Ceci est une fiction qui, cependant, contient plusieurs éléments authentiques (historiques et actuels)
L’ACCENT DE VÉRITÉ
Je m’appelle Stijn van Wijnen. Prononcez ça comme vous voulez. J’écris en français, mais ma langue d’usage est le néerlandais, plus précisément le brabançon, la langue brabançonne, qui fut au seizième siècle une langue de culture. Je vis et je travaille à Geel. C’est une grande commune, faite d’une quinzaine de hameaux autour d’un centre urbain. Il s’y pratique une tradition curieuse autour d’un pèlerinage très ancien : une sainte locale, Dymphne, est la patronne des fous, et son tombeau possède, dit-on, des propriétés thaumaturgiques. Dès le moyen-âge, les gens arrivaient de partout, convoyant leurs parents fous. On faisait passer les malades, neuf fois par pour pendant neuf jours, sous le sarcophage abritant les restes de la sainte puis, s’ils n’étaient pas guéris, ils étaient hébergés par la population locale. Moyennant finances, cela va sans dire. S’ils étaient indigents, on les faisait travailler aux champs. Le paysage agricole est pauvre, les sols sont faits d’un ancien littoral marin, d’anciennes dunes aujourd’hui recouvertes de bruyères, et de marécages ou d’étangs là où l’argile, sous le sable, empêche l’eau de pénétrer en profondeur. La petite ville compte deux églises gothiques. L’une, la principale, est consacrée à Saint Amand, et l’autre à Sainte Dymphne : c’était le lieu du pèlerinage.
La tradition existe encore. Plusieurs centaines de personnes réputées malades mentales vivent en « placement » chez des fermiers, chez des commerçants, chez des personnes âgées. Leur aide est appréciée. Des professionnels veillent à ce qu’ils ne soient pas exploités. En général, cela se passe plutôt bien. Je pourrais vous en dire plus, mais ce n’est pas le sujet de mon récit. J’en parle pour situer le contexte, et pour décrire l’ambiance. C’est là que je travaille, en tant que psychologue clinicien. J’habite, avec ma famille, dans un village dont il n’est pas nécessaire de révéler le nom. Il suffit de dire qu’il est entouré de bois de pins odorants, qu’au nord il ouvre sur un lac souvent couvert de brume, que dans deux maisons de ce village vivent cinq personnes malades, qui partagent notre quotidien, et que nos enfants aiment beaucoup. Il faut encore ajouter une chose : on ne peut pas vivre à Geel sans être affecté tant soit peu par la réputation de ses habitants. On dit, dans la région, que si Geel accueille les fous, c’est que tous les Geelois sont un peu fous. J’ai connu personnellement un jeune homme dont les amours avaient été contrariées, pour cette raison, par les parents de son amie. Il ne doit pas être le seul dans ce cas. Les joueurs du club de football de la ville sont souvent accueillis par des lazzis de ce genre. Il fut un temps, pas si lointain, où les gens croyaient la maladie mentale contagieuse. Elle l’était, d’ailleurs, dans le seul cas de la paralysie générale, qui est une forme de syphilis cérébrale, fréquente jusqu’au début du vingtième siècle. Quant aux schizophrènes, toujours nombreux, on les croyait à tort porteurs de la tuberculose. La seule différence entre les gens de Geel et leurs voisins, c’est que, d’expérience, ils ne croient pas aux bobards, qu’ils n’ont pas peur des fous, qu’ils ont appris de leurs pères et mères comment parler aux délirants, ou comment se comporter en cas d’agitation.
Mon histoire commence le jour où j’ai fait la connaissance du Pasteur N. La loi belge oblige toutes les institutions hospitalières d’offrir aux patients qui le souhaitent l’aide spirituelle d’un aumônier ou d’un conseiller laïque. La plupart des aumôniers sont catholiques, ce sont souvent les curés ou les vicaires des paroisses voisines. Mais il y a aussi des pasteurs réformés, des rabbins, des imams. N. était un pasteur de l’église évangélique. Il habitait avec son épouse un village proche de la frontière hollandaise. Quand on l’appelait, il devait parcourir trente-cinq kilomètres dans sa petite Fiat 500, par tous les temps. L’hiver, le verglas est fréquent, l’été souvent est torride. Ce jour-là, c’était un brouillard, épais, lourd. On le respirait avec peine, mais l’odeur n’était pas désagréable : des relents de roselières. Je vis d’abord la lumière de ses phares, puis je découvris la petite voiture qui avançait très lentement, car son chauffeur ne voyait rien. Il était égaré comme, dans le désert, un méhariste assoiffé à deux pas d’un puits invisible ou, dans l’Arctique, un explorateur qui ne retrouverait pas le chemin de son igloo. Il cherchait la maison de mon voisin, où vivait, depuis peu, un Frison paranoïaque. Paranoïaque et calviniste, ce qui n’est évidemment pas la même chose. Je lui indiquai l’ombre d’un toit de chaume, éloigné de cinquante mètres à peine, mais presque imperceptible dans la masse ouatée qui l’entourait. Comme c’était un collaborateur occasionnel, je l’invitai à venir prendre une tasse de café chez nous, après avoir rempli son office.
