Cette deuxième « légende imaginaire » fait le lien entre deux contes bien connus, celui de Blanche Neige et celui de Geneviève de Brabant. Il place l’action au XIème siècle, dans un contexte historique partiellement reconnaissable. Il fait aussi allusion à une tradition bien conservée, celle des sept Lignages de Bruxelles.
GUDULE ET LES SEPT NAINS
A l’époque où Conrad le Salien était empereur, il y avait en Lotharingie une poussière de barons qui ne décoléraient pas d’avoir laissé filer la couronne de Charlemagne. Ils étaient ainsi plusieurs prétendants, descendant par les femmes de Lothaire ou de Charles le Chauve, et le plus souvent de l’un et de l’autre à la fois, qui ne cessaient de se disputer une aigle, ou plutôt une chimère, qu’ils ne recouvrèrent jamais. L’un d’eux était Henri, que la postérité a surnommé le Vieux. Mais il était jeune à l’époque, et ne s’en faisait pas. Son donjon de madriers, construit par son père Lambert ou son aïeul Régnier, se trouvait dans une île marécageuse, à l’endroit même où jadis les Vikings avaient dressé leur camp, et pillé les riches terres et les grandes abbayes de Hesbaye. Il avait de nombreux enfants. A la plus jeune, il avait donné le nom de Gudule, ce qui veut dire, simplement, « bonne petite ». C’est un joli nom flamand, qu’il faut entendre dire à la mode du pays : avec un souffle profond venant du cœur, qui se résout en dentales et liquides entre les lèvres et les dents comme une dentelle de Bruges. Gudule était une fillette charmante, aux yeux marron gigantesques, avec une mignonne fossette au menton, mais c’était d’abord une bonne petite, en vérité. Quand elle eut quinze ans, il lui fit épouser le jeune comte de Trèves, que certains nomment Sigefroi et d’autre Frédéric, fils cadet du présent duc de Lotharingie, Golon de Verdunois. Il faut expliquer ce mariage, car la suite de l’histoire en dépend. Les deux maisons se jalousaient, et s’étaient longtemps combattues. Au siècle précédent, la couronne ducale avait appartenu aux ancêtres d’Henri, les Gislebert et les Régnier. Le dernier d’entre eux avait voulu duper l’empereur Othon, son suzerain, et en avait été puni. Son titre était passé à d’autres, était échu finalement à la maison de Verdun qui l’avait conservé. Depuis lors, les descendants de Gislebert faisaient serment de récupérer leur bien. Tous leurs efforts tendaient à ce but. La guerre était un moyen d’y parvenir ; une habile politique matrimoniale en était un autre. Le comte Henri ne vit aucune malice à engager sa cadette dans l’entreprise familiale. Un père ne doit-il pas marier ses filles ? Ce qu’il en advient ensuite est l’affaire de Dieu.
Comme adversaires, les comtes de Verdun étaient redoutables. En tant qu’alliés, ils étaient d’excellente compagnie, nobles et chevaleresques comme on en rêve. A vrai dire, ils eurent toujours quelque chose de chimérique et de grandiose, qui agaçait leurs rivaux brabançons. Sans même parler de l’aventure démente de Godefroid de Bouillon, quelques décennies plus tard, on se rappelle peut-être ce Jean l’Aveugle qui combattit et fut tué à Crécy, ou cet Henri VII que Dante appela de ses vœux, en Italie, parce qu’il le voyait intègre, passionné, dans un monde de cautèle et de brutalité. Il y mourut, d’ailleurs, sans doute empoisonné. C’étaient tous des gens de la famille. Mais après tout, ce trait ne leur réussit pas trop mal : ils perdirent à Wörringen devant le duc de Brabant, mais ils reçurent peu après la couronne impériale, et le royaume de Bohème pour y établir leur descendance.
Gudule fut donc mariée à Sigefroi, jeune encore, mais prometteur. Le beau-père, un homme considérable, était comte d’Ardenne, où il dominait des terres sauvages, plus riches en légendes qu’en habitants. Il était aussi marquis d’Anvers, vaste contrée dont la campagne est pauvre aussi, faite de sable et parsemée d’étangs et de tourbières. Mais il tenait le port, et les voies commerciales qui en partaient. En Haute-Lorraine, il possédait de bonnes terres agricoles et des marchés prospères ; en Lothier, tout un chapelet de terres allodiales, qui chatouillaient ses rivaux dans leur orgueil, à deux pas de leurs places fortes. C’est à Baisy-Thy, dans un de ces alleux, que Gudule alla vivre après son mariage, et qu’elle apprit ce qu’est un homme. On dit que Sigefroi fut bon pour elle, et qu’elle n’eut pas à s’en plaindre, jusqu’à ce que le malheur s’en mêlât.
Ce malheur fut un accident de chasse, qui coûta la vie au duc. Son fils aîné lui succéda. Il portait le nom de son père, mais n’avait pas, tant s’en faut, le même caractère. Dans les annales, on l’appelle Golon l’Indolent. Sa jeune belle-sœur lui plaisait. Il éloigna son frère en l’envoyant en Italie. Déjà s’y trouvait le puîné Godefroid, au service du marquis de Toscane, Boniface. Golon fit remarquer simplement que, puisqu’il y avait plusieurs frères, il était bon que l’aîné veillât à l’héritage ; que le second soit avec le Pape (ou l’un de ses proches) n’était pas mauvais mais, dans ce cas, le troisième devait être absolument avec le nouvel Empereur, Henri III. Ce discours passa pour de la haute politique, et Sigefroi partit. À ce moment, Gudule se découvrit enceinte. Golon se faisait pressant, elle le repoussa. Et lui, par colère et jalousie, fit courir le bruit qu’elle avait un amant. Voilà l’histoire, en deux mots. Mais voyez ce que c’était, pour une fille aussi jeune, enceinte, sans protection, que de craindre à tout moment l’arrivée de la Cour, les regards lourds du duc sur son corps, ses pas furtifs dans les couloirs, et les frôlements… Que faire ? Elle pensa bien se réfugier chez son père, à quelques lieues de là, mais c’eût été tout de suite la guerre et le drame. Elle hésita. Son enfant, s’il vivait, pouvait devenir duc un jour. Elle se chercha un allié dans la place, et le trouva sans peine, car son charme était trop grand et son désarroi trop pitoyable. Ce fut un autre Golon, l’intendant du château, un homme à peine plus âgé qu’elle et de belle figure, qu’elle prit pour confident. Bien sûr, cette amitié n’échappait pas au duc, de sorte que le danger croissait au lieu de s’amoindrir. Gudule le pressentit et, par là même, précipita sa ruine. Elle voulut prévenir son mari. À l’époque, il fallait un clerc pour écrire, mais l’ami Golon avait été clerc durant quelques années, et maniait la plume. La lettre disait tout : que le duc avait commencé de la compromettre en l’honorant avec excès, qu’il lui faisait des présents somptueux, qu’il la traitait en public comme sa reine, en privé comme une serve.
Le secret, hélas, fut éventé. Le courrier fut pris dans un guet-apens, avant d’avoir parcouru la première lieue, au village de Sart-Dames-Avelines. À la place, le duc fit tenir à son frère une longue missive, où il lui expliquait d’un ton dolent l’inconduite de son épouse, et la honte que lui faisait porter Golon, l’intendant. Cette lettre-là, Sigefroi la reçut au camp de Bénévent, devant les Lombards. Il se la fit lire avec horreur et méfiance, car il connaissait son frère. Aussi répondit-il d’abord à sa femme, se plaignant hautement de ne pouvoir être là pour la chérir et la protéger des périls. Le duc intercepta le messager, le trompa, lui prit la lettre, et sut par là le peu de crédit qu’on lui faisait. Il manda l’intendant et, devant lui, devant toute la Cour, jura par Christ et la Vierge Marie que Gudule avait failli, que l’enfant qu’elle portait n’était pas de son mari. Il ordonna qu’elle fût éloignée, bannie à jamais dans un endroit désert. Au jeune Golon, il confia la mission de l’y conduire, et secrètement, lui ordonna de la mettre à mort – sous peine d’être lui-même tué. Il y avait en lui sous l’indolence, on le voit, beaucoup de cruauté. L’intendant accepta la mission. Il pensait fuir avec Gudule, et ce lui fut d’abord une joie. Puis il se reprit car, en agissant ainsi, il l’exposait à être rattrapée et, dès lors, convaincue du crime qu’on lui imputait à tort. Il y renonça.
Ils partirent à l’aube. Les adieux furent entourés de gémissements, qui n’eussent pas osé s’exprimer à une heure du jour plus avancée, car le duc se levait tard. Gudule ne savait pas elle-même s’il fallait pleurer ou se réjouir. Au sortir du pont-levis, ils virent une brume irisée devant eux, qui lui parut de bon augure. Cependant, Golon semblait triste : il poussait de grands soupirs, comme s’il eût été en proie au doute et à la peur. Ils s’engagèrent bientôt dans la forêt charbonnière, qui à l’époque entourait Baisy-Thy de toutes parts. Cette forêt faisait environ cent lieues, du nord au sud, et une cinquantaine d’est en ouest. Des aurochs, des loups, des ours la peuplaient. Elle avait même été plus grande autrefois : on sait que cette forêt charbonnière est un morceau de la grande forêt hercynienne, dont parle Jules César dans ses chroniques. Elle s’étendait, écrit-il «sur une largeur de neuf journées de marche d’un voyageur sans bagage… Il n’y a pas un habitant de la Germanie qui puisse se vanter d’avoir atteint son extrémité, après soixante jours de marche, ou de savoir en quel endroit elle commence. On est certain qu’elle renferme nombre d’espèces d’animaux sauvages qu’on ne voit nulle part ailleurs ». Sa partie occidentale, qui s’étendait sur leur territoire, avait été consacrée par les Gaulois à la Grande Déesse Mère : Ardua Duenna. On en a fait Arduina, puis Ardenne. Mais la forêt d’Ardenne, de ce temps-là, allait de la Moselle à l’Escaut ! Et pourtant, les hommes ne cessaient de la réduire, qui en essartant, qui en brûlant son bois pour en faire du charbon, de sorte qu’elle ressemblait à une chemise mitée de mille trous, où s’élevaient les seigneuries.
