Une déesse aujourd’hui, ou la métamorphose
Xavier a toujours eu la tête un peu folle. Sans aucun doute, il est intelligent. Mais, dans la vie, il ne suffit pas d’être intelligent. Il poursuivait sans cesse des chimères et méprisait le réalisme le plus élémentaire. Je ne sais même pas s’il avait conscience de son existence. Je me rappelle qu’au lieu de jouer dans la cour de récréation, avec ses camarades, il se promenait souvent de long en large, en maugréant. Si alors on lui demandait à qui il parlait, il répondait, simplement, « à Jules César » ou « à Xénophon »… Un jour, le prof le fit examiner par la psychologue scolaire, qui le trouva parfaitement normal – mais sans doute le trouvait-elle proche d’elle-même ? Il n’empêche : il n’obtint pas le diplôme universitaire qu’il souhaitait. Il dut se contenter d’un travail qui ne pouvait le satisfaire, celui d’employé de bureau dans une administration. Comme Einstein, au fond. Mais il n’avait pas, comme Einstein, de persécuteurs ni de préjugés raciaux sur le dos. Il ne fut pas contraint à l’exil en Suisse. Il n’était d’ailleurs pas tenté par la spéculation scientifique. Il ne voyageait pas sur un rayon de lumière. Il se contentait de l’axe du temps.
Comme son travail l’ennuyait, il s’évadait dans l’histoire et dans la philosophie. Il ne parla bientôt plus à Xénophon ni à César, mais il rencontra Platon, Aristote, et plus tard Kant, Hegel et Marx, qui, tous, eurent des choses fort intimes à lui confier. Quand il était fatigué de se confronter à ces grands esprits, il se reposait en se laissant bercer par des visions champêtres : des forêts, des prés, de belles cultures, des troupeaux de cochons roses et noirs avalant la glandaie, des fermes opulentes aux murs en rondins, aux toits de chaume. Il était chez lui. En Gaule. Deux mille ans avant le présent…
Il prit l’habitude de se promener beaucoup, en choisissant de préférence les lieux historiques, qui donnaient de l’aliment à son imagination. C’est ainsi qu’un jour, du côté du mont Beuvray, il buta dans un champ sur une pierre massive, un grès jaune gravé d’une figure majestueuse : celle d’un homme barbu, assis en tailleur, dont la tête s’ornait de deux cornes bovines. Il signala la chose aux fouilleurs qui creusaient le sol, un peu plus haut, et remettaient à jour patiemment les ruines de Bibracte. Il apprit que cette figure était connue, et qu’elle représentait un dieu gaulois, Cernunnos. Il s’en doutait bien un peu.
Quelque chose l’avait toujours fasciné : c’était le symbolisme des monnaies gauloises, et la beauté qu’elles recelaient, leur esthétique si différente de celle des Grecs et des Romains. Tellement plus barbare, tellement plus moderne. Il y avait par exemple, chez les Rèmes, cet œil stylisé dont la pupille, aussi grosse qu’un quart de la pièce, vous regarde fixement comme celle d’une vache, entourée de ridules et de scarifications. Ou ce merveilleux cheval des Parisiens, dont la tête est celle d’un hippocampe, la crinière un collier de perles, les jambes des sarments de vigne, et dont le corps, celui d’un serpent ou d’un dragon, est surmonté d’une sorte de manteau qui pourrait aussi bien être une tente, dans un air qu’on imagine flottant et chaud.
Xavier parcourait souvent les marchés d’antiques, et s’arrêtait devant les étals des numismates. Il découvrit un jour une petite pièce d’or dont l’avers montrait un visage, celui d’un dieu ou d’un roi. Le revers s’était effacé, usé par le temps, mais on pouvait y deviner un cheval. Le marchand prétendait que la pièce était grecque. Xavier l’acheta pour une somme dérisoire, et se persuada qu’elle était fausse. Était-ce de l’or ? Il n’alla jamais le vérifier. Mais il apprit, plus tard, que le statère d’or de Philippe II de Macédoine avait été copié par presque tous les peuples gaulois. Au début, ils le reproduisaient aussi fidèlement que leurs moyens techniques le permettaient. Plus tard, ils se permirent de l’interpréter à leur façon, et le visage classique d’Apollon se transforma. Le dessin du nez, uni au sourcil, devint une ligne anguleuse et contournée, l’œil un soleil rond, la bouche une coquille, la couronne une suite de galets, les cheveux une gerbe exubérante de feuilles de blé.