C’était un petit homme d’aspect fragile, nerveux, qui parlait avec une sorte d’impatience furtive où l’on devinait la foi intense, le désir de convaincre et l’habitude de l’échec. Mais il était sympathique, et respectait nos différences. Chaque fois qu’il venait voir son Frison, il passait à la maison. Je me rendis bientôt compte que c’était un homme sincère et cultivé. Peu à peu, je commençai à savoir quelque chose de lui. Il avait été prêtre catholique, mais il s’était converti au christianisme évangélique avant même d’avoir rencontré celle qui était devenue sa femme. Il en remerciait Dieu, mais ce n’était pas l’amour qui l’avait changé. C’était autre chose, qu’il avait sur le bout de la langue, mais qu’il taisait, qu’il avait envie de me confier, mais n’osait pas. Je m’en rendais compte et, bien sûr, j’étais curieux. Je me gardais toutefois de lui poser à ce sujet la moindre question : j’attendais que cela lui vienne, spontanément. Et c’est venu.
Ce qui l’avait fait renaître à la vraie foi, me dit-il un jour, avec une voix qui tremblait un peu, c’était un livre. Non, ce n’était pas la Bible. Il connaissait la Bible depuis longtemps, mais il ne savait pas la lire comme il faut, il ne la comprenait pas, puisqu’il se contentait de l’exégèse jésuitique. Ce livre l’avait simplement aidé à s’en dégager, en lui montrant comment les choses s’étaient passées au début de la Réforme, au XVIe siècle. Mais il était tellement fort, me dit-il, et tellement convaincant, que Rome ne s’était pas seulement contentée de le mettre à l’Index. « Elle lui avait déclaré la guerre. Elle en avait brûlé tous les exemplaires au cours des nombreux autos-da-fé de l’époque. Quelques-uns avaient échappé, cependant. Aucun génocide, aucun ethnocide n’est jamais complet. Eh bien, aujourd’hui encore, les Jésuites cherchent à le faire disparaître de toutes les bibliothèques d’Europe et d’Amérique ! ». Là, j’avais du mal à le croire. Disons même que je l’ai cru un peu fou, mais il avait le droit de l’être. J’ai eu de nombreux parents dans l’ordre jésuite. Je les voyais mal, ces braves gens, faire un travail d’agent secret pour éliminer un livre du XVIe siècle…
A-t-il senti le doute chez moi ? Toujours est-il qu’il est revenu en m’apportant le livre. Il me l’a même prêté pour quelques jours. J’étais touché de sa confiance car, manifestement, c’était un trésor à ses yeux. Bien sûr, il ne s’agissait pas de l’original, mais d’une traduction en français, publiée à Bruxelles, en 1926, à partir du texte latin. Le titre, en abrégé, était Les Mémorables, Memorabilia. L’auteur s’appelait Lope de Cazamayor y Ñeto, né à Tolède vers 1520. C’était un érudit, qui connaissait assez bien le latin pour écrire dans cette langue, et assez bien le grec pour traduire les textes anciens. Quant au traducteur des siens, c’était un certain jésuite français, du nom d’Antoine de Valensac. D’après le pasteur N., la foi du traducteur avait vacillé comme la sienne propre. Il avait quitté l’ordre, et s’était fait protestant.
Je me demandais comment, sans être un récit prophétique, un livre pouvait être doté d’une puissance telle que deux prêtres, successivement, avaient en le lisant vu s’écrouler l’univers de leurs convictions. Avant d’aller plus loin, pour expliquer l’état d’esprit qui fut le mien en ouvrant et en lisant moi-même le livre interdit, je dois dire quelques mots de mon activité professionnelle. À cette époque, le « placement familial » de Geel était l’objet d’une grande étude internationale, dans le but de comprendre pourquoi cette ville était unique. Nous étions tous convaincus que la tradition avait forgé les habitants, pour qu’ils acceptent chez eux les fous, des malades universellement rejetés par ailleurs. De grands spécialistes, de grands universitaires venus, notamment, des États-Unis, voulaient percer le mystère de cet « unicum », dans le but paradoxal de pouvoir le réaliser ailleurs. Je faisais modestement partie de l’équipe, et mon rôle particulier, au sein de la grande entreprise, était d’étudier la différence entre l’homme fou et l’homme qu’on dit normal. C’est, me direz-vous, une chose évidente : le fou délire ; d’ailleurs, si les psychiatres ne le savaient pas, où en serions-nous ? En réalité, c’est une question fort complexe. Les psychiatres prétendent en connaître la réponse, mais qui dit qu’ils ont raison ? Par exemple, Hitler était-il fou ? On en discute indéfiniment. Il y a deux façons d’aborder le problème. La première, la moins convaincante, est pourtant la plus courante : c’est de classer le « malade » dans une catégorie, sur la base des symptômes qu’on lui reconnaît. La seconde est de disposer d’un critère sûr. Mais là encore… Le critère, par exemple, ne peut pas être fonctionnel : le fou n’est pas nécessairement moins doué, ni moins efficace qu’une personne normale. Hitler, qui a gouverné adroitement son état pendant plusieurs années, puis a mené une guerre, avec des succès fulgurants et des revers épouvantables, serait à cet égard un bon exemple : quelle que soit la valeur de l’homme, il ne manquait pas de qualités. Mais alors, le critère serait-il à chercher dans le résultat, comme dit l’Évangile : « On juge de l’homme à ses fruits » ? On voit que ce n’est pas satisfaisant non plus. À aucun moment, l’échec n’est propre à la folie. La monstruosité, hélas, non plus. L’histoire ne manque pas de tyrans, dont on n’a jamais mis la santé mentale en doute.