Gudule ne savait pas où Golon la conduisait. Pour la première fois, malgré leur amitié, elle n’osait pas l’interroger. Au soleil qui montait à leur droite, elle vit qu’ils allaient vers le nord. Ils chevauchèrent longtemps sans une parole, franchirent à gué la Dyle, qui n’est là qu’un ruisseau, aux berges noircies par les chutes accumulées d’autres automnes, aux parfums de vase et de champignons invisibles. Bien plus tard, ils traversèrent la Lasne aux eaux plus vives, et de larges feuilles de potamot se collèrent aux cuisses des chevaux. Golon mit pied à terre. Elle s’étonna. « Ici, dit-il, je suis censé vous tuer, et rapporter au duc la preuve de votre mort ». Sa voix était sourde, méconnaissable. Elle eut à peine peur. « Je ne le ferai pas. Je retournerai chez le duc, je lui dirai que le courage m’a manqué ». Un instant de silence, puis : « J’espère que vous penserez à moi de temps en temps ». Gudule comprit qu’il lui faisait don de sa vie. Elle se dit qu’elle ne pouvait pas le laisser repartir sans avoir reçu quelque chose, lui aussi. Et ce qu’elle avait, elle le lui donna. Ils se dirent adieu dans les fougères, sous les hautes ombelles des grandes berces, et pendant quelques instants, ils furent heureux. Puis, chacun s’en fut vers son destin. On dit que Golon tenta d’abuser le duc en lui apportant le cœur ensanglanté d’une biche. Je crois que ce fut plutôt son propre cœur qu’il apporta. De toutes les façons, sa mort était déjà programmée ; elle ne tarda pas.
Voici Gudule dans la grande forêt, toute seule, au pas de son cheval qu’elle laisse aller à sa guise. Aussi bien, où irait-elle ? Elle se sent entre les mains de Dieu. Elle pense à son enfant, à son mari lointain, qu’elle aime, à cet homme auquel elle s’est donnée non par amour, mais par respect et amitié. Elle se demande à peine si ce qu’elle vient de faire était bon, ou si c’était mauvais. D’autres en penseraient du mal, mais elle pas, elle a suivi son cœur. Le soleil, déjà, descend sur l’horizon. Le froid commence à se faire sentir. Elle a faim et soif. Elle met pied à terre au bord d’un ruisseau, y trouve une eau pure, acide, au goût de rouille. Et tout autour, des myrtilles, des framboises, des fraises des bois. Un peu plus loin, quelques girolles qu’elle mange crues, et des pieds-de-mouton. Le cheval, qui s’était également désaltéré, qui mangeait des fougères et le maigre fourrage des sous-bois, donne tout à coup des signes d’impatience. Il tire sur sa longe, hennit. Gudule décide de lui faire confiance, remonte en selle, et lui, d’un pas rapide, l’entraîne sous les branches basses des jeunes hêtres, où peut s’en faut que la chevelure de la cavalière ne reste accrochée, comme jadis celle du Seigneur Absalom.
La Grande Déesse, Ardenne, était une femme aussi, comme elle en fuite, poursuivie par les chiens d’un mari jaloux qui, par malchance, était le Roi du Ciel. Dans son domaine de la forêt, elle était néanmoins la Reine, et tous les êtres qui y vivaient la protégeaient, de sorte que tout Roi du Ciel qu’il fût, son mari ne pouvait rien contre elle. On le comprend, Gudule se trouvait sous sa protection, sans le savoir, sans même connaître son existence. Le cheval, qui en savait un peu plus qu’elle, la conduisit par les chemins invisibles de la forêt vers la Vallée de la Blanche-Dame, qu’on appelle de nos jours encore d’un nom mi-celtique mi-latin qui veut dire vallée blanche : Genval. Elle y fut accueillie par une biche, elle-même toute blanche, qui s’enfuit à son approche, puis s’arrêta comme pour l’inviter à la suivre, et répéta ce manège plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle arrivât aux abords d’un petit lac, issu d’une source proche. Celle-ci paraissait sortir du rocher mais, à y regarder mieux, elle provenait d’une caverne dont l’entrée basse, cachée par les herbes, s’ouvrait aux berges mêmes du lac. La biche semblait connaître cet endroit, et proposer à Gudule d’y entrer. Dans l’obscurité de la grotte, elle vit l’eau jaillir d’un bassin taillé dans la pierre, et s’émerveilla qu’elle fût si pure que de la lumière semblait en émaner. Elle comprit que ce lieu pouvait être pour elle un abri sûr, défiant les recherches du duc, et y resta.
Elle y vécut tout un hiver, n’ayant que la solitude et le froid pour conseillers, la biche pour amie, et l’enfant qui grandissait en elle pour témoin. Certes, elle eut de nombreux moments de désespoir, et d’autres où elle s’accrochait à une vie qui la fuyait. Elle s’était fait un lit de feuillages. Au commencement, elle cueillait les fruits des bois, ramassait les champignons. Elle apprit aussi à pêcher les poissons du lac. Au cœur de l’hiver, elle put manger quelques maigres provisions qu’elle avait réussi à faire sécher, mais elle serait morte de faim sûrement, si la biche ne lui avait pas apporté souvent de la nourriture faite par des humains, pour des humains, dont elle ne sut jamais la provenance. Quand le brillant soleil d’hiver réchauffait un peu l’air, elle allait se promener, respirait l’air piquant et sec. Parfois, elle dansait sur un rocher, ou au mitan d’une clairière. Elle vit des renards, un blaireau, des corneilles, qui ne la craignaient pas. Au printemps, devenue lourde, elle ne se déplaçait plus guère, mais la biche veillait sur elle, et ne la laissait manquer de rien. Un jour, les portes des eaux s’ouvrirent. Elle se coucha, et donna le jour à un fils, qui vécut.
Dans cette forêt, il n’y avait pas que des animaux sauvages. Une ancienne race y survivait, industrieuse et frugale, méfiante à l’égard des tard-venus qui, par la violence ou la ténacité, rognaient son domaine, ne lui laissant plus que de sombres gaudes, des sous-bois infertiles, des landes désertes. Bientôt, pensaient-ils non sans raison, il ne leur resterait plus que les grottes et les galeries du sous-sol pour y vivre. Du reste, ils s’y sentaient bien, une bonne part de leur activité consistant précisément à s’y enfoncer, pour en extraire les minerais précieux ou utiles, qu’ils vendaient aux marchés avoisinants, à des prix qui ne les avantageaient guère. Ces gens étaient là depuis des milliers d’années. Ils étaient experts dans le travail des métaux, mais leurs ancêtres avaient taillé leurs pointes de flèche, leurs couteaux et leurs haches dans la pierre la plus dure. Ils s’en souvenaient, et en gardaient l’amour du travail bien fait. C’était, semble-t-il, les cousins des Sames ou Lapons de Scandinavie. Comme eux, ils étaient de petite taille, et même plus petits encore, car leur vie difficile et dissimulée les avait éprouvés. Les autres hommes connaissaient leur existence là où ils en rencontraient. Ailleurs, on en faisait une légende, à laquelle certains croyaient, et d’autres pas. Par la suite, leur nombre est devenu sans cesse plus restreint et, leur taille diminuant encore, ils finirent par disparaître de la surface de la terre. Mais à la haute époque dont nous parlons, certains cantons comptaient encore de fortes populations de Nains, des clans bien organisés et relativement prospères, dirigés par la forte autorité d’un patriarche. La région située entre la Vallée Blanche et le bourg fondé par Charles de France, un siècle plus tôt, dans les marais de la Senne, était une de celles où leur race était encore puissante. Sept familles s’y partageaient le pouvoir et la maigre fortune, pour eux immense. Elles portaient des noms dont nous avons oublié le son qu’ils avaient dans leur langue, mais il nous en reste le sens : il y avait ceux du Ruisseau Rouge, ceux de la Route Chaussée, ceux du Froid Mont, les Fils Hugues, les Fils Rodolphe, les gens du Glaive et, enfin les plus nobles d’entre eux, comme l’indique du reste leur patronyme, les gens du Lion. Ils habitaient depuis des millénaires les mêmes vallées, les mêmes collines qui, parfois, leur avaient donné leur nom, mais ils menaient aussi des expéditions lointaines, voyageant alors la nuit dans un silence qui surprenait même les bêtes. Quand il leur fallait se battre, ils attaquaient par surprise, au petit matin, sans se soucier de duels ni de chevalerie. Cette méthode leur valait beaucoup de blâme. Toutefois, on reconnaissait qu’ils ne faisaient la guerre que pour se défendre, ou pour se venger.
