Ceci est à nouveau une fiction. Elle se base sur des événements qui se sont produits à Istambul en 1980.
11 septembre 1980, dans les allées de l’Université Technique d’Istanbul, peu après le coucher du soleil. Un homme et une femme se hâtent en direction de la station de métro, à quelques centaines de mètres. Ils traversent un petit bois planté de hêtres et de pins, s’approchent d’une barricade à leur gauche, quand une fusillade éclate. Ils se couchent par terre. Ils se font tout petits, comme s’ils voulaient entrer dans le sol. Mais le sol est en ciment, il n’y a pas le moindre trou ni la moindre cachette. Ils entendent siffler les balles, juste au-dessus de leur tête, elles font le même bruit qu’une abeille, bzzz, bzzz… Une ou deux balles s’écrasent contre la barricade, non loin d’eux, mais la plupart passent leur chemin.
Claire a le temps de penser à son père, à ce qu’il racontait : la garde devant l’Yser, en 1916, dans ce qu’il appelait « l’abri de la meule de foin ». L’abri était précaire. De l’autre rive du fleuve, un tireur ennemi prenait en enfilade son abri et deux autres, et tirait, avec la régularité d’un métronome. Plusieurs avaient été blessés, ou tués, pour avoir levé la tête. Et les balles faisaient le même bruit d’abeille, bzzz, bzzz…
Au-delà de la barricade, depuis un bâtiment sans étage de l’Université, d’autres tireurs répliquent, mais leurs balles passent beaucoup plus haut. Bientôt les tirs s’éloignent, deviennent plus rares, et finissent par s’arrêter. Ils attendent longtemps pour être sûrs, sûrs de ne pas avoir été la cible. Et puis ils rampent. Silence. Ils se redressent à moitié, avancent à quatre pattes, puis courent jusqu’à la barrière et sortent du campus. Le silence paisible étonne Claire, c’est comme s’il ne s’était rien passé.
– Les oiseaux ne chantent pas encore, dit son compagnon. Il leur faut plus de temps pour se rassurer.
C’était ainsi, toutes les nuits. Des groupes se cherchaient, et, quand ils se trouvaient, ils se tiraient dessus. Il y avait peu de morts, car ils tiraient mal. Ce sont des étudiants. Pendant la journée, ils vont au cours, ils fréquentent parfois leurs victimes à venir, ou ceux qui les ont attaqués la veille. La vie est comme ça.
L’Université technique était un des hauts lieux de la violence politique de ces temps-là. Les Loups Gris menaient la danse, mais les groupes de gauche et d’extrême gauche leur donnaient efficacement la réplique. On avait beau être habitués, on finissait quand même par se demander où tout cela allait mener. Le pays allait mal. L’année précédente, l’inflation avait atteint 120%. Mais pour Claire et pour son compagnon, la chose importante est de savoir s’ils ont échappé à un attentat ou si, par malchance, ils se sont simplement trouvés entre deux camps, à la merci de balles perdues qui ne les visaient pas. Cette dernière hypothèse est la plus probable, mais il ne faut pas conclure trop vite. Le frère de Kemal a été tué l’année précédente, à Üsküdar, dans un attentat minutieusement préparé. Lui-même connaît ses ennemis. Il porte toujours une arme.
Autrefois, cette arme lui avait été bien utile, quand un professeur de la même Université l’avait recalé plusieurs fois, sans la moindre raison sinon l’antipathie manifeste qu’il lui portait. Une fois qu’il avait été bien convaincu de la mauvaise foi de cet homme, Kemal s’était présenté à l’examen, avait mis son pistolet sur la table, et calmement, lui avait dit « Allons-y, Monsieur le Professeur ». Cette fois, il avait réussi. Il y avait vingt ans de cela. Aujourd’hui, il était lui-même en passe d’obtenir un poste de professeur. C’est pour cela qu’il était allé voir le Doyen. Claire l’avait accompagné. Vingt ans… Certaines haines sont tenaces.