Le critère serait-il relationnel ? Un tyran dans sa famille, un dictateur dans la société qu’il opprime, pourraient-ils être sains d’esprit aussi longtemps que la famille ou la société les reconnaît comme chefs, et fous le jour où elles les rejettent ? Devient-on fou quand on est reconnu comme tel ? Certes, ce relativisme n’est pas satisfaisant non plus. Il a cependant l’avantage d’expliquer dans quel esprit j’ai ouvert le livre de Cazamayor. Il ne s’agit pas ici de folie. Ni l’auteur, ni le traducteur, ni mon ami le pasteur N. ne sont considérés par moi comme fous. La question est plutôt l’effet d’une parole, d’un écrit, sur les convictions des gens. This book changed my mind. Comment est-ce possible ?
Ma relation personnelle aux problèmes de foi me mettait sans doute à l’abri de grands bouleversements. Je suis agnostique, avec un vague déisme. Je n’ai pas d’attachement particulier vis-à-vis d’une religion, tout en étant intéressé par chacune. Et voici ce que j’ai découvert.
Quand Lope de Cazamayor a publié ses Memorabilia, il avait un peu plus de trente ans. Il vivait en Suisse. Il était enfin en sécurité. Il raconte là des événements qui se sont produits aux Pays-Bas, dans l’empire de Charles-Quint, près de dix ans auparavant. C’était alors un tout jeune homme très doué, enthousiaste, qui dans sa Castille natale s’était mis en tête de traduire le Nouveau Testament en langue vulgaire. Il n’est pas allé plus loin que les quatre Évangiles. À peine avait-il fini de traduire la dernière phrase de l’Évangile de Jean (« Jezús fizo varias cosas más. Si alguién las escriviera todas, credo que el mundo entero no pudiera contener todos los livros que escriviera »), il se mit en route pour Bruxelles où son roi, don Carlos, séjournait habituellement. Il vit le roi au palais du Coudenberg, et lui présenta son manuscrit. Charles fut très intéressé, lui parut même admiratif. Il lui demanda de lui confier le livre quelques jours, pour le lire plus avant. Avant qu’il eût le temps de revenir au palais, il se retrouvait en prison.
La principale prison de Bruxelles, au XVIe siècle, s’appelait de Vrunt. Les Espagnols disaient la Grunta. À l’époque du duc d’Albe, les Bruxellois l’appelèrent avec humour l‘Amigo. Ce dernier nom lui est resté. Elle se trouvait derrière la Grand-Place. À présent, c’est un hôtel réputé. Cazamayor se sentait évidemment trahi par le roi. Il vit bientôt arriver, dans la prison, une foule de gens qui ne ressemblaient nullement à des voleurs, ni à des brigands. Au contraire : c’étaient des gens vêtus comme l’étaient les artisans et les marchands de la ville, de doux parler et d’agir respectueux. Il les vit se rassembler et prier ensemble, et se joignit à eux. Ces gens venaient, presque tous, d’un quartier du bas de la ville, vers la rue Haute, qui conduit à la porte d’Anderlecht. C’étaient de bons chrétiens qui, tous, disaient être victimes d’un homme, le curé de leur paroisse. À part ça, ils ne comprenaient pas grand-chose à ce qui leur arrivait.
On était alors en l’an de grâce 1543. La querelle religieuse faisait rage, mais elle n’avait pas encore causé de guerre. Les gens du peuple, surtout dans les villes, pouvaient avoir été touchés par les idées de Luther et de Calvin, mais ils ne se sentaient pas encore séparés de leur Église. Ils cherchaient à vivre pleinement leur foi. Ils se rendaient compte de l’opposition qu’ils suscitaient de la part de certains ecclésiastiques, mais pas de tous : les meilleurs leur semblaient être de leur côté. L’un des plus enragés se trouvait être précisément le Curé de la Chapelle, leur paroisse. C’était lui, certainement, qui les avait dénoncés comme hérétiques. Mais qui avait bien pu envoyer Cazamayor à la Grunta ? Était-ce don Carlos lui-même ? C’était, forcément, don Carlos. Mais, il le sut bien plus tard : les choses auraient pu tourner autrement, si le roi n’avait pas parlé de son livre à son confesseur, le dominicain don Pedro de Soto. Don Pedro, qui combattait furieusement le luthéranisme depuis plusieurs années, s’était servi d’arguments irréfragables pour convaincre le roi : l’Église seule garantit l’interprétation juste des textes révélés ; toute fausse lecture s’attaquera, tôt ou tard, au pouvoir impérial ; l’Église et l’Empereur préparent ensemble le retour du Christ et l’établissement de son Royaume. Traduire l’Évangile en langue commune, pour que tous puissent la lire et la mal comprendre, c’était ouvrir la boîte de Pandore. De son point de vue, il n’avait pas tort, don Pedro. Quand éclata la Guerre des paysans, en Allemagne, quand flamba la crise folle des Anabaptistes de Münster, Luther lui-même prit position contre ces déferlements anarchiques.