Ce jour-là, ceux du Ruisseau Rouge revenaient d’une razzia sur les terres du baron de Sombreffe, dont les bergers leur avaient pris des chèvres. Les choses n’avaient pas trop bien tourné pour eux. Ils ramenaient quelques bêtes, mais aussi plusieurs blessés. Ils s’arrêtèrent quand ils se virent à l’abri des poursuites, à bonne distance des terres du baron, et cherchèrent refuge dans la Vallée Blanche. C’était à cause de la source : depuis toujours, ils le savaient, son eau guérissait vite et bien les blessures faites par le glaive ou par les flèches. Les premiers qui entrèrent dans la grotte y virent sans surprise la biche blanche, qu’ils connaissaient. Mais à côté d’elle, il y avait une étrangère, ce qui ne s’était encore jamais vu. Et, tout près d’elle, dans un berceau de fougère, un enfant nouveau-né qui dormait. Ils eurent peur, non de ce qu’ils voyaient, mais de ce qu’un tel lieu, jusqu’ici préservé, soit livré à la connaissance des seigneurs et des paysans de la région, et soustrait à leur propre domaine. Mais il n’était pas dans leurs usages de sacrifier à leur sécurité les femmes et les enfants des autres.
De son côté, Gudule crut voir devant elle les hommes d’armes du duc Golon, venus l’assassiner. Elle se précipita pour protéger son enfant dans un geste d’instinct, qui ne pouvait que nuire si le pire avait été à craindre. Mais elle vit bientôt le trouble et la frayeur que sa présence inspirait aux arrivants. Elle vit aussi qu’ils étaient différents des hommes qu’elle connaissait : petits de taille, vêtus de saies et de surcots à capuchon, ils avaient la peau mate et les yeux en amande. Leurs cheveux, leur barbe, qu’ils portaient longue et pointue, quand ils en avaient, étaient de couleur claire. Et leurs épées courtes, arrondies pour frapper de taille, ne ressemblaient pas à celles des Lotharingiens. Elle avait entendu parler des Nains, sans en avoir jamais vu. Elle devina ; mais cela ne la rassura qu’à moitié car, ce qu’on en disait, c’était qu’ils ravissaient les bébés, pour que leur descendance soit plus abondante et que, par cet apport de sang étranger, leur taille cesse de décroître. La biche, alors, s’avança vers elle. Très lentement, dans le silence absolu né de la stupéfaction de tous, elle s’agenouilla devant Gudule et l’enfant dans ses bras. Il y eut un moment d’hésitation. Puis, les Nains, subjugués, s’agenouillèrent aussi, scellant par là l’alliance d’un hommage lige, auquel ils ne dérogeaient jamais.
Il y eut désormais, entre Gudule et le clan du Ruisseau Rouge, un lien particulier. Ce fut sur leurs terres qu’elle fonda plus tard un prieuré et une chapelle, en dévotion à Sainte Catherine d’Alexandrie. Mais c’est là une autre histoire. En attendant, il leur fallait mettre des mots sur l’alliance nouvelle. Les Nains parlent entre eux une langue assez semblable à celle des Samoyèdes de Sibérie. Ils connaissent, et pratiquent à l’occasion, celles des peuples qu’ils côtoient. Mais ils répugnent à les utiliser, par crainte du mépris que leur accent et leurs solécismes ne manqueraient d’attirer. Pour communiquer avec les étrangers, ils préfèrent une langue des signes, qu’ils ont développée à un point tel qu’ils s’en servent parfois à leur propre usage. Bientôt ce fut là, dans la grotte crépusculaire au silence troublé par le seul écoulement de la source, un ballet de bras et de mains, une danse des corps, qui s’arrêta soudain quand l’enfant se réveilla, et se mit à pleurer. Gudule l’allaita. Elle ne portait qu’une robe légère, ou ce qui lui en restait. D’ailleurs, elle avait toujours vu les nourrices donner le sein, et qu’était-elle, sinon une mère, une nourrice comme les autres ? Les Nains sont gens pudiques. Chez eux, une jeune mère ne montre pas son sein aux étrangers – encore moins, d’ailleurs, aux hommes de son clan – mais le vêtement ample et retombant lui permet d’être discrète, en toutes circonstances. Toutefois, même s’ils ne fréquentent pas volontiers les églises, les Nains n’ont pas vécu si longtemps à côté des Chrétiens sans connaître quelque chose de leurs histoires saintes. Ils virent en Gudule une image de la Vierge, que l’interdit rendait d’autant plus merveilleuse, désirable et sacrée. Quand, plus tard, elle soigna les plaies des blessés avec l’eau de la source, le bonheur les guérit.
Le duc était furieux, et inquiet. Il trouvait injuste que Gudule ait pu lui échapper deux fois, d’abord en se refusant à lui, ensuite en restant en vie. Il craignait la colère du père, s’il apprenait. Il avait surtout peur du retour de son propre frère, que des messagers lui annonçaient comme imminent. Il fit battre la campagne, et découvrit quelques filles apeurées qui, décidément, n’étaient pas Gudule, mais qui lui en tinrent lieu brièvement. Forcément, il dut faire passer et repasser ses hommes sur les terres du sire de Louvain, dont les baillis leur demandaient des comptes, et faisaient rapport en haut lieu. Au début, il donna le change, prétendant chercher un serf fugitif, un prisonnier évadé, des marchands malhonnêtes. Bientôt, il fut à court d’expédients. Il savait que des bruits commençaient à courir au sujet de Gudule (il était lui-même à l’origine de certains d’entre eux). Il rassembla des hommes d’armes en nombre considérable, et les installa dans la place de Dinant qui lui appartenait, et qui était très forte. Alors, il manda au Comte Henri l’un de ses meilleurs hommes, porteur d’un triste message annonçant l’adultère et la fuite des coupables, dont l’un, au moins, avait payé. Tous les jours, avec angoisse, il attendit le retour du messager et l’écho de la colère du Comte. Mais sans doute celle-ci fut-elle encore plus forte que prévu, car le courrier ne revint pas. On entendit bientôt des rumeurs de troupes, du côté de Louvain, de Tirlemont, de Léau. Puis, un jour, un héraut précédé du gonfanon de Lothier – de gueules à la fasce d’argent – se présenta devant la Cour. C’était fort mauvais signe car, depuis le mariage de Gudule et l’apaisement qui s’ensuivit, les deux maisons rivales n’arboraient plus, en présence l’une de l’autre, les armes d’un duché qu’elles revendiquaient toutes les deux. Le Comte réclamait sa fille, la déclarait innocente devant Dieu, et défiait tout homme qui la honnirait. On en resta là. Certes, il aimait son enfant mais, après avoir affirmé l’honneur de sa famille, il hésitait à entrer en guerre sans en savoir davantage. Par ses espions, il sut bientôt qu’elle n’était pas prisonnière. Il la chercha dans les couvents, les bourgs et les campagnes, en vain. Les soldats restèrent sur pied de guerre, dans leurs quartiers.
Au printemps, les guetteurs de Baisy-Thy signalèrent l’arrivée d’une importante compagnie, précédée de bannières d’or au sanglier de sable. C’était Sigefroi, comte de Trèves, baron de Thy, et depuis peu, par la grâce du Roi des Romains, marquis de Bénévent. Son frère se précipita, ne dit rien d’abord, pour ne pas blesser, étreignit doucement ses mains serrées sur le pommeau de la selle, l’embrassa en pleurant, bref lui fit tout ce qu’un frère aimant peut faire dans de telles circonstances, pour adoucir un inévitable chagrin.
- Où est-elle ?
Les lèvres serrées de Sigefroi bougeaient à peine.
- Hélas, mon frère, Dieu seul le sait…
Le lendemain, le Duc Golon prêtait devant l’évêque un serment solennel et, sur le Corps et le Sang de Notre-Seigneur, jurait que « Golon s’était pris pour la comtesse de Trèves d’un amour déloyal et farouche. Qu’il l’avait entreprise avec une telle ardeur qu’à la toute fin, elle lui avait cédé. Qu’elle était devenue enceinte. Que, lorsque la chose s’était sue, ils étaient partis ensemble, comme des fugitifs, et bientôt comme des proscrits. Que Dieu avait voulu que l’homme payât sa faute, mais que la dame, jusqu’à ce jour, avait échappé à toutes les recherches ». Comme chacune de ces phrases, qui jouaient sur l’homonymie, était vraie, isolément, en son âme et conscience il estima ne pas s’être parjuré.
Sigefroi se jeta dans la guerre avec fureur. Même s’il n’avait en son frère aucune confiance (quoique ébranlé par les termes du serment), et malgré l’amitié qu’il éprouvait naguère pour la famille de son épouse, il ne pouvait qu’étouffer sa haine et sa souffrance dans le sang. Il prit la tête des troupes campinoises, et mordit le Brabant par le Nord, ravageant le Hageland et le Pajottenland, faisant fuir les moines d’Afflighem comme ceux d’Averbode, et ruinant leurs saints. Henri ne s’en affola pas. Il assura une défense molle et flexible des confins nord, reculant un jour, reprenant le lendemain les terres qu’il avait cédées. En même temps, il prit en un tournemain les châteaux que l’ennemi tenait au milieu de ses possessions et fit ainsi, pour la première fois, des comtés de Bruxelles et de Louvain, un pré carré d’un seul tenant. Au Sud, où se trouvait Golon, l’adversaire était faible. Des deux frères, l’un s’acharnait en rage stérile, l’autre se calfeutrait dans une forteresse et attendait, peut-être, d’être débarrassé d’un rival.