Xavier ne savait rien de l’art, de la civilisation, des mythes gaulois. Il contemplait, admirait, et laissait les images l’imprégner, sans même se demander s’il allait pouvoir un jour leur donner un sens.
En 1891, dans une tourbière du Jutland, on avait découvert un chaudron d’argent repoussé, dont les motifs firent l’objet de discussions passionnées chez les archéologues. Ils finirent par conclure qu’il décrivait un mythe celtique, dont par ailleurs on ignorait tout. Les spécialistes déterminèrent que le chaudron avait été fabriqué du côté des Balkans – à l’époque, peuplé de Celtes – et qu’il avait dû être vendu, conquis ou échangé de nombreuses fois avant d’arriver dans cette péninsule, déjà germanique. En fin de compte, il avait été jeté en offrande aux dieux dans un marécage où, sans doute, de nombreux corps sacrifiés se momifiaient lentement dans l’acidité tartrique d’une eau noirâtre. Ce chaudron est conservé aujourd’hui au Musée National, à Copenhague. Sur l’une de ses faces, on peut voir un personnage vêtu d’un justaucorps et d’une culotte faits du même tissu ligné. Il porte un torque autour du cou, et une riche ceinture à la taille. Il est assis en tailleur, ses pieds sont chaussés de brodequins, ses bras repliés sont levés à hauteur des épaules. La main droite tient un autre torque, et la main gauche le cou d’un serpent dont le corps repose sur le sol. Surtout, il porte sur la tête des bois de cerf entre lesquels on peut voir un motif de feuilles, gravées sur un fond pointillé. Autour de lui se tiennent, à sa gauche, un loup surmonté d’un chien ; à sa droite, un autre cerf, surmonté d’un petit taureau. Entre les bois du cerf, on remarque le même motif végétal qu’entre ceux qui poussent sur la tête du dieu – car c’est évidemment un dieu : on l’a reconnu comme étant Cernunnos, le dieu cornu, le dieu-cerf. Mais qui est Cernunnos ?
Si l’on possède plusieurs images du dieu cornu, la seule qui soit associée à un nom est celle du pilier des Nautes, qui se trouve au Musée de Cluny, à Paris. Ce pilier fut érigé en l’honneur de l’empereur Tibère par la corporation des nautoniers de la Seine : c’est écrit, dans un latin approximatif, sur la base du pilier. Le graveur devait être encore mal romanisé : cela se voit aussi à la façon dont il trace ses lettres. C’est d’autant plus émouvant, bien sûr. C’était à l’origine une colonne de section carrée, qui comportait quatre étages, tous sculptés. Les deux étages supérieurs sont consacrés aux dieux. Les dieux latins (Jupiter, Vulcain, Vénus, Mercure…) voisinent avec des dieux gaulois : Esus, Smertrios, Cernunnos, ainsi qu’une représentation mystérieuse : un taureau, qui porte trois grues sur le dos. Ces noms sont explicitement gravés au-dessus de leur image, il ne s’agit donc pas d’une reconstitution savante. Cernunnos est ici figuré comme un homme barbu, dont on ne voit que la tête et les épaules. Il porte le torque, et ses bois de cerf sont chargés de deux autres torques, un de chaque côté. Le bas du corps a disparu. On ne peut donc pas savoir s’il était assis en tailleur. On le suppose.
Xavier ne se promenait pas seulement dans les chemins de campagne. Il visita le Musée de Cluny pour admirer la Dame à la Licorne, mais il tomba en arrêt devant le pilier des Nautes. Il remarqua que les dieux romains voisinaient avec des dieux gaulois, sans se confondre avec eux, et se dit que les nautoniers parisiens avaient voulu témoigner de leur fidélité à Rome sans, pour autant, se renier. Pour la première fois, il eut aussi l’idée que les diverses faces du pilier se répondaient l’une à l’autre : en quelque sorte, qu’elles racontaient une histoire. Mais il ne savait pas laquelle. Smertrios, avec son allure athlétique et sa massue, lui parut semblable à Hercule. Il savait que sa légende avait fait le tour de la Méditerranée. Les Grecs l’expliquaient par ses nombreux voyages, et par le souvenir qu’il avait laissé, partout où il passait. Lui-même se disait que beaucoup de peuples avaient eu besoin d’un tel héros, l’avaient inventé, et se l’étaient approprié. Mais ce qui l’intriguait surtout, c’était le tarvos trigaranus.