Quant au Curé de la Chapelle, c’était, de l’aveu de tous, un homme méchant, avare et envieux. Il n’y eut qu’un seul homme pour en parler autrement : un cordonnier du quartier, dont l’échoppe s’ouvrait sur une placette, en face de l’atelier de Pieter Bruegel, le peintre. « Avare, envieux, certes il l’est, disait-il. Mais d’abord, c’est un homme malheureux ». Les autres le trouvaient trop indulgent, à la limite de la naïveté, mais ils le respectaient. Lope de Cazamayor eut le temps de le connaître mieux au cours des mois qui suivirent, quand un à un, ou par petits groupes, les prisonniers disparurent, emportés par la soldatesque, pour ne jamais revenir. Il écrit que c’était l’un des meilleurs hommes que la terre ait porté. Après six mois de séjour, le cordonnier fut emmené lui aussi, jugé par l’Inquisition, reconnu coupable d’hérésie, et livré au bras séculier. Lope pense qu’il mourut dans les tortures, ou qu’il s’affaiblit au point de ne pouvoir résister à la maladie. Lui-même s’attendait à subir le même sort, mais il en fut autrement.
Ce qui s’est passé ensuite ressemble trop à une chanson pour qu’on ne soit pas, d’abord, sceptique. Mais il y a d’objectives raisons d’y croire. N’oublions pas que Lope de Cazamayor était à l’époque un homme d’environ vingt-cinq ans, dans tout l’éclat de la jeunesse. Rien n’interdit de croire qu’il était beau, même si l’on ne retrouve de lui aucun portrait. Une femme, la fille du geôlier, fut amoureuse de lui. Pour lui éviter la mort, elle lui ouvrit, un soir, la porte de la Vrunt. C’est ce qu’il raconte dans son livre. Une note en bas de page, rédigée par Antoine de Valensac, renvoie au registre de la prison : celui-ci indique qu’à la suite d’une négligence coupable, le geôlier et sa famille furent alors renvoyés et remplacés. Les dates concordent.
Belle histoire dira-t-on, mais, jusqu’ici, pas de quoi ébranler la foi de quiconque… C’est vrai. Ce que je crains, pourtant, c’est de ne pas avoir pu transmettre le ton et la fraîcheur du récit, la vivante proximité des figures évoquées, la sincérité de l’auteur qui, à aucun moment, ne se prend pour un héros. Un héros qu’il n’est pas : la jeune fille qui l’a libéré, en prenant tous les risques pour elle et pour sa famille, il ne semble pas qu’il ait cherché à la revoir. Il ne pense qu’à quitter ce pays dangereux. Comme l’Espagne le serait tout autant, il décide de partir à Wittenberg, la ville où séjourne un homme connu comme l’un des chefs du mouvement réformé, Philippe Melanchthon. Il fuit, et ne reviendra que plusieurs années après dans les cités brabançonnes, à Anvers et à Louvain. Cette fuite est aussi un engagement : jusqu’alors, il ne s’était pas défini comme protestant. Il l’est désormais.
J’ai dû rendre le livre avant d’en avoir terminé la lecture. Je revis le pasteur N. Il me parut encore un peu plus fébrile que d’habitude, et me redemanda l’ouvrage avec politesse, mais surtout avec insistance, comme s’il en éprouvait un besoin urgent. Une idée sotte me traversa l’esprit : serait-ce pour affermir sa foi ? Je le lui remis sans poser de question, mais lui demandai de me permettre de le finir plus tard. « Bien sûr, bien sûr » dit-il rapidement en me quittant. Je ne le revis jamais.
J’appris, le lendemain, que le Frison s’était évadé. Il fut bientôt clair que le pasteur l’avait aidé à fuir, ce qui portait atteinte à la confiance dont il bénéficiait, jusque-là, en tant qu’aumônier. Plus de Frison, plus de pasteur, plus de livre. Je dus en faire mon deuil. Curieusement, ce deuil fut long. Je ne cessais pas d’y penser. Je commençai par m’inquiéter du pasteur et de sa femme. J’appris qu’ils avaient passé la frontière avec leurs maigres biens. Sans doute avaient-ils accompagné le fugitif ? J’interrogeai les « nourriciers », c’est-à-dire les hôtes du Frison. Ils étaient totalement surpris. Rien ne leur aurait fait deviner que cet homme, taiseux certes, et têtu, comme le sont souvent les Frisons, mais parfaitement serviable, eût l’idée de les quitter aussi brusquement. Ils semblaient en être sincèrement désolés. Ils m’apprirent cependant une chose : cet homme avait des croyances plus strictes que la plupart des calvinistes hollandais. Il ne reconnaissait pas l’Église Réformée des Pays-Bas (NHK) qu’il appelait « nouvelle Babylone ». Jamais il ne travaillait le dimanche, même quand il prenait fantaisie à la vache de vêler ce jour-là. Les autres jours, il ne marchandait pas ses heures. Il se retirait alors dans sa chambre et lisait la Bible. Mes voisins crurent que ces habitudes faisaient partie de sa maladie, et en avaient pris leur parti. Il y avait un mot qu’il disait parfois, et qu’ils ne comprenaient pas : quelque chose comme « baladisten ». Il l’utilisait rarement, mais c’était toujours quand il croyait avoir besoin de justifier ses coutumes religieuses. Quand il avait refusé d’aider au vêlage, notamment, le patron avait insisté pour qu’il l’aide, avait levé la voix, mais l’autre avait crié : « Baladist ben ik, domme heidenskop, baladist blijf ik tot ik zal sterven ! »[1]. Heidenskop, littéralement, veut dire tête de païen. La querelle n’avait pas été plus loin, mais le patron s’était débrouillé seul… et le veau était mort.