Ils s’étaient rencontrés à Eyüp, sur les bords un peu malodorants de la Corne d’Or, et s’étaient promenés parmi les pins et les cyprès, remontant la colline jusqu’au Piyer Loti Kahvesi. La vue sur les deux îles, et plus loin sur Beyoğlu et Şişli, avait fait défiler devant les yeux de Claire toute l’histoire de la Ville, la vingtaine de sièges qu’elle dut subir, la chaine énorme qui barrait l’entrée de la Corne d’Or aux bateaux de guerre, le feu grégeois qui les détruisait, l’entrée du Conquérant par la porte d’Andrinople. Mais l’autre se souciait peu de l’histoire. Il était fier de sa ville, heureux de ce grouillement incessant d’hommes, de femmes et d’enfants de toute provenance, des Lazes de la Mer Noire, des Kurdes d’Anatolie centrale et orientale, des Arméniens survivants, des Grecs du Pont-Euxin, des Tsiganes, des Juifs sépharades, et bien sûr des Turcs : yörüks, turkmènes, bektachis, alévis comme lui-même. Il se réjouissait de cette diversité, de cette énergie vitale, de cette tolérance, de cette créativité. Il voyait à présent la ville comme un vaste champ d’affrontement où se jouait, peut-être – sûrement – le sort du monde. Car dans sa bouche, les mots de liberté, de peuple et de révolution reprenaient la force et les couleurs d’un tableau de Delacroix.
Pour elle, il s’était mis à raconter des bribes de sa vie, des souvenirs d’une enfance pleine de soleil, des parfums de garrigue et de lentisque, des saveurs d’abricots et de jus de grenade, des galopades à cheval dans l’étendue steppique des hauts plateaux. Le vent chassant les nuages, il avait vu apparaître, au sommet du Nemrut Dağ, les têtes gigantesques des dieux et des rois de Commagène. Il avait salué ses frères, les derniers pasteurs Têtes Rouges, poussant leurs bêtes, à la recherche d’herbe verte. Sa famille n’était pas nomade pourtant. Son père était maître d’école, hussard noir en quelque sorte de la République turque. Après avoir voyagé d’un village à l’autre, il avait fini par s’établir. Il avait acheté une plantation d’abricots et des chevaux de course. C’était devenu un notable, mais il n’avait jamais oublié ses devoirs envers le peuple, et ses fils l’avaient imité. Ils avaient dès lors beaucoup d’ennemis.
La vie est dangereuse en Turquie, lui explique-t-il. « La religion nous sépare, la politique nous mange, et quand cela n’existerait pas, il y a encore la rivalité entre Galatasaray et Beşiktaş, pour ne pas parler de Fenerbahçe. Mais on s’y fait ». Claire, qui trouvait les gens si aimables, si honnêtes, si hospitaliers, n’a pas encore eu le temps d’en voir la violence cachée. L’autre jour, en payant son ticket de bus, elle s’était trompée, elle avait donné beaucoup trop d’argent au chauffeur. L’homme n’avait pas bronché. Mais un marchand de journaux, assis dans son échoppe, était alors monté dans le bus, lui avait pris l’argent des mains, et l’avait rendu à Claire avec un sobre commentaire : « Les Turcs ne doivent pas faire cela !». Qu’avait-il dit au juste ? « Ils ne doivent pas faire cela », ou « ils ne font pas cela » ? La nuance est subtile, et d’ailleurs, Claire ne parlait pas assez bien le turc pour en être certaine. Mais elle se disait qu’il n’y avait pas beaucoup de pays au monde où on lui aurait ainsi rendu sa monnaie.
Ils ont bu leur café accompagné d’un grand verre d’eau fraiche, et maintenant… ils n’arrivent pas à se quitter. Ils prennent un dolmuş en direction du centre, et terminent leur soirée dans un restaurant, leur nuit dans un hôtel de Kumkapı. Kemal la présente évidemment comme sa femme. Claire remarque le sourire incrédule de l’hôtesse, qui du reste ne fait aucun commentaire.
Rester ensemble à tout prix, contre les exigences de la vie. À ce jeu-là, on est perdant, toujours. Ils essaient pourtant de le jouer. Il aurait été si bon de flâner dans les ruelles de Sirkeci, de visiter les boutiques d’artisans, de se perdre dans le Grand Bazar, de franchir le pont de Galata en achetant quelques poissons grillés au passage… Mais non : Kemal a des rendez-vous très importants. Claire ne sait pas s’il s’agit de son poste à l’Université, ou d’autres choses plus importantes encore, qu’elle devine. Des gens fiévreux, parfois un peu exaltés, parfois sombres, parlant peu, qu’on rencontre dans un café, ou à l’ombre d’un kiosque. Elle voudrait alors s’écarter un peu, mais il ne le permet pas, comme si elle risquait de disparaître dans la foule à la moindre inattention. Elle est là, à ses côtés, et peu à peu fait corps avec lui, pour des projets dont elle ne sait rien. Le peu de turc qu’elle parle ne lui sert à rien, car si même elle comprend les deux tiers des mots échangés, elle ne peut comprendre le sens des phrases. D’ailleurs, ce ne sont pas des phrases, seulement des mots vaguement associés à d’autres. Des allusions, probablement, à des choses connues d’eux seuls.