La guerre dura tant que la nouvelle en parvint, au loin, chez l’Empereur et chez le roi de France (à cette époque, encore un autre Henri), lesquels se disputaient depuis longtemps la suzeraineté sur les pays d’entre-deux. La chose était trop importante pour ne pas s’en mêler : l’Empereur soutint le duc, son homme lige, frère de son compagnon d’armes, tandis que le capétien prit le parti du brabançon, pensant pouvoir en tirer profit. Il oubliait que la famille de Louvain ne veillait qu’à son propre intérêt et aussi, la chose est assez rare pour qu’on le dise, à celui de ses sujets: elle avait compris que cette alliance est féconde, et la préférait généralement aux liens féodaux. De Spire, où se tenait la Diète, l’Empereur manda un héraut d’armes porteur de belles paroles. De la Cité de Seine, Henri de France envoya vingt chevaliers et deux cents hommes à pied. Mais surtout, il convainquit Gérard, l’évêque de Cambrai, de citer en chaire les ancêtres des sires de Louvain, jusqu’à Gislebert le Vieux et sa femme Ermengarde, fille de l’empereur Lothaire, et de faire prier pour eux dans toutes les églises et chapelles du diocèse. Par là, il contribua sans doute à leur retour aux affaires ducales, quelques soixante ans plus tard, sans élargir pour autant les limites de son royaume. Et voilà pour les Grands. Que se passait-il, au même moment, du côté des Petits ?
Les Nains voyaient passer, de plus en plus près de leurs domaines, et parfois au beau milieu, les chevauchées terribles des soldats des deux camps. Selon leur habitude, ils se firent discrets. Des refuges, comme celui de Folx-les-Caves, les hébergeaient en cas de danger. C’étaient des souterrains, creusés par leurs ancêtres à l’époque du silex taillé. Ils s’y regroupaient quand il le fallait, retrouvaient là les autres clans. Ils y tenaient leurs états généraux. C’est là qu’ils firent, pour la première fois, le lien entre la guerre présente et l’apparition d’une jeune femme, avec un bébé, dans la grotte de Genval. Le premier qui en parla ouvertement fut Sire Astolphe des Fils Rodolphe, un des vieux chefs, non le plus aimable à ce qu’on dit, puisqu’on le nommait, en son absence, Sire le Grincheux. Il s’en prit au Chef du Ruisseau Rouge, auquel il disputait depuis toujours le deuxième rang dans la hiérarchie des clans. Trop heureux de trouver une occasion de le déforcer au Conseil, il l’accusa d’avoir attiré sur eux tous la colère des seigneurs voisins en tolérant qu’une fugitive, une criminelle probablement, soit abritée sur ses terres.
- Et savez-vous, dit-il, ce que j’apprends ? Car je sais me renseigner, moi, je n’agis pas aveuglément comme certains le font, pour les beaux yeux d’une dame… Que cette personne est accusée d’adultère, qu’elle fut condamnée à l’estrapade par le Duc en personne ! Si nous la conservons par devers nous, nous serons bientôt, aux regards de tous, complices de sa prostitution… Comme s’il ne vous suffisait pas d’avoir volé les moutons du baron de Sombreffe et mis à mal ses bergers, voilà que vous vous entichez d’une catin qui déshonorait la Cour de Lotharingie !
L’insulte était grave, et ceux du Ruisseau Rouge tiraient déjà leurs cimeterres. La grande salle de Folx-les-Caves résonnait de leur colère, mais Sire Antoine, leur chef, paraissait s’amuser.
- Cher cousin, si vous ne retirez pas ces paroles désobligeantes pour l’honneur d’une dame très gente, j’aurai le plaisir de vous les faire rentrer dans la gorge avec le marteau que voici. Sachez que la Comtesse Gudule est l’épouse fidèle d’un très noble chevalier, et la pieuse fille du Seigneur qui prétend dominer les terres où nous nous trouvons, et dont, à vrai dire, nous n’avons jamais eu à nous plaindre. Si vous estimez qu’il convient de la livrer à ceux qui la persécutent, vous faites preuve de goujaterie, mais aussi d’imbécillité.
Sire Nicolas du Lion, le premier d’entre les chefs, fut alors d’avis qu’on fît venir la dame, objet du litige, et qu’on la priât de s’expliquer. C’est ainsi que Gudule fit son entrée, quelques jours plus tard, dans la haute salle creusée dans un calcaire blanc et tendre constellé des ocelles noires du silex, admirant au passage les portes innombrables aux arceaux rayonnants comme des coquillages, et les grandes colonnes rupestres rythmant, de part et d’autre, le parcours des galeries principales. À vrai dire, on n’en voit plus grand-chose aujourd’hui car, dès que les Nains ne furent plus là pour y veiller, le temps détruisit ces témoignages de leur grandeur, et les hommes n’y ont jamais appliqué leur talent. Gudule ne portait plus ses haillons d’un hiver de ronceraies. Pour la vêtir, Sire Antoine avait fait ouvrir les coffres de famille, où se cachaient les vêtements d’une arrière-grand-mère à lui qui n’était pas de race naine, et dont on se souvenait comme d’une femme de radieuse beauté. C’étaient des robes un peu mitées, de goût ancien, hiératique et splendide, que Gudule portait avec la même aisance que toute autre vêture. Dans la salle millénaire, avec son enfant, elle fit l’effet d’une apparition. Deux des chefs se déclarèrent d’emblée pour elle, sur sa bonne mine, mais ce n’était pas les plus influents : Sire Hugues, des Fils Hugues, qui aimait tant les femmes et n’en avait approché aucune, et qui passait pour timide parce qu’il ne disait jamais rien au Conseil ; et Sire Charles – celui de la Route Chaussée, la Chaussée Brunehaut – qu’on appelait Charles le Simple : ce qui le ravissait, parce que c’était un nom royal. Les autres, hélas, n’étaient pas si faciles à convaincre. Mais elle parla. Tous entendirent alors le sortilège de sa voix. Elle-même l’ignorait totalement, jusque-là, quoique d’aucuns l’eussent éprouvé. Par la suite, elle apprit à l’utiliser à son gré, mais n’en abusa jamais. Certes, elle avait la voix jeune et mélodieuse, mais ce n’était pas là le sortilège. En Brabant, on sait tout de quelqu’un après l’avoir entendu parler : on sait de quel village il vient, on connaît son origine sociale. Gudule parlait, naturellement, avec l’accent de sa caste, celle des descendants de Pépin l’Ancien et d’ancêtres plus anciens encore, enterrés sous des tumuli dans la grasse plaine de Hesbaye et qui vous regardent parfois, la nuit, du haut de leurs galgals. Mais là n’était pas le sortilège. Ce qu’elle avait, c’est en chaque mot le ton juste, l’accord parfait de l’idée à l’expression, et l’oubli de soi pour atteindre le but. De sorte que sa parole était sans voile, et convainquait sans effort.
Ceux du Glaive se concertèrent. C’était là leur habitude : ils ne voulaient pas suivre aveuglément un chef. C’est la raison pour laquelle, avec un peu de mépris, certains appelaient Sire Florent du Glaive « le chef dormant ». Mais eux, ils estimaient leur coutume supérieure à toute autre, et citaient deux exemples des temps anciens : celui des Athéniens, qui tiraient au sort leurs magistrats, et celui des Éburons, leurs pères, disaient-ils, dont le Roi avait dit à César : « Mon pouvoir est ainsi fait, que la multitude a autant d’autorité sur moi que j’en ai sur la multitude ». Ils répétaient souvent ce trait, en quoi ils voyaient le comble de la sagesse en matière de gouvernement – quand d’autres le tenaient pour folie pure. Mais la voix du peuple fut, sans contredit, en faveur de Gudule, et ce sont eux qui firent pencher la balance. Deux clans ne s’étaient pas encore prononcés. Un seul, celui des fils Rodolphe, s’opposait à elle résolument. On dit que les gens du Froid Mont se seraient joints volontiers à la majorité. Mais eux, ils attendaient que leur chef, Sire Etienne, se prononçât. Et Sire Etienne ne disait rien. En réalité, il luttait contre son rhume des foins, célèbre à la ronde, qui à chaque printemps le reprenait. Et lorsqu’il se fit entendre, ce fut avec un tel fracas d’éternuement que tout son clan le prit pour une déclaration d’hostilité ; alors, comme un seul homme, ils crièrent haro, en faisant sonner la poignée de leurs glaives sur l’umbo de leurs boucliers. Restaient ceux du Lion. Sire Nicolas, le très-noble, le long-barbu, savait ce qu’il avait à faire. Sans épouser les principes démocratiques, il était trop sage pour ne pas adopter la décision qui plaisait à quatre clans sur sept, et même cinq en comptant l’avis de ses propres gens, dont il ne doutait point. C’était là, il le savait, la racine de son prestige. Encore fallait-il ne pas mécontenter les deux clans minoritaires, surtout les fils Rodolphe et leur redoutable chef.
- Comme vous, leur dit-il, je suis touché de ce que j’ai vu et entendu. Une femme, un enfant sans défense, et la moitié du monde à leurs trousses. Il y a de plus mauvaises causes. Mais je suis comptable de l’avenir du peuple, en raison de quoi, aussi nobles qu’ils soient, les sentiments ne peuvent pas gouverner seuls mes décisions. Ce qui se passe n’a rien à voir avec nos guerres ordinaires, où nous mettons notre honneur à récupérer du bétail ou du gibier volé. C’est une guerre entre les deux grandes puissances de Lotharingie, dont l’enjeu est la couronne ducale, rien de moins. Cela ne nous concerne pas. Et pourtant, quoi que nous fassions, nous serons pris dans la tourmente, et peut-être écrasés. La Comtesse Gudule est, dit-on, la fille du Seigneur de Louvain et l’épouse de son ennemi. Supposons-la coupable : son père ne l’admettra jamais et nous exterminera, si nous la livrons. Si au contraire, elle est innocente et que nous la protégeons, il nous favorisera de toutes les façons. Quant au mari, il nous saura gré de lui avoir donné l’asile, aussitôt qu’il aura compris son erreur. Je pense donc que notre intérêt est de la cacher, de façon que son existence même soit méconnue de tous, jusqu’à ce que son innocence éclate, ou que la guerre se termine par un traité solennel.