Je me rappelais avoir un jour visité l’île hollandaise de Marken, très pittoresque avec ses habitants vêtus de leurs habits traditionnels. Tous en sabots. Les femmes et les petites filles portaient sur la tête un bonnet plat, multicolore, qui écrasait leurs longs cheveux blonds tout en laissant échapper, sur le front, une frange de plusieurs centimètres raidie à l’eau de mer. Les hommes étaient en sarrau bleu. Les garçons étaient habillés comme les femmes jusqu’à l’âge de huit ans puis, brusquement, changeaient de vêture, tout en conservant le bonnet et la frange. Hélas, nous étions le dimanche. Sur le quai, des habitants distribuaient aux rares touristes des tracts où je pus lire « Ceux qui ne respectent pas le Jour du Seigneur sont plus coupables, à Ses yeux, que des meurtriers ». Cela dit, les meurtriers que nous étions ne furent pas davantage inquiétés durant la visite. Je ne m’étonnais donc pas trop. Mais, « baladist », quand même… Jamais je n’avais entendu ce mot, et j’en cherchai en vain la signification dans divers dictionnaires.
Est-ce à cause du vieux Frison paranoïaque, je ne sais, mais la Frise m’attirait. Un jour, nous y avons passé nos vacances familiales. Nous avons commencé par faire de la voile sur un lac, à côté d’un village où les troupeaux de vaches étaient transportés d’une pâture à l’autre sur de grandes barges à fond plat. Puis, nous sommes remontés en direction des îles. En allant vers le port de Harlingen, cherchant toujours les chemins les plus pittoresques, nous sommes passés par le petit village de Wieuwerd. Dans la crypte du temple de Wieuwerd se trouvent encore quatre corps parfaitement momifiés, découverts par hasard à la fin du XVIIIe siècle. À l’époque, ils étaient onze ! Sept d’entre eux ont donc disparu, sont détruits ou ont été cachés quelque part. Il reste trois hommes et une femme. Personne ne sait leur identité. Personne ne sait non plus comment ces corps se sont aussi bien conservés. Ce qu’on sait (je le lis sur les documents mis à la disposition des visiteurs), c’est qu’ils se trouvaient à l’origine dans le caveau de la famille van Walta, qui possédait là un château dont il ne reste rien. En 1675, deux sœurs, héritières de la famille van Walta, ont donné leur château à une communauté chrétienne, qui vivait une vie de foi et de travail sans rien demander à personne, ce qui ne l’empêchait pas d’être mal vue de l’Église officielle. Cette communauté avait été fondée par un pasteur hétérodoxe d’origine française, nommé Jean de Labadie. On les appelait Labadistes. Je fis aussitôt le lien avec les Baladisten du vieux Frison. Pourtant, la secte labadiste est censée avoir elle-même disparu vers 1725, quand le château dut être vendu. Un peu plus loin, nous sommes passés par Franeker. Dans cette ville, qui fut le siège d’une université réputée, Descartes étudia de 1628 à 1630. Il y reste une partie de l’ancienne bibliothèque universitaire, conservée au Musée Martena.
Je suis retourné à Franeker deux années plus tard. J’étais toujours à la recherche, sinon du pasteur N., tout au moins de son livre. Ne trouvant rien, je m’étais dit que peut-être, dans un milieu uniformément calviniste, aussi conservateur que la Frise, une bibliothèque ancienne pourrait en avoir conservé un exemplaire. De fait, je trouvai. Cette fois, c’était un exemplaire en latin, une vieille édition de 1620. Dans le même volume se trouvait aussi, du même auteur, un autre ouvrage en latin : Historia vera de morte sancti viri Fernandi Gutierrii Hispani, quem interfecit frater germanus suus Rodrigus Gutierrius, velut alterum Abelem, exemplum sequutus primi parricidae Cain. (Histoire vraie de la mort du saint homme Fernando Gutiérrez, Espagnol, que tua son frère Rodrigo Gutiérrez, comme un autre Abel, selon l’exemple du premier parricide Caïn).
Au Musée Martena, on parlait aussi des Labadistes. Surtout d’Anna Maria van Schurman qui en fut brièvement la Mère, avant de mourir en 1677. Cette femme fut la première en Europe à suivre les cours de l’Université. Elle parlait quinze langues, et se battit toute sa vie pour le droit des femmes à l’éducation. Mais elle peignait aussi, dessinait, gravait… et mangeait des araignées. Le Musée expose la plupart des objets qui subsistent d’elle. Dans le Livre d’Or des visiteurs, où je m’amusai à écrire trois lignes, je trouvai le nom du pasteur N. Il était venu ici ! Était-ce à cause des « baladistes » ? Ou à cause des œuvres rarissimes de Cazamayor ? Ou, qui sait, pour les deux ? En sortant, je regardai les rues, les canaux et les jardins de cette ville ancienne et belle avec plus d’attention qu’en arrivant. Je regardais aussi les gens, comme si j’allais y reconnaître des visages connus. J’écoutais parler la vieille langue frisonne, qui ressemble à de l’anglais intact, sans les mots de la conquête normande. Elle me semblait familière et, pourtant, je ne comprenais rien. Je sortis bientôt du centre, quittai les sobres et harmonieuses maisons de brique pour me retrouver dans un site intemporel. Un canal s’élargissait en étang. Des bateaux à fond plat étaient amarrés le long d’une rive d’herbe verte qui menait à un pont, puis à des lointains imperceptibles. De l’autre côté du canal, une maison basse aux murs chaulés coiffée d’un très haut toit pointu, fait pour que la pluie ruisselle le long de ses pentes sans s’infiltrer entre les chaumes. Ce paysage n’avait pas changé depuis des siècles. Les bâtiments n’étaient pas vieux, pourtant. Simplement, on n’avait pas changé de style depuis que le lac Flevo s’était ouvert aux vagues furieuses de la mer du Nord, ni même, ni surtout, depuis qu’une digue avait refermé le Zuiderzee, et en avait à nouveau fait un lac. Les moulins pompaient inlassablement, gardaient le sol praticable, mais l’eau était partout, salée, douce ou saumâtre, et les hommes vivaient à sa surface, à son contact, sous son empire.