Et c’est ainsi que le soir, ils se sont retrouvés dans ce guet-apens de Şişli. Il s’agissait pourtant, cette fois, d’un rendez-vous très officiel. Le bureau du Doyen se trouvait au premier étage d’un hôtel baroque, dont la façade rose et blanche évoquait le palais d’une sultane, qu’il avait été peut-être. Le grand escalier double menait à des couloirs stuqués, mais dont les plâtres s’écaillaient, et dont les murs étaient tapissés de placards austères. Claire s’était arrêtée dans une minuscule salle d’attente. Elle avait juste eu le temps d’apercevoir, par la porte bientôt fermée, une salle lambrissée de bois sombre, un plancher de vieux chêne, un long tapis de couleurs foncées conduisant à un bureau massif, où siégeait un petit homme à moustache. Kemal était entré, dominant son anxiété ; elle s’était demandé s’il avait toujours son pistolet en poche. Mais il était ressorti tout souriant, l’entretien s’était bien passé, il avait bon espoir pour le poste. Une fois dehors, dans les allées du parc de l’Université, il avait quand même murmuré : « Le salaud… Comment ai-je pu lui serrer la main ? ».
Le lendemain, alors qu’ils se préparaient à visiter la forteresse de Rumeli Hısarı, d’étranges bruits se font entendre du côté de Beyoğlu. Claire croit à un tremblement de terre, et elle a peur, elle sait qu’un jour l’un d’eux détruira cette ville, comme elle détruira San Francisco. Mais Kemal a l’oreille exercée, et comprend tout de suite ce qui est en train de se passer :
– Regarde le ciel, dit-il. Ils sont là.
Quatre chasseurs, venant du sud-est, survolent le ciel au-dessus d’eux. Ils ne sont pas là pour combattre, ni pour bombarder. Seulement pour que les gens comprennent. Ce n’est d’ailleurs pas ceux-là qui font tout le bruit : sur l’autoroute d’Edirne, une colonne de chars s’est divisée en deux groupes. L’un est parti vers le nord, a contourné la ville par Güzeltepe, et foncé vers Taksım. L’autre est entré droit dans Fatih, la vieille ville impériale, et est en train de se garer sur le boulevard Mendereş. Kemal ne le sait pas encore, mais a deviné le putsch et sait qu’il sera sanglant.
– C’est grave, Claire. L’armée va prendre le pouvoir, et l’armée est contre nous. Nous devrons lutter dans la clandestinité. Rejoins les tiens !
C’est elle qui s’accroche à présent.
– Tu ne comprends pas, dit-il. Je suis deux fois leur cible. Cette armée est dirigée par des fascistes, ils ont fait alliance avec les Loups de Türkeş. Sais-tu ce qui s’est passé il y a deux ans, à Maraş ?
Il explique : les Loups Gris avaient investi la ville, et marqué d’une croix les maisons des Alévis. Le massacre a duré plusieurs jours. Le préfet a laissé faire, et la police n’est pas intervenue. C’est l’armée qui a mis fin aux meurtres, mais elle était aux ordres, à l’époque, d’un premier ministre de gauche, Bülent Ecevit. Aujourd’hui, l’armée marche avec Türkeş, et rien ne les arrêtera.
La première chose à faire : rejoindre les amis. On verra avec eux ce qu’il y a lieu de faire. Mais l’ambiance a déjà changé. Il n’y a personne dans les rues. Tout le monde regarde les nouvelles à la télé, ou écoute la radio, à l’abri des murs de la maison. Les dolmuş ne circulent plus, ni les bus. Dès lors, ils marchent, en longeant les façades. De temps en temps, à travers les fenêtres fermées, ils entendent de la musique militaire. Une fois, c’est l’hymne national, suivi des paroles assourdies d’un porte-parole inconnu.
En approchant de Taksım, ils commencent à voir du monde : des gens courent pour se sauver, d’autres les poursuivent. Un, deux coups de feu claquent. Ils obliquent à gauche, et se perdent dans les petites rues qui descendent vers la Corne d’Or. Mais ils ne sont pas les seuls : toute une population est en train de fuir ce qui se passe là-bas, sur la place Taksım, ou dans l’avenue İstiklal. Il y a des femmes kurdes, avec leurs enfants. Des ouvriers en bleu de travail. Il y des employés en costume trois pièces, la cravate défaite, qui courent en agitant leur attaché-case dans tous les sens. Tous ces gens ont l’air hagard. Ils semblent converger vers la tour de Galata. Soudain, la foule crie : devant eux, un barrage de police les empêche d’avancer. Ils cherchent à fuir dans les rues adjacentes, mais déjà elles sont occupées par des militaires en treillis. On commence à arrêter les gens, à les enfourner dans des combis grillagés, quand Claire se rend compte qu’ils ne sont pas loin du lycée français, où elle connaît du monde. Un étroit passage y mène. Ils s’y engouffrent et disparaissent, au moment même où le piège se referme.
