveront. Au bord du trottoir, une auto bleue, banale. Sauf qu’on l’a sciée en deux, et malgré cela, elle roule ! Les roues arrière ont été remplacées par des roulettes. Ailleurs, sans doute, trouverions-nous un arrière de voiture bricolé, tiré par un moteur de Moulinex…
Nous revoici en Hongrie. Surpris par la qualité des routes, nous commençons par nous tromper d’itinéraire, et faisons un grand détour par Fehérgyarmat. Jolies petites routes de campagne, mais plates comme la main, bordées de czardas désertées. Où trouver à manger ? Dans une minuscule auberge, nous nous retrouvons incapables de commander quoi que ce soit autrement qu’en montrant les choses du doigt. Les gens sourient de notre incompétence, et ce qu’ils nous servent est excellent. Dans un village, nous trouvons une cabine téléphonique pour retenir une chambre à l’hôtel Benczur, que nous connaissons déjà. Merveille : on nous répond en bon anglais ! A Polgar, nous rejoignons l’autoroute de Budapest. Mauvaise surprise à l’hôtel Benczur : c’est la haute saison depuis peu, les prix ont doublé. La chambre est luxueuse. C’est bien inutile, mais agréable, et nous n’avons pas le choix.
Je rends la voiture, avec l’impression d’être berné. D’abord, entre l’hôtel et l’agence, le chemin paraît simple, mais il est impossible à suivre à cause d’interdictions multiples qui forcent à tourner toujours dans la mauvaise direction. On fait un grand détour, et à cause de cela, nous arrivons quelques minutes trop tard : on nous compte une journée supplémentaire ! Maria, heureusement, insiste pour payer largement sa part. Les gens de l’agence me paraissent nettement moins aimables que lors de la location. Mais la voiture est intacte, et l’inspection ne pose aucun problème. Le retour à pied, à l’hôtel, non plus.
30 juillet : Budapest – Bruxelles
Nous faisons nos adieux à Maria, qui voyagera en train. Agréable et parfaite compagne de voyage, toujours souriante, toujours attentive. Un taxi nous mène à l’aéroport par une route que les Allemands ont construite pendant la guerre, à moins que ce ne soient leurs prisonniers, à travers de tristes banlieues industrielles. Seuls, jamais nous n’aurions pu trouver notre chemin.
Zurich : Cette fois, nous avons plusieurs heures d’attente. Nous décidons de visiter la ville. C’est à nouveau la facilité occidentale. Un train silencieux nous conduit au centre-ville en vingt minutes. Dès la sortie de la gare, nous sommes dans la rue la plus animée. Une exposition d’ours en carton-pâte parsème les rues, parmi les boutiques de luxe. Nous nous asseyons pour manger, à côté d’un de ces ours déguisé en Sherlock Holmes. Je me sens comme un clochard à côté des citadins friqués qui nous entourent et nous regardent. Nous venons de l’est. Nous sommes des Roumains. Un plan à la main, nous arrivons dans la vieille ville, après avoir téléphoné à Maria qui, en ce moment même, parcourt la Croatie. Les rues anciennes sont très jolies, de même que les berges de la rivière. Sur l’autre rive se trouve la cathédrale où Zwingli a prêché la réforme calviniste, la maison du Grand Conseil zurichois, antique et massive, qui fut au Moyen-âge une possession des ducs de Zaehringen. Un peu plus loin, la rue où vécut Lénine, et le café où fut fondé le mouvement Dada.
(« Dada, disait le Dadaïste.
J’ai fait le mouvement Dada.
Et en effet,
Il l’avait fait »).
Étrange retour à Bruxelles. Il n’y a que quelques centaines de mètres entre la gare centrale et l’appartement de David, mais il nous faudra longtemps pour les parcourir. L’impression d’avoir perdu quelque chose d’important. On s’arrête. On fouille les sacs. Pour y chercher quoi ? On repart, on recommence. On cherche un peu d’argent au distributeur, on n’en trouve pas, il faut aller plus loin, puis revenir en arrière. Enfin, la clé dans la porte, l’escalier, l’appartement qui n’a pas changé, et toujours cette même impression d’égarement. David a perdu son talisman béninois, sans doute à l’hôtel du lac d’albâtre, ou dans la chambre d’hôte de Humor. Et je perdrai mes lunettes avant d’avoir rejoint la maison de Lierneux...
Epilogue
Quelques jours plus tard, nous apprenons que Dan est à l’hôpital. Il a été agressé par huit hommes, des Tsiganes semble-t-il, et malgré sa force physique il s’est fait abîmer l’orbite. Rien de très grave, mais ses plaies mettent plusieurs jours à disparaître, et pendant ce temps ses démarches ne progressent pas, ne fût-ce que parce qu’il ne peut faire faire sa photo d’identité ainsi défiguré. Ce qui nous trouble, aussi, c’est que cette agression puisse être en rapport avec notre séjour. Dan le croit. Peut-être étions-nous repérés, peut-être voulait-on nous voler, peut-être s’y est-il opposé sans le savoir. Ou en le sachant ? Qui étaient ces gens ? Je ne peux m’empêcher, injustement sans doute, de soupçonner ces jeunes qui nous avaient introduits au domaine des pagodes.
Novembre 2005 : Dan a enfin reçu son passeport, mais il ne peut quitter encore la Roumanie. Il a besoin de l’aval de la police des frontières, et celle-ci ne veut pas le laisser partir parce qu’en France, en Belgique, en Allemagne, de jeunes musulmans brûlent des voitures… L’Occident est devenu trop dangereux !