J’ai pu lire une partie du texte latin de 1620. Cazamayor était revenu dans les Pays-Bas sous un nom d’emprunt. Il décrit les débuts de la Réforme à Louvain et à Anvers. Louvain était, comme on sait, une ville universitaire très contrôlée par l’Église catholique. Le danger y était sans doute plus grand qu’ailleurs. Érasme, qui avait l’esprit libre, n’y est pas resté longtemps. Mais, partout, les étudiants ont l’amour de l’indépendance et l’envie d’en découdre. De petits groupes se formèrent, auxquels s’adjoignirent quelques bourgeois. Le responsable de l’orthodoxie et de l’ordre public, dans l’espace universitaire, était le Vice-recteur, qu’on appelait couramment « le Vice ». Quand il fit mettre quelques fauteurs de trouble dans la geôle des étudiants, sous les Halles universitaires, leurs compagnons s’en allèrent trouver des lansquenets, compagnons de beuverie. Leur lourde masse se mit en mouvement, du Vieux Marché aux Halles, en tirant leurs rapières. « Il ne va pas nous emmerder longtemps, le Vice ! ». Tout cela dit en latin, traduit sans doute du bas-allemand. Le latin en ses mots brave l’honnêteté, disait Boileau. Le bas-allemand aussi.
À Anvers, ce fut autre chose. C’était sans aucun doute la ville la plus riche du monde, le centre du commerce des Indes orientales et occidentales, où affluaient les épices des Moluques et les diamants de Golconde. C’était aussi une ville où la création artistique était grande. La peinture, avec Metsijs, avec Bruegel (avant qu’il ne parte à Bruxelles), puis Rubens et son école, l’architecture avec Appelmans et Keldermans, la musique avec Thielman Susato. Les grands cartographes, Mercator, Ortelius. L’imprimerie avec Plantin et Moretus. Dans ce monde bouillonnant, la Réforme s’installait avec une fulgurante rapidité, malgré l’opposition farouche des ordres religieux. Tout était prêt pour une explosion sociale qui n’allait pas tarder : mandaté pour exercer la répression, le duc d’Albe ne payait pas ses troupes.
Cazamayor mourut de la peste, en 1578. Auparavant, il eut pourtant le temps de raconter la vie quotidienne d’une ville extraordinaire, au moment le plus extraordinaire de son histoire. Il était là, lors de la furie espagnole de 1576. Le duc d’Albe appelait Anvers « una Babilonia, confusión y receptáculo de todas sectas indiferentemente », et « la villa más frecuentada de gente perniciosa ». Point n’est besoin de traduire. Ces infréquentables étaient « des luthériens, zwingliens, anabaptistes, calvinistes, adamistes, libertins et athées, et autres innombrables pestilences ». Au fond, les seules choses qui marchaient bien étaient le commerce et la liberté de conscience, tout au moins jusqu’à ce que le Roi d’Espagne s’en mêle. Dans les rues étroites de la vieille ville, dans les estaminets du port, on entendait parler toutes les langues, thiois, espagnol et portugais, allemand, italien, et même du russe, du polonais ou du vieux prussien. On voyait tous les costumes, ceux de Scandinavie comme ceux de Méditerranée. On commençait à voir des peaux noires ou cuivrées. Les Maures amenaient leurs felouques barbaresques, les marchands indiens marchandaient leurs pierres précieuses. Le commerce d’esclaves n’était pas encore ce qu’il est devenu par la suite mais, parfois, des navires négriers faisaient escale.
La garnison occupait principalement le château et ses alentours, au sud de la ville. Les tercios fréquentaient les tavernes et les bordels, buvaient beaucoup, se bagarraient pour tout et rien. Cazamayor, qui les fréquentait le moins possible mais ne pouvait s’empêcher de les entendre, raconte comment en 1573, et plus encore en 1574, leur agressivité croissait, visiblement, de semaine en semaine. Ils mangeaient de moins en moins, mais buvaient d’autant plus. Le bourgmestre d’Anvers s’en inquiéta. Pour la sécurité de tous, il fit une grande collecte d’argent auprès de ses concitoyens les plus aisés, et réussit à calmer provisoirement ces « chiens enragés ».
Il y avait une institution appelée Rekenkamere, ou Chambre des Comptes, qui gérait les finances de la ville et contrôlait celles des principaux possédants. C’est là que se déposèrent les Doublons, les Carolus, les Patacons et les Livres tournois, l’or et l’argent que possédaient les Anversois. Les gens donnaient, parce qu’il y allait de leur vie. Ceux qui réussirent à sauver leurs économies – il y en a toujours – se crurent malins. Mais ce n’était pas la fin de l’histoire. Ce n’était même que le début.