Le vieux père lazariste parle le turc aussi couramment que le français, mais il a gardé intact, après trente ans, son accent dieppois. Avec sa barbe maigre sur la bavette blanche, il semble être un faible rempart contre les militaires et les factieux. Mais le Lycée Saint-Benoît a joui si longtemps d’un droit d’extraterritorialité qu’il est presque aussi sûr qu’une ambassade, et ce n’est pas la première fois qu’il sert d’asile. Claire se rend compte que d’autres fuyards s’entassent déjà dans les couloirs, et vers les caves. Mais avant de les laisser trouver leur place avec les autres, le père les reçoit quelques instants dans son bureau.
– Vous êtes essoufflés, mes enfants. Rien ne vaut une tasse de thé pour retrouver sa sérénité. Vraiment, dit-il en réponse à un geste d’impatience de Kemal, vous n’avez rien à craindre ici. Mais même si vous aviez à craindre quelque chose, vous devriez vous asseoir deux minutes et boire un peu de thé, pour vous refaire.
C’est une philosophie à laquelle Kemal n’est visiblement pas habitué. Mais il se force. Quant à Claire, elle se retrouve dans un monde qu’elle connaît bien, fait de douceur, d’ordre, d’organisation, de savon noir et de cire d’abeille. Elle l’apprécie, et respire à nouveau librement. Bientôt, elle se rend compte pourtant que le père ne s’intéresse pas tant à elle qu’à Kemal. Elle n’a sans doute plus rien à lui apprendre, mais lui… « Qui est cet homme ? », semble se dire le vieillard, qui est cet homme qui n’entre pas dans ses catégories habituelles ? Ce Turc, qui n’est pas un ancien élève du lycée, ni un bourgeois, pas même un citadin, mais pas davantage un paysan inculte ? C’est un scientifique, c’est un homme d’action. Sa culture littéraire, ce sont les Acık d’Anatolie, la poésie de Yunuş Emre, de Pir Sultan, la musique envoûtante du saz. Le père s’en rend compte, en quelques questions habilement posées. Quelles conclusions va-t-il en tirer ?
Soudain, Claire a peur. S’il devinait les accointances politiques de Kemal ? S’il allait les livrer ? Et pourquoi le ferait-il ? Mais il est de l’autre côté ! L’Église a toujours été du côté du pouvoir, et ici plus encore qu’ailleurs, car c’est sa seule rente de situation. Pour le père, se dit-elle, le monde s’est arrêté en 1453, mais il ne le dira à personne, affichant sa loyauté à l’égard de la République laïque et militaire, et musulmane quand il le faudra, pour rester maître de la tour génoise qui encombre la cour du Lycée. Du coup, la bienveillance, la bonhomie du vieillard se sont teintées d’hypocrisie et de ruse. Elle finit à peine sa tasse de thé, se lève. Kemal la regarde avec surprise, puis il se lève aussi. Le père les contemple un instant. Mais il sourit. Sans doute devine-t-il la méfiance qu’il a suscitée:
– Allez-y, rejoignez les autres, reposez-vous un instant. Vous resterez ici aussi longtemps que vous le souhaitez. Mais si vous avez à faire ailleurs, je sais comment vous faire sortir en toute sécurité.
Dans les couloirs du lycée errent des fantômes déboussolés. D’autres se sont regroupés pour se rassurer, on entend déjà fuser quelques rires. Le temps passe. Voilà que certains cherchent à sortir. Ils ne reviennent pas, d’autres les imitent, puis, à nouveau, des coups de feu retentissent dans la rue. Les derniers sortis refluent en panique. Le silence s’installe à nouveau, avec la peur. Kemal, attentif à tout, n’a pas bougé. Il attendra la nuit.
Et la nuit vient. Kemal et Claire se sont approchés d’un groupe qui apparemment cherche à quitter le lycée par une porte de service, donnant sur la rue Kemeraltı par un étroit passage, normalement réservé aux livraisons. Une voix les retient :
– Ne faites pas ça, dit le père. Ils vous attendent dans Arapoğlan. Si vous voulez sortir, suivez-moi.