C’est un taureau de belle mine. Sur sa tête se tient un oiseau, un genre d’échassier, et deux autres sont sur son dos. Derrière eux figure un décor végétal, des arbres pourvus de leurs feuilles. La légende n’est pas difficile à traduire, et de plus savants que lui le confirmèrent : tarvos est le mot gaulois pour taureau. Garanus, ou garanos, veut dire grue. Tarvos trigaranus : le taureau aux trois grues. Comme le dit la notice du Musée, il doit s’agir d’un mythe perdu…
C’est cette idée d’un mythe perdu qui, dès lors, ne cessa pas de le poursuivre et même, de l’obséder.
À trente-cinq ans, Xavier était célibataire, et le regrettait bien. Mais, il faut l’admettre, sa façon de vivre et les particularités de son caractère ne le mettaient pas souvent en contact avec les femmes dont il rêvait. Il attendait la grande rencontre, mais ne faisait rien pour la provoquer. Un jour, il décida de consacrer ses vacances de Toussaint à la visite de Copenhague, pour y regarder de plus près le fameux chaudron de Gundestrup. Comme on le sait, Copenhague est une ville charmante. Elle l’était encore davantage à cette époque. Il y flottait un esprit de liberté comme nulle part ailleurs en Europe. Ça n’allait pas durer. Mais cela suffit à Xavier pour apprécier les quais, les maisons peintes de Nyhavn, la corne de narval sur le clocher de l’église du Sauveur, et même la petite Sirène qui contemple, nostalgique, les eaux de la Baltique. Il se promena dans Strøget, la grande rue commerçante où florissaient les boutiques de sexe. Il regardait, et laissait passer, de jolies femmes blondes qui n’attendaient rien que d’elles-mêmes. Déçu, comme d’habitude, par son incompétence, il s’engouffra dans le Musée national.
Il voulait étudier le chaudron en détail. Mais il ne se précipita pas. Il fit d’abord une longue circumambulation, tourna plusieurs fois autour de l’objet, s’en rapprochant à chaque tour, le contemplant seulement du coin de l’œil, avec cette sorte de timidité qu’on éprouve devant le sacré. Au troisième tour, il se rendit compte qu’une femme l’observait. Il se sentit ridicule, et rougit fortement. Il s’arrêta, ne sachant quelle contenance prendre, et décida finalement de battre en retraite et d’attendre, dans un parloir voisin, que la femme se soit éloignée. Il attendit, mais elle ne s’éloignait pas. Pire, elle semblait l’attendre. Elle était grande, droite, élégante, un peu masculine si l’on veut, à cause de ses traits bien dessinés, réguliers, de son menton presque carré. Mais son corps avait des formes pleines et maternelles, les seins charnus, la hanche large. Elle lui fit d’abord penser à une Walkyrie, ou à ces femmes guerrières de l’époque viking. Elle continuait à regarder dans sa direction, si bien qu’il finit par se rendre à cet appel muet.
Elle s’appelait Birgit. Birgit Olsen. Elle lui expliqua, en anglais, qu’elle travaillait dans le Musée à l’interprétation des objets anciens. Qu’elle avait remarqué l’intérêt qu’il portait au chaudron de Gundestrup, dont elle était une spécialiste, et que cela lui avait donné l’envie de le connaître, et de savoir le motif de cet intérêt particulier. Xavier n’avait pas l’habitude de se faire valoir. Cette femme était sans doute une universitaire connue. Qu’était-il, lui ? Il sut cependant se tirer d’affaire, en parlant de la découverte qu’il avait faite, au Mont Beuvray, et de l’idée qui l’avait traversé, en contemplant le pilier des nautes : il y a une histoire derrière tout cela. Birgit le regarda encore, mais cette fois différemment. Ce n’était plus de la curiosité. Il sentit son regard le traverser, l’envelopper, diffuser à travers lui comme s’il cherchait à le sonder de fond en comble. En même temps, il sentait disparaître la peur qu’elle lui avait d’abord inspirée. Il n’y avait, dans ce regard intense, aucune malveillance. Au contraire. Il n’avait jamais vécu cela, et ne savait pas comment le qualifier.