En 1575, le roi d’Espagne fit officiellement banqueroute. Tout l’or du Pérou n’y suffisait plus : il ne faisait que passer, la caisse du roi était percée, et les banquiers d’Augsbourg et d’ailleurs l’engrangeaient. L’année suivante, les soldats casernés à Anvers saccagèrent la ville, en se payant « sur la bête ». Un mois plus tard, les troupes d’occupation durent se retirer de l’ensemble des Pays-Bas. Bientôt, les calvinistes s’emparèrent des villes les plus importantes, dont Anvers, que les Espagnols ne récupérèrent qu’en 1585.
La courte période où Lope de Cazamayor vécut dans une ville gouvernée par ses coreligionnaires fut pour lui un moment de ferveur, mystique et sensuelle. Il avait rencontré Tineke, une jeune femme déjà veuve, mère d’une petite fille. Il les avait même sauvées des mains de piquiers mutinés, en parlant la langue des agresseurs avec l’accent castillan. Il avait fondé sa famille. Son récit se termine sur quelques pages d’enthousiaste fraîcheur. Il vivait au-dessus d’une petite imprimerie, qui avait souffert parce qu’on y trouvait, dissimulés sous des piles de livres, les ouvrages des principaux théologiens réformés, et aussi quelques placards. Lope y avait activement collaboré. Il ne faisait pas que cela : en ce moment, il traduisait une œuvre de Lucien de Samosate. L’imprimerie possédait les caractères grecs ou hébreux, mais s’il voulait passer à l’impression, il devait se charger lui-même de la composition des planches. Tineke et sa fille Maria vinrent le rejoindre dans cette sorte de caverne de Vulcain, où une main féminine mit rapidement un peu d’ordre. Elles répandirent partout la grâce de leur présence. Lope ne dit rien de sa vie sexuelle, mais son bonheur éclate. Les rues restaient dangereuses, avec de fréquentes bagarres, dont les divergences religieuses formaient le facile prétexte. Dans la même ruelle, il y avait un temple calviniste: il ne fallait pas marcher longtemps pour quitter la diablerie, et parler au Seigneur.
Depuis la moitié du seizième siècle, la fréquence des épidémies de peste avait diminué, mais la maladie frappait encore. Elle atteignait un village, un quartier, faisait quelques morts, puis disparaissait. Lope ne raconte évidemment pas comment il en fut atteint, ni ce qu’il advint de sa famille. Mais il avait beaucoup d’amis, notamment en Saxe et en Suisse, où il avait vécu. Une lettre, adressée par Heinrich Büllinger à son ami le pasteur Pfister d’Odenthal semble bien faire allusion à cet événement, car il lui parle de leur ami commun, « Wölfli l’Espagnol ». Lope est un prénom dérivé de Lupus. Wölfli, écrit-il, s’était récemment marié à une flamande d’Anvers du nom d’Augustina. « Ce vaillant homme, serviteur de Dieu, s’est éteint à l’âge de cinquante-huit ans. Une peste l’a emporté, l’empêchant de terminer les travaux importants qu’il avait entrepris pour la gloire de Dieu. Notre Maître l’a rappelé à Lui, que Sa volonté soit faite ». Qu’est-il arrivé à Tineke, à Maria ? La lettre n’en parle pas.
Deux ans après mon dernier séjour à Franeker, j’appris qu’un incendie avait détruit une partie de la bibliothèque universitaire. Je crains le pire pour les Memorabilia, et pour l’Historia vera. J’avais dû quitter Geel, à la suite de sombres conflits. La cause ? J’avais osé écrire qu’un humain pouvait devenir fou si sa famille, son entourage, la société dans laquelle il vivait, rejetaient ce qui formait le squelette de son identité. J’avais écrit que la différence entre le fou et le « normal » était à trouver dans la perversion de la relation entre un homme (ou une femme) et le groupe de référence. Je n’écrirais plus tout à fait cela aujourd’hui. L’idée est bonne, mais la formulation est simpliste. Je m’étais senti moi-même rejeté durement, j’avais démissionné, je m’étais exilé. Dans cette mésaventure professionnelle, je me demande encore quel rôle ont pu jouer Cazamayor, le Pasteur N., et le vieux Frison baladiste. Tous ont été exilés ou internés. L’un d’eux était fou, l’autre l’était peut-être, et le troisième ne dut qu’à la peste de ne pas avoir subi les outrages de l’Inquisition. Car, quand Farnese reprit la ville, les trois quarts de la population d’Anvers durent partir, qui vers le nord, qui vers l’est, et ceux qui restaient leur firent la chasse.
C’est à Anvers, la ville de mes ancêtres, que je me suis installé. D’abord dans la vieille cité, où j’ouvris un petit cabinet privé, puis dans une maison de la large, de la bourgeoise Avenue d’Amérique. Chaque fois que je me promenais, je ne pouvais pas m’empêcher de m’arrêter aux vitrines des librairies. J’y cherchais toujours une édition, latine, française, néerlandaise, du livre de Cazamayor. Je cherchais aussi dans les bibliothèques publiques les plus importantes du pays. Sans aucun résultat. Sauf une fois : à la Bibliothèque Royale de Bruxelles, je trouvai une fiche de catalogue au nom de Casamayor Neto (Lope de), sous le numéro CN6225708b. Trad. Antoine de Valensac, Bruxelles 1926. Il s’agissait bien des Mémorables. Je les commandai aussitôt. Je dus attendre une demi-heure, puis l’employé vint à moi avec les excuses du Bibliothécaire en chef. Il était confus : le livre avait disparu des rayonnages. Bien sûr, il y aurait enquête. Je serais prévenu dès que…
Je commençais à croire que le pasteur N. avait raison. Les excuses du Bibliothécaire en chef, je n’y croyais pas. Je voyais même, sur les lèvres de l’homme qui me les apportait, quelque chose qui ressemblait à l’ombre d’un sourire ironique. Je ne sais s’il y eut enquête, mais en tout cas je n’en fus pas averti, et le livre ne fut pas retrouvé. La grande question, à mes yeux, était « Pourquoi ? ». Le récit de Cazamayor n’avait rien de scandaleux, il était agréable à lire, vivant, savoureux. Je pensais même qu’il pourrait être réédité, et passionner un public instruit, comme un roman de la Renaissance. Bien sûr, ce n’était pas un roman. C’était la vérité. Mais on ne voulait pas le rééditer. Au contraire, les rares exemplaires subsistants disparaissaient, les uns après les autres. Ce ne pouvait pas être un hasard. Il devait y avoir une raison, mais laquelle ?