Claire regarde Kemal, qui acquiesce des yeux. Le temps n’est plus à la peur. Elle le suit. Ils sont maintenant une dizaine à suivre le vieil homme à bavette blanche, qui les mène, à travers la cour, vers une porte en contrebas, dont le sommet est à peu près à la hauteur de leurs pieds. Il faut descendre quelques marches, pour atteindre le sol du XVème siècle. Une vieille clef, dans la poche de sa soutane, est celle d’une serrure que les élèves du lycée ne doivent pas pouvoir ouvrir. Le père tire maintenant une burette d’huile de sa soutane, et s’en sert avec dextérité. La serrure s’ouvre, la porte grince à peine sur ses gonds. On se trouve dans les caves du château génois, dans un couloir, puis dans une, deux, trois salles d’enfilade où l’air sent le moisi, peut-être aussi l’urine de chauves-souris, lesquelles restent invisibles. Une autre porte, une autre clef, et les voilà dans un long couloir obscur, éclairé seulement par la lampe de poche du père, qui les précède toujours. Ils marchent dans la poussière des siècles, sur des os de souris mortes qui craquent sous leurs pas, et sur des déjections animales qui assourdissent le bruit. Le couloir va tout droit sur une distance d’environ cinq cents pas, et se termine par un mur. La seule issue est un trou noir. Ils doivent s’engager dans une étroite galerie en pente, et ramper, pour déboucher bientôt sur un autre couloir perpendiculaire au premier. Deux cents pas encore. Un escalier de pierre, une nouvelle porte qui, elle, grince fortement quand le père la pousse. Ce bruit les fait frémir, mais non, il n’y a personne derrière. Au parfum de l’encens, ils savent qu’ils se trouvent dans une église, où quelques cierges votifs, qui achèvent de se consumer, projettent des ombres mouvantes.
– Vous êtes ici dans l’église Saint-Benoît, dit-il. Elle est reliée au lycée depuis l’époque de la construction par les Génois de Péra. Mais peu de gens le savent. Maintenant, à vous de jouer. Il devrait vous être facile de vous perdre dans les ruelles de Karaköy, que vous connaissez sans doute mieux que moi. Mais faites quand même attention : je n’aimerais pas vous avoir conduits jusqu’ici pour rien…
Il ouvre prudemment la porte de la rue. Le silence est total, mais cela ne veut rien dire. Après deux minutes, l’un d’eux se décide. Puis, par petits groupes, ils quittent le seuil et se fondent dans l’obscurité. Claire et Kemal restent les derniers. Elle voudrait remercier le père, et ne sait trop comment s’y prendre. Merci, merci vraiment…
– Allez, femme de peu de foi, répond-il avec le sourire. Un sourire qu’elle n’oubliera pas.
Les petites ruelles de Karaköy, c’était parfait. Mais ils se trouvent maintenant sur le quai, devant le pont de Galata. À quelques dizaines de mètres d’eux, sur le tablier du pont, des policiers trient les passants, qu’attendent, du côté d’Eminönü, trois sinistres combis noirs. Kemal entraine Claire vers un café, non loin de l’embarcadère de Kadiköy. À côté de l’entrée, un escalier privé conduit à quelques appartements. Kemal frappe trois coups espacés sur la porte de l’un d’eux, un homme l’entrouvre, prudemment d’abord, puis toute grande. Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.
– C’est Ali, mon frère de Cem.
Claire ne sait pas grand-chose du Cem, cette cérémonie essentielle des Alévis. Mais elle en sait une chose : pour être initié, un jeune homme doit être marié, et se choisir un ami, lui-même marié. Les deux couples sont initiés ensemble, et la solidarité entre eux dure toute la vie. Ainsi, Kemal est marié ? se dit-elle.
Ali est pêcheur. Le matin, il part dans la mer de Marmara, il vend ses prises sur les marchés d’Eminönü, de Karaköy, ainsi qu’aux restaurants du pont de Galata. Son bateau est ici au mouillage, pas loin, près du restaurant Saray. Il comprend tout de suite ce que Kemal attend de lui : lui faire passer l’obstacle du pont. C’est la moindre des choses, cela ne se discute même pas. Le meilleur moment, le lieu où il le débarquera, le moyen de le dissimuler en cas de contrôle, ça oui, on en parle longuement. Mais d’abord, un verre de raki, ça aide à penser. Kemal lui explique qu’il n’est pas seul, que Madame l’accompagne. Ali semble surpris, mais il fait un grand sourire à Claire, qu’il avait à peine regardée jusque-là. Il appelle Selma, sa femme, et lui demande de nourrir tout ce monde avec sa pêche d’aujourd’hui.
– Vous allez vous régaler, dit-il, j’ai eu de jeunes rougets !
Claire regarde Selma : elle porte un foulard de tête, et le pantalon sous la jupe comme une paysanne. Elle peut avoir trente ans, elle est jolie, avec une tendance à grossir. Des enfants ? Non, pas encore, quand Dieu voudra dit-elle, avec un regret visible.