- Il y a une histoire derrière tout cela, en effet, dit-elle enfin. Dites-moi ce que vous en avez deviné.
Xavier n’en avait pas deviné grand-chose. Cependant, il avait dû y penser, même sans s’en rendre compte. Peut-être en avait-il rêvé ? Et le contenu de ses rêves se présenta d’un coup.
- Cernunnos, dit-il, doit être le dieu du monde souterrain. Mais il n’enferme pas les morts, il les transforme. Une des plaques d’argent, juste à côté, représente les guerriers morts qui, plongés dans le chaudron, partent vers l’éternité.
Birgit sourit :
- Pas nécessairement vers l’éternité. Ils repartent plutôt vers une autre guerre, vers une nouvelle vie, et de nouvelles morts…
Dans ses Commentaires, César écrit que les Gaulois se disent fils de Dis Pater, un dieu romain très ancien, assimilé à l’Hadès grec. Un dieu des morts. Il y a, entre les conceptions gréco-romaines et l’idée que les Gaulois se faisaient de la mort, une grande différence : l’Élysée est un lieu sans retour, sans plaisirs, où les morts mènent une vie de fantômes. Au contraire, pour les Gaulois, le séjour des morts est le lieu de la métempsycose. C’est pour cette raison qu’ils sont les fils du dieu des morts : c’est dans les enfers qu’ils sont nés.
Grâce à l’approbation de Birgit, l’histoire commençait à prendre forme, mais elle était loin d’être complète. Xavier fit d’autres hypothèses, pour la prolonger. À chacune d’elles, Birgit souriait, mais elle ne les confirma pas. Qu’en savait-elle, après tout ? Ils se quittèrent, et Xavier revint en France avec le sentiment d’avoir manqué la rencontre avec cette femme. Dans son souvenir, elle devenait plus belle que la première impression qu’elle lui avait donnée. Il ressentait d’elle un vrai désir. En même temps, il ne cessait de penser à cette idée de renaissance, de cycle vital : on vit, on meurt, on renaît pour mourir encore. Sans fin prévisible. Il voyait cela comme une ondulation, un cycle en deux temps, et ne pouvait s’empêcher d’y voir l’équivalent du cycle des saisons. Il lut quelque part que les Celtes parlaient de deux saisons, qu’ils appelaient saison sombre et saison claire. Il pouvait y avoir là un vieux mythe agraire, transposé en croyance sur la renaissance cyclique, celle des humains comme celle de la nature.
Il revit Birgit par hasard – mais y a-t-il un hasard ? – à la fin du mois d’avril suivant, dans un village du Morbihan. Elle lui parut, en effet, beaucoup plus belle qu’à Copenhague, comme si la ville et la lumière crépusculaire de là-bas avaient floué ses traits et ses formes qui à présent, sous le soleil printanier, resplendissaient. Ils eurent plaisir à se revoir. Ils eurent plaisir aussi à se plonger ensemble dans les mystères qu’ils avaient effleurés, à en prolonger la découverte, à le faire ensemble. Mais que faisait-elle sur les bords de la petite mer ? Elle lui dit qu’elle étudiait en ce moment les bas-reliefs gravés de Gavrinis, les signes laissés par les hommes dans ce cairn de l’âge de pierre. C’était logique, se dit-il, c’était bien en rapport avec son job.
Mais lui-même, que faisait-il là ? C’était plus difficile à expliquer, parce que ça lui paraissait un peu infantile, après tout. Il se contenta de dire qu’il avait toujours aimé la Bretagne, mais qu’il ne s’attendait pas du tout à l’y rencontrer. Birgit sourit, et ne lui posa pas la moindre question. De fait, il aimait la Bretagne à cause de ses paysages et de son mystère, à cause de sa langue en voie de disparition qu’il essayait d’apprendre, mais aussi à cause des correspondances qu’il y découvrait entre les contes et la mythologie, entre les saints locaux et les dieux d’autrefois. Il y avait une figure qui l’intriguait : le triskell. C’est là qu’il se sentait un enfant pris en faute. Ce symbole très ancien, même pas spécifiquement celtique, avait été choisi comme emblème par un mouvement d’extrême-droite nationaliste. Ces gens avaient seulement pris la peine, durant l’occupation nazie, de le déformer, de l’enraidir, de l’enlaidir pour le faire ressembler un peu à un svastika. Xavier n’avait pas la moindre sympathie pour l’extrême droite, non plus que pour la droite d’ailleurs. Mais les symboles l’avaient toujours inspiré.