C’est alors que je fis le rapport avec une idée que j’avais depuis longtemps, comme le lecteur de ce mémoire le sait déjà : This book changed my mind… N’avait-il pas changé mon propre esprit ? Mes propres croyances ? Non, je ne me suis pas converti, ni au christianisme évangélique, ni au calvinisme, ni à l’adamisme, ni au « baladisme ». Cependant, la façon dont je perçois les mouvements religieux du XVIe siècle a radicalement changé. Ils m’étaient indifférents, ils me sont devenus proches, fraternels. J’éprouve désormais le désir d’en savoir davantage. Je me suis renseigné, à propos de Jean de Labadie et des ses compagnons. Je sais que la secte a joué un grand rôle dans la fondation du Mouvement des Amis, ceux qu’on appelle aussi les Quakers. William Penn est venu à Wieuwerd. Peut-on dire que les Quakers soient la version pérenne du Labadisme ? Ce serait aller un peu loin. Une autre hypothèse intéressante, c’est qu’il existerait encore, quelque part en Frise ou ailleurs, un petit nombre de Labadistes, confondus peut-être avec les Mennonites. Un jour, j’en saurai davantage.
Mon idée, mal exprimée, que la folie serait due à la perversion d’une relation sociale, doit être nuancée. Une telle perversion existe, c’est indiscutable. Elle ne rend pas les gens fous, en tout cas pas tous, ni de façon automatique. Même aux pires moments du nazisme, le peuple allemand n’est pas devenu fou. La folie sociale n’est pas à confondre avec une folie individuelle, qui peut survenir, et survient, à n’importe quel moment de l’histoire, même aux moments les plus calmes. Ceux et celles qui en sont victimes n’en sont pas moins pris dans un effondrement identitaire. Par hasard, par instinct, ils ont découvert une horreur, une horreur qui les concerne intimement. Bien souvent, cette horreur est banale. Elle est là, parmi nous, et nous ne la voyons pas, parce que nous la confondons avec la nature des choses. Elle ne nous concerne pas. Jusqu’au moment où cette faille invisible se révèle à nous, nous traverse, nous définit, nous détruit.
Qui est fou ? Celui ou celle qui voit la faille peut devenir fou. Ou pas. De nombreuses personnes se sont sauvées de la folie en cherchant du secours chez autrui. Dans un groupe de prière, par exemple, ou dans une communauté comme les Labadistes. Ils échappent ainsi à l’horreur. Parfois, ils le croient, avant de découvrir dans leur communauté une horreur plus grande encore. Ce fut récemment le cas pour les membres du Temple solaire. La folie est donc omniprésente, elle est présente dans les sectes, elle l’est aussi dans l’extrémisme politique. Elle se dévoile, sans doute, dans toutes ces aberrations. Mais elle existe aussi dans le conformisme social et religieux, dans les familles rigides, dans les abus cachés, dans les contraintes et dans l’emprise.
Ce que nous raconte l’ouvrage de Lope de Cazamayor y Ñeto, c’est la sortie de l’emprise, la conquête et l’expérience de la liberté, à l’époque où les contraintes étaient parmi les pires. Il y en avait dans tous les camps. Les bûchers de l’Inquisition flambaient, les têtes tombaient, les Parisiens massacraient les Huguenots, Calvin brûlait Michel Servet, et Luther faisait la guerre aux paysans en révolte qui se réclamaient de lui. Lope, Tineke, Maria furent des êtres libres au sein du Léviathan. Le texte est pur. Jamais il ne tombe dans la tentation du fanatisme. Lope y raconte son temps, sa vie, il dit ses amours avec la pudeur calviniste, et avec l’accent de la vérité.
C’est pour cette raison que ce livre est dangereux.
Note de l’éditeur : Quelques lignes d’hommage s’imposent ici. Peu après avoir écrit la dernière ligne du texte qu’on vient de lire (« C’est pour cette raison que ce livre est dangereux »), Stijn van Wijnen partit faire du voilier sur un lac de Zélande. Il était seul, mais bon marinier, et bon nageur de surcroît. Le temps était beau. Pourtant, son corps fut retrouvé sans vie, à quelques dizaines de mètres de son bateau. Il ne portait aucune trace d’agression. La police conclut à une noyade accidentelle, mais la cause en était, et en reste, inconnue.
Le reste de la note, plus conventionnelle, concerne la carrière et les écrits de Stijn van Wijnen. Nous ne la reprenons pas.
[1] Je suis « baladiste », païen stupide, et je vais le rester jusqu’à ma mort !