Le repas est somptueux. Les rougets sont mangés entiers, non vidés, saupoudrés de sésame, avec un ragoût de légumes et du couscous. On ne sent pas la moindre arête ! Le raki accompagne tout cela et se boit comme de l’eau. On termine par quelques gâteaux et du tavuk gogsu, le flanc au blanc de poulet. Puis, Ali va prendre son saz, et joue des airs anciens. Les deux hommes, Ali et Kemal, sont évidemment des intimes. Ils se connaissent depuis l’adolescence. Le plus frappant, le plus étonnant pour Claire, est la place que ces deux amis laissent prendre à leurs femmes. Selma ne se tient pas en retrait : elle regarde Kemal en face, plaisante, rit bien fort, et son mari trouve cela tout naturel. Kemal lui dira plus tard que chez les Alevis, la femme est l’égal de l’homme. Pour elle-même, c’est plus compliqué. Comme elle est chrétienne, qu’elle vient d’un pays de l’Ouest (on sait que les femmes, là-bas, se permettent beaucoup de choses) on est prêt à les lui passer. S’il n’y avait pas la présence de Kemal, Ali et Selma pourraient la traiter presque comme un homme. Mais il est là ! Qu’est-elle par rapport à lui ? Une amie de passage, c’est-à-dire rien du tout. Une femme de rien. Durant toute la soirée, elle sentira valser son statut de part et d’autre, de haut en bas et de bas en haut, sans rien pouvoir y faire et surtout, sans qu’eux-mêmes n’y puissent rien. Cette impression dure jusqu’au moment du coucher. Kemal insiste alors pour que Claire dorme seule. Il s’installera sur un matelas par terre, dans la pièce où ils ont mangé. Elle sent alors qu’elle retrouve le respect de ses hôtes, ou plutôt, comme ils ne lui avaient témoigné que de l’amitié, qu’elle sort enfin d’ambiguïté.
On se réveille à l’aube. La nuit a été courte, le raki n’aide pas. Mais il faut rejoindre la barque du pêcheur à l’heure où ses pareils prennent la mer. Cette barque est une felouque à deux voiles, motorisée comme il se doit. Sous le pont, la cale sert évidemment à entreposer la pêche, et sent fort. Il faudra cependant s’y cacher, derrière des filets et un petit tonneau de saumure. Heureusement, la mer est calme. Ali appareille lentement, attentivement. Kemal, vêtu comme un marin, fait ce qu’il peut pour l’aider. Claire s’est glissée dans la cale, car la présence d’une femme serait suspecte. Elle est la seule à ne pas être vivifiée par l’air du large et les embruns. L’objectif est de faire le tour de la presqu’île, d’aller relever quelques casiers dans la mer de Marmara, et de guetter le meilleur moment, et le meilleur endroit, pour rejoindre la côte et les y déposer. En attendant, dans le remugle de poisson ranci et de mazout, Claire a tout le temps de penser. Kemal est marié, et il le lui a caché…
Une vedette de la police est repérée au sud ouest. Elle semble se diriger vers eux. Kemal rejoint Claire, et dispose les filets de pêche de manière à ce qu’ils les dissimulent au mieux. Pauvre cachette, à vrai dire, s’il s’agissait d’une fouille en règle… Malgré la puanteur, il se rapproche d’elle. C’est peut-être la dernière fois ? Mais elle se tasse dans le fond du réduit.
– Tu es marié…
Ce n’est pas une question. Peut-être une affirmation, où il entre quelque chose d’une question, et aussi quelque chose d’une plainte. Il ne répond pas. Claire sent s’écrouler ses espérances. Ça fait mal. Puis :
– J’ai été marié. Je suis veuf. Depuis trois ans.
À la façon dont il le dit, elle sent qu’il en souffre encore.
– Tu as eu des enfants ?
– Fehime est morte en couches, l’enfant est mort aussi. Un garçon.
Tout est dit. C’est elle maintenant qui se rapproche de lui, tendrement, et lui qui se tient là comme un bloc de pierre insensible, enfermé dans le souvenir.
Ils en sont là, quand un coup de sirène retentit, suivi d’un appel au mégaphone. Ils n’échapperont pas à la visite. Bientôt, des pas foulent le pont de la felouque, Ali fait semblant de plaisanter avec deux hommes, des policiers. Kemal met son bras derrière le dos de Claire et la serre. Ils se tiennent la main, ils attendent la catastrophe. Soudain, Ali dit quelque chose que Claire ne comprend pas, mais elle sent que Kemal sursaute. Il desserre légèrement son étreinte, attentif à ce qui se passe là-haut. Un des policiers dit à son collègue qu’il va inspecter la cale. Il ouvre la trappe, ses jambes cherchent l’appui, le trouvent. Une lampe de poche aveugle Claire. Puis rien. L’homme les a vus, mais il ne dit rien. Il remonte, referme la trappe, et on l’entend dire à l’autre : « Rien d’anormal là-dessous ».