Ce discours parut si judicieux que même Sire Astolphe s’y rallia. De grands festins scellèrent la réconciliation des clans, accompagnés de libations d’une bière dont ils ont le secret. C’est un grand prodige, car nul n’a jamais pu en brasser de semblable : on dit qu’il faut, pour la faire, mélanger au brassin nouveau de la vieille bière de l’année précédente, et aussi qu’elle ne fermente que pour les Nains, par l’action d’un diable, qui est leur ami. Au cours de ce banquet, on discuta longuement de l’endroit où Gudule serait gardée. Sire Astolphe souhaitait qu’on la mît dans un puits de mine, mais les autres ne le voulurent pas. Finalement, on décida de la renvoyer d’où elle venait, c’est-à-dire dans la grotte, et de disposer aux alentours une escouade composée par rotation de membres de trois clans. Les Fils Rodolphe, les gens du Ruisseau Rouge et ceux de la Route Chaussée se proposèrent, et furent agréés.
Sur quoi, la guerre s’intensifia. Sigefroi apprit, Dieu sait comment, que sa femme se cachait près de Wavre, et multiplia les raids. Ses hommes se comportaient très mal, incendiant les chaumières, pillant et massacrant. Ils n’allaient pas le raconter : on les forçait à faire la guerre, ils la faisaient, ils en tiraient profit, voilà tout. Mais les destructions furent telles, que les paysans, désespérés, pensèrent à se venger sur les Nains. C’est comme ça que les choses se passent. On pourrait en donner bien des exemples, et même de notre temps: les victimes se vengent d’abord sur d’autres malheureux, parce que les bourreaux leur sont inaccessibles. Ce furent des milliers d’hommes en fureur, mal armés mais durs, désespérés, et surtout immenses par la taille et le poids, qui déferlèrent sur le pays des sept familles. Le clan qui eut le plus à en souffrir fut celui de la Route Chaussée, parce qu’il était établi dans la plaine, avec peu de caches ou de repli, et qu’il fut attaqué le premier, à l’improviste. Ces gens se défendaient bien pourtant : profitant autant qu’ils le pouvaient de leur petite taille et de leur agilité, comme des fantassins qui, face à des cavaliers, se glisseraient sous les chevaux pour leur percer le ventre, leur couper les jarrets, accrocher les hommes par-dessus avec des crochets et leur trancher la gorge. Et c’est ce qu’ils faisaient, du reste, à ceci près qu’il n’y avait pas de chevaux, mais de grands hommes lourds. Outre leurs sabres courbes, ils avaient des épieux droits et pointus, qui faisaient merveille en ce genre de combat. Ils purent rompre l’assaut. Les paysans s’enfuirent, dès que leurs yeux s’ouvrirent sur l’étendue de leurs propres pertes. Mais celles des Nains étaient terribles. Le Clan n’existait plus, ou peu s’en fallait. La nuit venait, le vent soufflait sur le charnier, les femmes erraient échevelées sur le champ de bataille en pleurant, se griffaient le visage. Sans que personne ne chantât, peu à peu leur lamentation se mit à ressembler à un chant. Chacune des voix qui pleuraient s’accordait aux autres sans le vouloir, et, par-dessus la douleur de chacune, il y avait la douleur du peuple. Les hommes survivants, quelques vieillards, entassaient les corps sur des claies hâtivement faites. Des torches furtives éclairaient la scène. Au rythme lent de ce chant, le cortège des vivants se mit en marche en vacillant, traînant les morts. Où allaient-ils ? Il est probable qu’ils ne le savaient pas eux-mêmes. Mais ils prirent l’ancienne Chaussée dont ils portaient le nom, celle qui tranche droit parmi les labours dans la lourde terre de Hesbaye qui colle aux semelles, et peut accueillir en son sein toutes les semences du monde. Ils la remontèrent, glissant dans la boue humide, enfonçant leurs socques jusqu’à l’étage de galets qu’autrefois les Géants constructeurs avaient, disait-on, transportés depuis la Manche, et répandus là en guise de fondement à la route. Ils ne s’arrêtèrent qu’à l’aube et, sans attendre, construisirent là où ils s’étaient arrêtés un grand tombeau tumulaire, qu’on voit encore aujourd’hui près de Landen. Tout ce temps-là, Sire Charles était parmi les morts. Ce ne fut qu’au moment de l’ensevelir avec les autres qu’on s’aperçut qu’il respirait, qu’on se soucia de le ranimer. Il était très faible, et comme absent. Quelqu’un suggéra de le conduire, avec les autres blessés, à Gudule, la thaumaturge.
Pendant ce temps, celle-ci recevait la visite de Sire Astolphe. Ceux qui la gardaient étaient, en alternance, ses amis du Ruisseau Rouge et ses ennemis les Fils Rodolphe, avec quelques hommes de la Chaussée pour adoucir les excès contradictoires des uns et des autres. N’empêche que son sort variait énormément. Avec les uns, elle était honorée, allait où elle voulait, accompagnée seulement d’un gardien ou deux pour la forme. Elle ne voyait plus la Biche blanche, qui s’éloignait toujours quand les hommes étaient en guerre. Elle promenait son enfant dans les sentiers sombres, les clairières ensoleillées, et surprenait les renardeaux dans leurs jeux. Quand il put, le bébé s’y associa. Une seule eau pouvait alors laver sur lui la forte odeur des renards, c’était celle du bassin d’où jaillissait la source de Genval. Mais avec les autres, elle restait enfermée dans la grotte, et devait s’efforcer de se gagner les cœurs. Même si elle y réussissait de mieux en mieux, les Fils Rodolphe sont gens disciplinés, ils ne lui passaient aucune faveur. Un jour, donc, leur chef voulut la voir et lui parler. Il venait d’apprendre qu’une bataille avait décimé le clan voisin. Il était grave et soucieux et, devant le danger, moins grincheux qu’à l’ordinaire. Contrairement aux apparences, la générosité ne lui était pas étrangère. Mais la pensée qui vraiment le taraudait était celle de tous ces morts, et de ceux qui allaient suivre : fallait-il vraiment sauver cette femme à ce prix ? En la livrant, ne mettrait-on pas fin à la guerre, tout au moins en ce qui concernait les Nains ? Gudule le reçut dans la caverne, toute frémissante, sachant bien ce qui allait se jouer. Sire Astolphe était de petite taille, même pour un Nain. Il n’avait pas, comme la plupart des autres Chefs, d’ancêtres francs. Il était sec comme un vieux cep, avec un nez d’oiseau de proie, une maigre barbe sur le menton pointu, une énergie farouche. Quand elle le vit de près, Gudule n’eut plus pour lui d’antipathie. Elle fut sensible à ce qu’elle percevait d’une volonté têtue d’assurer la sûreté des siens. À cet égard, son père était de la même trempe. Elle eut envie de l’aider, mais pas au prix de son enfant ni d’elle-même.
- Vous ne m’aimez pas, Sire Astolphe. Pourtant, je n’ai rien fait contre vous, ni contre les vôtres. C’est par la volonté de Notre-Seigneur et de la Vierge Marie que j’ai pu m’échapper et survivre, que mon enfant, le fils du Comte de Trèves, a lui-même survécu. Les gens qui vous menacent sont ceux-là même qui me pourchassent, parce que le Duc Golon veut notre mort à tous deux. Serez-vous de son côté ? Mon père me protège, et Sigefroi mon mari n’attend que la vérité pour conclure la paix. Qu’on aille le trouver, qu’on lui dise la trahison de son frère : la guerre s’arrêtera, et votre peuple sera sauvé.
Elle ne tremblait plus. Elle parlait pour le peuple nain autant que pour elle-même, et sa voix le disait. Sire Astolphe se sentit ébranlé. Une vieille méfiance persistait cependant. Au fond de lui, il était convaincu que rien de bon ne venait de ces gens-là, quelles que fussent leurs belles paroles. Mais avant qu’il ne pût répondre, l’enfant, qui marchait à quatre pattes, vint vers lui, s’accrocha à ses vêtements, amusé par sa barbe qui oscillait, essaya de l’attraper, de la lui tirer, le regarda dans les yeux, et rit tout à coup comme un chevreau. Le vieux chef pouvait résister au charme de la mère, mais pas à celui de l’enfant. Il le prit sur ses genoux et joua avec lui. De ce jour, Gudule n’eut pas de meilleur allié, ni chez les Nains, ni chez les autres hommes. Et quand ils surent que les Fils Rodolphe s’étaient rangés du côté de Gudule, les gens du Froid Mont lui firent une ovation.
Arrivèrent alors les survivants et les blessés de la bataille. Plusieurs encore étaient morts en route. Sire Charles, quant à lui, se portait mieux, mais il ne parlait plus. Gudule les soigna tous, comme elle avait appris à le faire, avec l’eau de la source, et comme la première fois cette eau fit merveille, à moins que ce ne fussent ses mains. C’est à partir de là que le Clan de la Route Chaussée, et bientôt tous les Nains, lui donnèrent son surnom de Geneviève, en leur langue Keenowefa, qui veut dire « dame du ciel ». Sire Charles, comme les autres, paraissait guéri, mais il ne parlait toujours pas. Il s’était enfermé en lui-même. On disait déjà de lui, à mots couverts, qu’il avait toujours eu le cerveau faible, et que son courage ne le sauverait pas de la folie. Gudule, qui était toute jeunette encore et n’avait aucune expérience de ces choses, devina pourtant que son esprit était en voyage et pourrait revenir, si on savait comment l’appeler. Mais il ne fallait pas aller trop vite. Elle se dit qu’il avait été sur le chemin de la mort, qu’il y était encore un peu, qu’il ne pouvait pas revenir si facilement. Elle le garda dans la grotte, auprès d’elle.