Depuis Copenhague, il avait admis que l’idée d’une réincarnation venait d’un cycle solaire et agricole, avec deux phases, la saison claire et la saison sombre, la végétation triomphante en été, puis la mort hivernale. De vieilles sociétés paysannes devaient en avoir fait leur religion. Sur les sarcophages, comme sur de nombreuses pierres gravées de l’époque de Hallstatt, il avait vu figurer ce cycle de vie et de mort sous la forme d’une onde, et même parfois d’une double spirale, formant frise. Logiquement, s’il existait un dieu des enfers qui présidait à la renaissance, il devait y avoir aussi un dieu de l’été, un dieu solaire probablement. Que venait faire ici cette figure ternaire, cette troisième spirale dont il devait admettre la perfection graphique, mais dont le sens, à nouveau, se dérobait à lui. Y avait-il un troisième dieu ?
Il y en avait sûrement beaucoup plus, pensa-t-il, dans une religion polythéiste comparable à celle des Grecs et des Romains, comparable aussi à celles des Germains, les voisins de l’est, dont les mythes et légendes nous ont été bien conservés par voie orale, puis par de remarquables écrits médiévaux. Xavier profita de la présence de Birgit pour l’interroger à ce sujet. Comme souvent, elle sourit, et resta mystérieuse. Un jour, ils étaient assis sur une grosse pierre, près du château de Suscinio. Il faisait doux, mais le temps était au brouillard. Ils entendirent de grands cris dans le ciel, qui s’approchaient. C’était un vol de grues qui remontait vers le nord-est, qui finit par se rendre visible, juste au-dessus d’eux, qui les survola de près, puis s’éloigna lentement. Longtemps, les cris des oiseaux occupèrent leurs oreilles. Il n’était plus temps de parler. Mais, lorsque le silence fut revenu, Birgit dit, doucement :
- C’est le moment du passage des grues. Il en suffit de trois pour changer de monde.
Xavier sursauta. L’image du taureau aux trois grues lui revint et, en même temps, la conviction que Birgit savait, qu’elle lui cachait ce qu’il cherchait. Il resta longtemps silencieux, puis il répondit :
- Combien de mondes y a-t-il ?
Elle rit, puis elle lui donna la réponse qu’il attendait :
- Trois, bien entendu…
Trois mondes. Xavier se creusa les méninges un moment, puis devina. C’était évident : il y avait le ciel, le monde des dieux, la terre, monde des hommes, et tout en bas, le monde des morts, celui de Cernunnos. Il fit part de sa découverte à Birgit, qui lui dit seulement :
- Pas faux, mais c’est un peu plus compliqué que ça.
Puis elle parla d’autre chose.
Ils se rapprochèrent, durant ces quelques jours. Peut-être est-ce là que Xavier apprit ce qu’est réellement une femme. Certains de ses amis qui se moquaient jusque-là, gentiment ou pas, de son allure maladroite, ne le reconnurent plus, désormais. Ils louèrent un voilier, un dériveur double de quatre mètres. Birgit connaissait la navigation. Elle s’occupait de la voilure et Xavier, sur ses indications, tenait le gouvernail. Sur les quais de l’Île aux Moines, et dans les petites rues, les murs croulaient sous les grappes de glycines précoces. Les ajoncs fleurissaient encore dans les friches, les hortensias bleus bordaient les jardins, et les arméries illuminaient le bord de mer de leurs massifs roses. De là à Gavrinis, il n’y avait qu’un jet de pierre : il suffisait de tenir compte de la marée. Ils entrèrent dans le cairn, avec respect. Birgit photographiait, dessinait les motifs gravés dans la pierre il y a six mille ans. Xavier admirait et, du doigt, il suivait des lignes élégantes qu’il retrouvait parfois, délicieusement, en caressant le corps de la jeune femme. En sortant du cairn, ils entendirent encore une fois les grues. Le ciel était bleu ce jour-là. Elles volaient en longues traînes, et leur cri portait loin. Birgit posa la main sur l’épaule de Xavier, et lui dit quelque chose qu’il ne comprit pas :
- Ce sont elles qui transforment…
Changer de monde, transformer… Transformer quoi ? À cette époque, il ne se rendait pas encore compte qu’il se transformait lui-même, ni d’ailleurs qu’il quittait un monde confiné pour un autre, comme si la sève enfouie au plus profond d’une terre hivernale parcourait enfin les veines de son propre corps. Les feuilles nouvelles, d’un vert tendre, et les fleurs, épanouies ou en bouton, témoignaient partout de cette renaissance. Il pensa soudain à celles qu’il avait vues entre les cornes du dieu-cerf. Cernunnos n’était pas qu’un dieu des enfers. C’est lui qui préparait tous les printemps à venir.