La vedette s’est éloignée. Le grand rire d’Ali, là-haut, leur dit qu’il n’y a plus rien à craindre pour l’instant. « Nous avons eu de la chance, dit-il, c’était un Qizilbash ».
– Comment Ali l’a-t-il su, demande Claire ?
– Bien sûr, nous avons un truc, dit Kemal.
Mais elle n’en saura pas plus. Le voyage se poursuit, dès lors, sans autre incident, jusqu’à l’arrivée dans ce petit port antique, derrière la muraille, à l’endroit même où celle-ci quittait le rivage de la Propontide pour cerner la Ville du côté de l’Ouest. La grande avenue Kennedy passe tout près de là, avec son trafic, ses immeubles, mais le petit port caché derrière la muraille reste invisible. Un autre monde, un autre siècle. La felouque, dont la forme n’a pas changé depuis deux mille ans, s’y glisse et s’y amarre avec aisance, comme si ces quais avaient été bâtis pour elle. Adieu Ali, on t’embrasse. On te reverra peut-être, si Dieu le veut bien. Il faut maintenant passer la muraille de Constantin.
Près du Patriarcat arménien de Kumkapı, il y a un tekke. Personne, ou presque, ne le connaît. Il ne se distingue pas d’une maison de ville, sinon par quelques signes discrets sur la façade. Seuls les Alevis le fréquentent, et encore, pas tous. Des amis de Kemal. Claire et lui y arrivent en fin de journée après avoir mis des heures à parcourir quelques kilomètres, en faisant semblant de ne pas se cacher. C’est une pauvre rue, avec des zones en friche. À quelques mètres, de vieux murs protègent l’église arménienne, dont on aperçoit seulement l’épaisse tour blanche, percée de fenêtres cruciformes. Le tekke lui-même est une maison lépreuse à un étage, aux murs grisâtres. Kemal frappe, puis parlemente longtemps avant qu’on ne lui ouvre. Claire sent que c’est elle le problème, on ne la connaît pas et, par les temps qui courent, il faut être prudent. C’est un jeune homme à grandes moustaches qui, en fin de compte, leur fait monter l’escalier, puis les fait passer par un hall où est accroché un grand portrait d’Atatürk en majesté. Claire est surprise. Est-ce pour donner le change ? « Non, dit Kemal. La République, c’est lui. La laïcité, c’est lui ». On est dans un temple, pourtant ? Il sourit. On arrive à la grande salle. Le Cem, c’est là. Mais la salle est vide. Sur le mur, elle remarque quelques calligraphies, ainsi que l’étrange figure d’un visage humain stylisé, coiffé d’une sorte de bonnet à côtes, avec de grands yeux globuleux, et de grandes moustaches comme celles du jeune homme qui leur avait ouvert la porte.
– C’est un symbole, dit Kemal. On peut y lire en lettres arabes les noms de Mehmet, Ali, Fatma, Hasan et Hüseyn. Mais on y voit aussi le bonnet rouge à douze plis des Qizilbash.
Dans une pièce voisine, il y a du bruit. Ils y trouvent cinq hommes et trois femmes, sous un portrait, cette fois, de Lénine. Tous se lèvent, embrassent Kemal, saluent la camarade Claire, qu’il leur présente avec chaleur. La discussion reprend bientôt. Il s’agit de savoir comment se préserver, mais aussi comment résister au coup d’état. Quelqu’un dessine des plans, au fusain, sur de grandes feuilles blanches. Un autre fait des calculs. Que compte-t-il ? Les hommes ? Les armes ? Une femme sert le thé, du thé turc bien fort, rouge et âpre. Claire comprend qu’elle travaille dans la police.
Quand ils sont fatigués, ils sortent une bouteille de raki et, bientôt, l’ambiance change. Un homme dit comment il a échappé à l’arrestation en se cachant dans une poubelle. On rit. Kemal raconte la rencontre avec le policier, dans le bateau d’Ali. Dans la grande salle, des gens commencent à affluer. Un vieil homme fait l’objet d’une vénération générale : on vient baiser sa main, sa manche. C’est le Dede, un maître itinérant de grand renom.
– Qu’est-ce qui se prépare, demande Claire ? Un Cem ?
Kemal sourit :
– Non, bien sûr. Si c’était le cas, tu ne pourrais pas rester.