Le peuple était uni, à nouveau. Les Nains de tous les clans se préparèrent au combat : ils avaient désormais une Dame à défendre. Ils sortirent leurs vieilles bannières, qui dormaient dans des coffres, depuis la dernière grande campagne à laquelle leurs ancêtres avaient participé, celle de Charles Martel contre les Neustriens. Les forges de la forêt charbonnière rougeoyèrent comme jamais : cimeterres, épieux, cottes de maille et boucliers furent fabriqués en nombre, avec le meilleur fer qui fût au monde. Mais ces préparatifs n’échappaient pas aux seigneurs des environs. Le Comte de Louvain, surpris, crut à une rébellion de ces sujets, dont il ne s’était jamais senti menacé jusque-là. De son côté, son gendre Sigefroi pensa que ceux qui détenaient sa femme en voulaient aussi au pouvoir ducal – à moins qu’elle-même ne les inspirât. L’un et l’autre, ignorant le détail des faits mais les prenant très au sérieux, convinrent entre eux d’une trêve pour régler d’abord ce problème nouveau, d’une tout autre nature et combien plus redoutable qu’une rivalité dynastique : une révolte des baronnets Nains, alliés aux paysans de la région. Une rencontre scella la trêve, où l’on eût vainement cherché le moindre emblème litigieux. Elle se fit à Beauvechain. Juste avant la belle alliance, en effet, Sigefroi conduisait ses piétons campinois de Diest à Perwez, où il fit jonction avec des chevaliers lorrains, trop heureux de quitter l’Indolent. Son but premier était de regrouper des troupes assez fortes pour porter un coup décisif sur le flanc droit des Brabançons, qu’il estimait dégarni. Mais aussi de se rapprocher de Wavre, où sa femme se trouvait peut-être. Dès la paix conclue, il continua son mouvement tournant pour attaquer les Nains par le Sud, tandis que le Comte se préparait à les prendre en tenaille, par le Nord-Est.
La rencontre eut lieu dans la plaine du Mont Saint-Jean. Les chefs Nains avaient convoqué le ban et l’arrière-ban. La plupart des femmes, des enfants, une grande partie des animaux de basse-cour, et même des moutons et des chèvres, avaient trouvé refuge à Folx-les-Caves. C’est qu’il y avait là des stalles pour les animaux, distinctes des lieux de séjour, avec des rigoles creusées dans le calcaire et conduisant à une rivière souterraine. C’est là que s’étaient rassemblés les gens du Froid Mont avant de partir en campagne, car ils étaient chez eux. Ils venaient de Jandrain-Jandrenouille, de Jauche et Jauchelette, de Thorembais, Bonlez, Sainte-Marie-Wastines. Leur bannière arborait trois tours d’argent. Ils étaient fiers de leur belle ordonnance au combat comme, en temps de paix, de la richesse de leurs troupeaux. Au Sud de leur territoire, isolés des autres par la pression des cultivateurs francs, étirés le long de la Voie Brunehaut à laquelle ils s’accrochaient comme ils pouvaient, vivaient les gens de la Route Chaussée, autour de Marbisoux, Aische-en-Refail, Gérompont Petit-Rosière. Ils avaient souffert de la récente bataille et ne pouvaient donner beaucoup de combattants. Mais ceux qui étaient là ne pensaient qu’à la vengeance. Les autres clans venaient de l’Est et du Nord. Les plus proches étaient les Fils Hugues, qui occupaient la boucle de la Senne au Sud de Nivelles, du côté de Trazegnies, Liberchies, Heppignies. Ils prétendaient descendre des Nerviens qui faillirent, en leur temps, battre le grand César. Mais cela est peu vraisemblable, car César lui-même décrit les Nerviens comme des géants. Puis, en descendant la rivière, on trouvait d’abord les Fils Rodolphe. Leurs châteaux étaient à Bois-Seigneur-Isaac, Oisquercq, Clabecq, et jusqu’à Tourneppe, quatre places bien bâties sur lesquelles flottait l’étendard aux neuf billettes. Leurs rivaux du Ruisseau Rouge occupaient à côté d’eux la vallée de la Lasne, celle de l’Argentine, celle de l’Yssche, la forêt de Soignes jusqu’à Notre-Dame de Bonne Odeur, et le bassin de l’actuel Roodebeek dont ils portaient le nom, aux portes de Bruxelles. Ils défendaient, plus encore que les autres, leur propre territoire, puisque l’ennemi s’en approchait. En outre il y avait la Dame qu’ils avaient adoptée, à laquelle ils faisaient rempart de leurs corps. Les gens du Glaive venaient du Pajottenland, précisément de Gaasbeek, Lennik, Gooik, Lieferinge. C’est aujourd’hui encore un gai pays de fêtes et de kermesses, où l’on entend sonner le doedelzak et ronfler le rommelpot. Il n’est pas interdit de croire que c’est à eux qu’on le doit. Tout au Nord, dans la basse vallée de la Senne, sous Malines, étaient établis les gens du Lion, qui tenaient Elewijt, Steenokkerzeel, Grimbergen et d’autres lieux. Ils apportaient plusieurs centaines de lances, sous la bannière du Lion d’argent. Les clans s’étaient placés le dos à la Forêt, dans laquelle ils espéraient pouvoir se perdre, si l’affaire tournait mal. Mais leur but, qui était de barrer à l’agresseur la route de Genval, ne leur permettait guère la fuite. La grotte n’était pas loin, en effet : à une petite lieue à peine. L’aile gauche était constituée par le clan du Glaive et par les Fils Hugues. Le centre, par Sire Nicolas et les siens, qui se tenaient légèrement en retrait des autres clans, sur une colline d’où l’on avait une excellente vue sur toute la plaine, et par les gens du Ruisseau Rouge, un peu plus exposés. L’aile droite, par les Fils Rodolphe, puis par les gens du Froid Mont qui s’étaient positionnés de manière à servir de réserve, et par les survivants de la Chaussée, qui, estimant qu’ils n’avaient plus grand-chose à perdre, occupaient en avant des autres un prieuré fortifié. Vers dix heures du matin, ils virent arriver leurs adversaires : la masse compacte des piétons campinois formant le centre et l’aile droite des troupes ducales, tandis qu’un groupe hétéroclite de soldats ardennais et lorrains, avec quelques Namurois, formait l’aile gauche. Les chevaliers, presque tous lorrains, avec Sigefroi brillamment armé et entouré des étendards de Trèves, Thy et Bénévent, se trouvaient à l’arrière des troupes à pied, prêts à contourner l’adversaire par l’un ou l’autre côté.
La bataille commença vers onze heures et demie. Sigefroi envoya une partie des chevaliers, et quelques Ardennais, contre l’aile gauche des Nains. C’était une diversion. Il avait en effet décidé de porter l’assaut principal au centre, qu’il voulait affaiblir en attirant de ce côté le plus grand nombre possible d’ennemis. Ce faisant, il attaquait précisément les survivants de la Route Chaussée, qui furent ainsi les premiers à subir l’assaut, dans deux combats successifs et terribles. Mais ces Nains-là étaient aguerris par une lutte incessante contre des adversaires beaucoup plus nombreux qu’eux. Ils savaient se battre derrière des murailles aussi bien qu’en rase campagne. Fortifiés comme ici par une construction solide, ils étaient presque invulnérables à l’attaque des cavaliers, alors que ceux-ci ne l’étaient pas aux nuages de flèches qu’ils envoyaient. Les fantassins ardennais tentèrent bien de les déloger, mais ils n’étaient pas assez nombreux, et durent éviter d’être eux-mêmes enveloppés par un mouvement des gens du Froid Mont. Bref, la diversion avait avorté, et le centre des Nains n’avait même pas bougé. Alors, Sigefroi lança une grande partie de ses Campinois vers le centre gauche de l’ennemi, c’est-à-dire vers les Fils Hugues, le Ruisseau Rouge et le clan du Lion.