Pourtant, ce n’est pas une réunion banale. Des femmes apportent des plats de viande rôtie ou bouillie, un homme dépose dans un coin des bouteilles de raki, des musiciens arrivent avec leur saz au long manche, un kanoun qu’on pose sur une table, une darbouka…
– C’est étonnant quand même, dit Claire. On dirait qu’il ne s’est rien passé, aujourd’hui, dans le pays !
– Non, c’est justement parce qu’il s’est passé quelque chose. C’est la fête de l’amitié. Rien n’est plus nécessaire maintenant que l’amitié.
Elle comprend à présent ce qui tient ces gens ensemble, ce qui leur permet de vivre et de résister à toutes les persécutions qu’ils ont subies, qu’ils subissent depuis le XVIème siècle. Entre eux, toutes les relations sont imprégnées d’amitié. Une amitié organisée, ritualisée, mais cependant vécue, avec la force de sentiments non feints. Quand tout va mal, on l’affirme, on la met en scène, on la fait revivre, on la boit comme un filtre. En contrepartie, il y a la méfiance vis-à-vis de ceux qu’ils appellent les bouches noires, les calomniateurs. Il y a le droit et le devoir de leur mentir. Il y a aussi les exclusions, terrible châtiment à l’égard des membres de la communauté qui se comportent mal : ceux qui trahissent le secret, ceux qui commettent l’adultère.
Les musiciens entament un air de danse, une vieille danse d’Anatolie probablement. Une fille, puis une deuxième, se mettent à danser. Elles décrivent des cercles lents au centre de la salle, en battant l’air de leurs bras comme des cygnes qui vont s’envoler. Une voix féminine, grave, chante les paroles que tous connaissent par cœur, et que plusieurs chantonnent à mi-voix :
Je désirais Dieu
je l’ai trouvé – quoi de plus ?
Jour et nuit je pleurais
j’ai souri – quoi de plus ?
Sur le terrain des sages
une balle qui roule
Dans la crosse du maître
j’ai bondi – quoi de plus ?
Aux entretiens des saints
un bouquet de roses rouges
J’ai fleuri, on m’a cueilli
j’ai fané – quoi de plus ?
Les savants, les religieux
trouvent tout à l’école
Moi, c’est à la taverne
que j’ai trouvé – quoi de plus ?…
Après la danse, on boit. On boit comme si l’on communiait, pense Claire. Et de fait :
- Le raki, c’est le sang, dit Kemal.
Malgré le caractère cérémoniel et sacré, malgré le sérieux de la chose, l’ambiance monte dans la salle. On parle plus fort, on rit, on mange, on festoie même. On se témoigne enfin cette fameuse amitié. Dehors, en ce même instant, il y a des gens jetés en taule, maltraités, torturés sans doute. C’est dur de l’accepter. Mais ces mêmes gens qui font la fête, dès qu’elle sera finie, seront eux aussi en grand risque d’être arrêtés. Certains seront tués. Tous le savent. Tous savent aussi qu’ils devront s’entraider, au risque de leur vie.
Claire regarde Kemal : il est ailleurs. C’est à peine s’il mange. Il ne fait plus attention à elle, mais pas davantage aux amis qu’il a ici, à ses frères, à ses sœurs. Ni la joie générale, ni l’amitié ne l’atteignent. Il est seul. Ou alors, avec qui ? L’étrange, c’est que personne ne semble s’étonner de son attitude si peu sociale. Personne ne l’invite, personne ne lui parle. Tous semblent respecter son silence. Tous semblent au courant.
Quand la fête est finie, quand tout le monde s’en va, quelques-uns restent pour ranger la salle, pour que la maison ne reste pas vide pendant la nuit, peut-être parce qu’ils ne savent pas où aller, parce qu’ils se croient plus en sécurité ici qu’ailleurs. C’est le cas, bien sûr, de Kemal et de Claire. Ils se cherchent une chambre, et cette fois, il n’est plus question de se séparer. Claire se souvient, pourtant, de ce qu’elle a appris ce soir : l’adultère est une cause de bannissement. Et elle s’en doute, ce n’est pas de l’adultère conjugal qu’il s’agit, ou pas seulement, ou pas essentiellement. Le crime, c’est de connaître charnellement une personne en-dehors de la communauté. Kemal le sait, mais il n’en tient aucun compte. Il la tient fermement par la taille, il l’emporte, sans rien dire, sans répondre à ses questions inquiètes. Il la couche sur un matelas, et se couche à côté d’elle. Sans ôter leurs vêtements, il la prend dans ses bras, la serre fort contre lui. Elle sent son membre se durcir, entrer en elle, un petit peu, à travers les vêtements. Elle se presse à sa rencontre et, longtemps, ils restent ainsi sans se dire un mot.
Il pleure.
Elle comprend.