Les hommes avançaient, comme on le faisait à l’époque, dans un ordre très relatif. Ils avaient devant eux une assez forte pente, douce d’abord, mais qui se redressait ensuite pour former une crête, et c’est là que les Nains les attendaient. Ils partirent un peu vite, arrivèrent essoufflés. Malgré cela, leur masse bouscula les premiers rangs adverses. Comme l’écrit encore, quelque part, le grand César, « cette chose si difficile, leur courage l’avait rendue facile ». Parmi les assaillants, il y avait un baron qui, contrairement à l’usage, menait lui-même ses hommes au combat, n’ayant pas voulu les quitter pour une compagnie plus noble: c’était le sire d’Hoogstraeten. Il y en avait un autre qui ne le quittait jamais, c’était le sire de Rijkevorsel. Ils étaient parents, voisins, et rivaux : sur tous les champs de bataille où ils étaient alliés et compagnons, le second voulait connaître les secrets et les faiblesses du premier, en vue du jour fatal et tant souhaité de leur affrontement. Ils conduisaient tous deux, à cheval, une masse d’hommes à pied. Sire Hugues les vit, et comprit qu’ils étaient vulnérables, parce qu’ils ne pouvaient aller plus vite que leurs hommes. Il attendit qu’ils passent, puis se rapprocha d’eux discrètement, lança sur le Sire d’Hoogstraeten un crochet – un de ceux dont on se sert pour accrocher à l’étal une pièce de viande – serti au bout d’une pique. Il tira, et le fit tomber lourdement. Les Nains poussèrent un cri de triomphe, mais déjà le chevalier se redressait. Son cousin se rapprocha alors comme pour lui venir en aide. Un seul homme vit le geste avant qu’il ne se commît : le bras furtif qui se lève, pointant l’épieu. C’était une belle occasion, pensait le Sire de Rijkevorsel : pourquoi attendre, s’il fallait quand même en arriver là ? Pourquoi risquer l’échec ou la défaite ? Qui donc, dans cette mêlée, saurait distinguer d’où venaient les coups ? Lui-même, d’ici demain, s’en souviendrait-il encore…? Mais il y avait un homme au regard vif, qui depuis longtemps devinait les intentions du compagnon d’armes de son Seigneur. C’était un jeune gars de Castelré, qu’on nommait Christiaen Geeraertszoon, Christian, fils de Gérard. Il abattit sa masse cloutée sur le traître, au moment même où celui-ci blessait l’autre, de sorte qu’il le sauva, mais ne l’empêcha pas d’être touché. À dire vrai, ce fut heureux pour lui. Car, autrement, il n’aurait pas échappé au châtiment d’avoir tué un noble capitaine. Il n’avait même pas pris le temps d’y penser… Au lieu de quoi, quand tout fut heureusement terminé, le Seigneur d’Hoogstraeten lui donna Castelré en alleu franc, et son amitié par-dessus le marché : « En nom Dieu, disait-il, vous l’avez bien poncé ! (In Ghods naeme, ghij hebt hem wel gheschuerdt !) »… Le nom lui resta, ainsi qu’à sa famille par la suite. En attendant, tout cela faisait un cafouillage énorme : un des chefs tués, l’autre à terre, blessé, avec des Nains qui s’acharnaient sur lui, qu’il secouait comme un sanglier secoue les chiens qui le mordent de toutes parts, et d’autres Nains, toujours plus nombreux, qui attaquaient en hurlant… Les hommes d’Hoogstraeten n’y tinrent plus, et redescendirent la colline plus vite qu’ils n’y étaient montés. Quand ils furent en bas, ils s’aperçurent qu’ils avaient abandonné, à leur grand-honte, leur Seigneur et l’homme qui l’avait sauvé. De fait, ces derniers étaient aux mains des Fils Hugues et de leur chef, qui se couvrit de gloire ce jour-là. Heureusement pour eux, les Nains traitaient bien leurs prisonniers.
Ailleurs, les choses n’allaient pas toujours aussi bien pour les Nains, qui perdaient beaucoup d’hommes et un peu de terrain. Sigefroi, qui observait la bataille de loin, vit quelque débandade dans les rangs adverses, et crut que la bannière au Lion d’Argent était en difficulté. Il se dit que la victoire lui appartenait s’il profitait de cet avantage, et décida d’y associer les chevaliers. Mais il avait pris pour une panique le flottement de quelques rangées d’hommes, et gravement sous-estimé l’acharnement des Nains. Quand les chevaux arrivèrent à portée d’armes, la situation s’était équilibrée. C’est là que se manifesta ce qu’on nomme pompeusement le hasard des batailles, un événement imprévisible, si étonnant qu’on n’en pourrait voir de semblable en mille ans de combats : à l’endroit même où Sigefroi déboucha, avec la fleur de la chevalerie lotharingienne qui était, de son propre aveu, la meilleure du monde, il y avait en travers d’eux un chemin creux, tout à fait invisible du reste, tant qu’on n’avait pas le nez dessus, à cause de la pente douce qu’il interrompait à peine, et du terrain qui le masquait aux regards. Ce fut horrible : les chevaux s’y engouffrèrent les uns après les autres, les jambes brisées, tandis que les cavaliers se faisaient piétiner et écraser. Les soldats, qui s’étaient retirés quelque peu pour laisser la place à l’assaut irrésistible de leurs seigneurs, assistèrent au massacre avec des sentiments mélangés. Beaucoup n’eurent plus envie de risquer de perdre la vie pour des gens qui déjà l’avaient quittée. En cette pénible occurrence, Sigefroi eut la vie sauve grâce à l’excellence de sa monture. Elle fut une des seules à sauter par-dessus le chemin creux. Certains disent toutefois qu’elle n’eut qu’à marcher sur des corps écrasés. Quoi qu’il en soit, il se retrouva indemne, mais presque seul, face aux lignes ennemies. Et là, il n’y avait qu’une chose à faire : passer à travers. Ce qu’il fit. Ce ne fut pas facile : il y avait là aussi des crochets, des épieux et des faucilles. Mais Sigefroi montait bien à cheval. Son glaive tournoyant couchait ses adversaires à gauche, à droite, comme des rangées d’épeautre. Il passa.
Après l’échec de l’attaque de cavalerie, ce qui restait des chevaliers se retrouva sous la bannière du baron de Poilvache, le plus respecté des chefs lotharingiens présents depuis que le Comte de Trèves était mort, ou avait en tout cas disparu. Il décida de regrouper ses hommes, et de tenter une attaque frontale. De toutes ses forces, il espérait être enfin secouru et renforcé par les troupes du Comte de Louvain, qui avait promis son appui en vertu de l’accord de Beauvechain. Aussi, lorsque retentirent les trompettes annonçant l’arrivée d’une troupe nombreuse, il ne douta plus, et lança l’assaut. « Louvain ! Louvain ! » criaient déjà les assaillants tout joyeux. Hélas, ce fut un fort détachement de chevalerie française, dépêchée tout exprès de Laon par Henri Ier pour aider son allié brabançon, et qui n’étant pas au courant du dernier renversement d’alliance, attaqua dans le dos les troupes désorientées de Sigefroi. C’en était trop. L’armée lotharingienne n’opposa plus de résistance, et ne réussit qu’à se retirer, sans perdre trop d’hommes, ce qui est bien la seule chose réjouissante de cette triste et absurde journée. Mais le plus surpris fut le Sire de Coucy, commandant les armes françaises, lorsqu’il s’avança pour saluer sous les vivats les alliés qu’il avait si bien aidés, et qu’il vit cette multitude de petits hommes barbus aux yeux bridés, leurs épées courbes, leurs bannières inconnues de lui, et leurs chefs qui semblaient des vieillards tout chenus. Il vit s’approcher Sire Nicolas, et lui demanda s’il était bien le comte de Louvain.
- Duc ne puis, comte ne daigne, lui répondit Sire Nicolas. Je suis le Sire du Lion.
Monsieur de Coucy goûta la formule, qui lui parut d’une élégance toute française, et ne fit pas davantage l’étonné.
Que devenait, tout ce temps, le Comte Sigefroi ? A vrai dire, il voulait revenir au plus tôt sur le champ de bataille, mais il se disait qu’il avait eu jusque-là bien de la chance de traverser sans dommage les lignes de ses adversaires, et ne voulait pas la tenter une seconde fois. Il se résolut à faire un détour. Et, comme il arrive bien souvent en ce cas-là, il se perdit tout bonnement. Les crêtes et vallons qui se succédaient se tournaient tous insensiblement vers le Nord, de sorte que, même en franchissant de temps en temps l’une ou l’autre, pour revenir au Sud en contournant l’ennemi, il allait, sans le savoir et sous les arbres, vers l’Ouest, ou même vers le Nord Ouest. Quand il fut tout à fait égaré, fort honteux, désespéré de ce qui lui arrivait, il vit soudain, sur sa gauche, une biche blanche qui semblait l’attendre. Ses instincts de chasseur prirent alors curieusement le pas sur toute autre considération. Il oublia la bataille et ne pensa plus qu’à poursuivre la bête. Mais il avait beau forcer son cheval, il ne gagnait pas sur elle. Dès qu’il s’arrêtait, la biche s’arrêtait aussi et le contemplait, comme pour le narguer. On sait déjà quelle était cette biche. On se doute bien de l’endroit où elle voulait conduire Sigefroi. Mais il faut savoir ce qui se passait au même moment, à quelques jets de pierre de là.
Gudule était dans la grotte, avec Sire Charles et d’autres blessés graves des combats précédents. Ceux-ci guérissaient, lentement. Quant à Sire Charles, rien, ni les prières, ni l’eau de source, ni la lumière des yeux de Gudule, son sourire ou ses mains guérisseuses, rien ne semblait pouvoir le faire revenir. Elle avait rêvé de lui : il était au loin, dans des chemins sombres, sourd à tout appel. Elle était inquiète et désespérée. Elle sentait aussi le temps se faire lourd. Un air fétide, et même irrespirable, tentait de pénétrer dans la caverne en ce moment même. Déjà, certains blessés suffoquaient. Elle se dirigea vers la sortie, craignant un incendie de forêt ou même pire, car elle savait qu’une grande bataille était en cours. Mais il n’y avait là ni feu, ni restes de tuerie. Un ciel sombre, un crépuscule de soufre, un vent mauvais qui se levait. Et soudain, à sa droite, l’éclair d’une lame rougeoyante. Puis plusieurs.
Le Duc Golon n’avait jamais abandonné sa piste. Mais, au début, il n’apprit rien d’utile. Un jour, par contre, il entendit parler d’une jeune et belle femme qui s’était fait une grande réputation parmi les Nains, dont elle était l’amie, parmi les charbonniers de la forêt, et parmi les paysans des collines. La guerre battait son plein. Comme de coutume en pareil cas, les racontars circulent. Les Nains, notamment, ne résistaient plus au plaisir de conter leurs exploits. Et leurs récits se terminaient tous par une allusion au séjour miraculeux dans la grotte de Genval, aux pouvoirs de celle qui l’habitait. Golon envoya ses espions, qui confirmèrent la chose et purent lui donner une description de la Dame. Il aurait pu se contenter de lui envoyer ses assassins, mais il lui plaisait de la revoir une dernière fois. Il fallait que l’expédition fût discrète et sûre : un Duc souverain n’allait pas se laisser tuer par des pillards de l’un ou l’autre camp. C’est bien la raison pour laquelle il choisit le jour de la grande bataille, car la plupart des gens d’armes, se dit-il, seraient occupés ailleurs. Il rassembla une escorte bien armée, une vingtaine d’hommes de sa garde rapprochée, qui avaient l’habitude des basses besognes, partit tôt, pour une fois, et, sachant où il allait, parcourut les quelques treize lieues qui le séparaient de la grotte de manière à y arriver au coucher du soleil. Gudule comprit tout de suite. Elle ne pouvait prendre la fuite, car elle se serait fait rattraper en quelques instants. Encore moins se réfugier dans la caverne, où se trouvaient son fils et les Nains blessés. Elle resta immobile face aux épées qui s’approchaient, sidérée, résignée, ne pensant plus qu’à mourir dignement.
Alors, de l’intérieur de la grotte, sortit une cantilène. C’était une drôle de voix, que Gudule ne connaissait pas, et qui pourtant lui rappelait quelque chose :
Allez-vous-en, faces sanglantes
Esprits forcés
Glaives, épieux, lances puissantes
Disparaissez !
Les porte-glaives s’arrêtèrent tout net. La voix reprit :
Voici les mots d’ancien usage,
Et les pouvoirs
Qui vous feront perdre courage
Et nonchaloir.
Cessez là, sombres cavaliers
Car voici l’heure :
La force qui vous saura lier
Ici demeure.
C’était une voix d’homme, avec des inflexions de femme. Comme s’ils avaient été deux à parler, et que les voix se fussent mêlées jusqu’à n’en faire qu’une. Soudain, Gudule comprit : la voix mâle, c’était celle de Sire Charles. Il était donc revenu. Il parlait à nouveau… mais comme ce voyage l’avait changé ! Elle n’eut pas le temps d’y penser davantage. Au-dessus de la caverne, il avait tout à coup d’autres présences, une violence nouvelle. Le bruit presque musical d’arcs qui se détendent et, tout de suite, en bas, des cris de douleur et de colère : ceux qui voulaient la tuer faisaient eux-mêmes l’amère expérience de la mort. Bientôt, il n’en resta plus un seul, sauf un petit homme au manteau gris que personne ne voyait. Gudule regarda en direction de la colline. Ces hommes providentiels portaient la livrée des Comtes de Louvain. Son père l’avait donc cherchée ! Elle n’y croyait plus. Quelle joie, et quelle honte d’avoir douté… Et puis elle le vit, lui, en personne, et se précipita dans ses bras.
Les historiens se sont demandés ce que faisait Henri le Vieux lors de la bataille du Mont-Saint-Jean, le 18 juin 1046. On a même dit – c’est une tradition de seconde main, mais qui est attestée dès le XIIIe siècle dans les chroniques de Jean d’Outremeuse – qu’il mangeait des fraises chez le curé de Tongrinne. En somme, qu’il avait trahi son gendre Sigefroi. Mais non : il cherchait sa fille, dont lui aussi avait eu des nouvelles fraîches et précises. D’hésitations, il n’en eut point. C’était toujours la même politique : la famille passait avant les alliances, même si certaines alliances pouvaient se faire, au bénéfice de la famille.
Quelques instants après, Henri le Vieux faisait connaissance avec son petit-fils. Il le salua gravement, comme il sied envers un seigneur de haut rang, puis le fit danser sur ses genoux. Il salua aussi, avec considération, ses féaux sujets de la Route Chaussée, s’enquit de leurs blessures et s’offrit à leur rendre justice, dès que la paix serait faite. Il se fit présenter Sire Charles dès qu’il eut vent de sa présence en ce lieu, et le couvrit d’amabilités. Sire Charles lui rendit son salut de sa voix normale, avec bien plus d’aisance pourtant qu’il n’en avait auparavant. Gudule n’en croyait pas ses oreilles. A dater de ce jour, la guérison de Sire Charles fut complète. S’il avait changé, c’était d’être devenu sage. Il acquit en peu de temps un grand poids au Conseil des Clans. Et personne ne l’appela plus Charles le Simple, mais bien Charles le Sage, qui est aussi un nom royal. Cependant, on raconte encore autre chose de lui. A savoir que certains jours, surtout quand le soleil tombe et fait place à la pleine lune, il lui arrivait de vaticiner, de montrer d’étranges pouvoirs, et qu’alors sa voix paraissait celle d’un homme et d’une femme tout ensemble. On disait qu’il était alors possédé par l’esprit de la Dame blanche, et on avait peur.
Quand Sigefroi parut, il venait de perdre la trace de la biche. Il avait entendu du bruit et, comme on ne disait pas encore à l’époque, il avait marché au canon. Il vit des cadavres au bord du lac, et reconnut avec fureur des hommes de son frère. Il crut à une trahison du Comte Henri, avec d’autant plus de raison qu’il l’avait attendu en vain toute la journée. Il mit la visière en bataille, et se retrouva bientôt au milieu d’une scène de famille. A vrai dire, il lui fallut du temps pour comprendre. Il restait là, les bras ballants, devant son beau-père ami et ennemi, devant sa femme qui l’avait peut-être trahi, devant un enfant inconnu qu’on lui disait être son fils. Et c’est alors que Sire Charles cria :
- Gare, Monseigneur !
Un vif réflexe de guerrier lui fit éviter de justesse la flèche qui alla se briser sur un rocher voisin. Ce jour-là, cet instant-là, Golon l’Indolent commit sa plus lourde erreur. Mais parfois, la haine longtemps maîtrisée est mauvaise conseillère. Il fut bientôt repéré, petit homme en manteau gris qui n’aurait eu, au fond, qu’à disparaître parmi les arbres. Et son frère, Sigefroi, lui lança son gant à la face. Le duel eut lieu, sur les lieux mêmes du crime. Golon tremblait de peur, et se plaignit de ne pas avoir d’armes, mais on lui en trouva. Le combat fut cependant terrible, et longtemps douteux. En cette occasion, Golon prouva qu’il pouvait être un bon chevalier, s’il l’avait seulement voulu. Mais à la fin, ce fut le jugement de Dieu.
Godefroid, frère puîné, devint alors Duc de Lotharingie, et ce fut un grand prince. Il épousa Mathilde de Toscane, veuve de Boniface, et gouverna à la fois ses terres du Nord et celles d’Italie. Lorsqu’il était absent, son frère le remplaçait. Gudule ne vécut pas longtemps avec son mari. Ils se respectaient. Mais quelque chose entre eux s’était cassé, et ne se remit jamais complètement. Elle s’établit à Auderghem, parmi ses Nains du Ruisseau Rouge, en un lieu où par la suite, de nombreuses Dames de Brabant aimèrent séjourner. La pucelle vêtue, qui tient les armes des Roodenbeke à dextre, face à un lion, c’est elle, dont le clan d’adoption a voulu garder et révérer la mémoire.
À la demande de l’Empereur, qui voulut faire du Comté une terre d’Église, Sigefroi devint évêque de Trèves. Les coutumes de ce temps-là permettaient ce genre de choses, pour autant que les époux vécussent séparés. Plus étrange est d’imaginer qu’il finit par être élu pape, sous le nom d’Étienne IX. Le fils de Gudule, qui au baptême reçut le nom de son aïeul maternel, Gislebert, régna ensuite sur le château de Luxembourg, dont il fit une des plus belles places fortes d’Occident.
Quant aux Nains, pour prix de leur aide féale, Henri de Louvain leur concéda de nouvelles terres, et d’importants privilèges dans la cité de Bruxelles. Leurs maisons y devinrent illustres : ce sont les sept lignages qui, des siècles durant, se partagèrent le gouvernement de la ville. Chacun des clans y possédait un château, et prenait en charge la défense d’une de ses portes : la porte de Coudenbergh était au Ruisseau Rouge (Roodenbeke) ; la porte de Hal, aux Fils Hugues (Serhuyghs) ; la porte d’Anderlecht aux Fils Rodolphe (Serroelofs) ; la porte de Flandre, au clan du Glaive (Sweerts) ; la porte de Laeken, au Lion (Sleeuws) ; la porte de Schaerbeek, au Froid Mont (Coudenberghs) ; la porte de Louvain, à ceux de la Chaussée (Steenweghs). Ils réalisèrent le grand rêve des Nains : en prenant leurs épouses dans les meilleures familles, leur taille devint peu à peu comparable à celle des autres gens. Leurs descendants actuels ne s’en distinguent plus. Mais savent-ils encore qui ils sont vraiment ?
Deux légendes bien connues se sont fait l’écho de cette histoire. Celle qui se rapproche le plus du récit historique est celle de Geneviève de Brabant. On y voit clairement comme la tradition sauvegarde la mémoire des puissants : elle a effacé le crime du Duc, pour l’imputer à l’intendant, en profitant de l’identité du nom. Il nous a plu de rétablir la vérité, et de proposer la noble figure du jeune Golon à l’admiration des lecteurs.
Jadis, c’est un fragment du « lai de l’yerre » qui terminait le récit des amours de Gudule et de Sigefroi :
Belle amie, ainsi est-il de nous
Ni vous sans moi, ni avec vous…
Nous nous en tiendrons là.