Birgit allait bientôt devoir partir et, lui-même, reprendre son ennuyeux travail de fonctionnaire. Ils se dirent adieu sur les remparts de Vannes, puis sur les quais de la gare, puis sur les marches du train, sans savoir s’ils allaient se revoir un jour. Un moment, Xavier pensa qu’il allait retourner en enfer. Mais ce fut le contraire. Une force nouvelle l’habitait. Il ne rêvait pas moins qu’avant. La grande différence, c’est qu’il savait maintenant dans quelle direction rêver. Il apprit qu’à Lyon, au Musée gallo-romain de Fourvière, il existait une excellente copie du Chaudron de Gundestrup. En juillet (il profitait évidemment des vacances pour voyager) il s’y rendit. Comme il avait été aveugle jusque-là ! À présent, il savait regarder. Chacune des plaques d’argent du chaudron lui apportait de nouveaux détails. S’il ne parvenait pas toujours à les comprendre, il pouvait en saisir le mouvement général. Le sens de cette histoire… Dans une librairie, il acheta le poème de Lucain, la Pharsale, et la Naturalis Historia de Pline l’Ancien. Sans doute avait-il entendu dire qu’ils contenaient des informations utiles sur la religion des Gaulois.
Dans Lucain, il trouva ces trois vers :
Et quibus inmitis placatur sanguine diro
Teutates horrensque feris altaribus Esus
Et Taranis Scythicae non mitior ara Dianae
La férocité des cultes gaulois est ici soulignée par le poète romain. Dans un des manuscrits de la Pharsale, un copiste a ajouté ce qui suit (sans doute, vers le IVe siècle) : « Voici chez les Gaulois ce qui satisfait Teutatès-Mercure : un homme est plongé par la tête dans un bassin jusqu’à suffocation. Voici ce qui satisfait Hésus-Mars : un homme est suspendu à un arbre jusqu’à ce que, avec l’écoulement du sang, ses membres se disjoignent. Voici comment Taranis-Dis Pater est satisfait chez eux : des hommes sont brûlés dans une sorte de ruche en bois ».
L’exactitude de ces racontars romains fait depuis longtemps l’objet de discussions parmi les historiens. L’important, se dit Xavier, est la mention d’une triade de dieux : Teutates, Esus, Taranis. S’agit-il vraiment d’une triade ? Et que penser de l’assimilation de Teutates avec Mercure, d’Esus avec Mars, de Taranis avec Dis Pater ? Où se trouve alors Cernunnos ?
Un détail du chaudron lui fournit l’occasion de réfuter l’assimilation de Taranis avec Dis Pater. Sur l’une des plaques, on voit un dieu barbu tenir fermement, de la main droite, une roue à rayons qu’un dieu plus jeune lui présente. Il est entouré de trois hippogriffes et de deux grands chiens au poil tacheté. Or Taran, en breton comme en gallois, signifie tonnerre. Taranis est un dieu du ciel tonnant.
Le mot Teutates semble vouloir dire Père du peuple : teuta, ou touta, est le nom que les Gaulois eux-mêmes donnaient à leurs regroupements tribaux. Atir est le mot pour père, l’équivalent du latin pater : on sait que dans les langues celtiques, le p indo-européen a disparu dès l’époque de leur formation. Teutates/Toutatir doit être le nom du dieu qui protège la tribu.
Restait Esus. Pour des raisons qui lui parurent peu claires à lui-même, Xavier supposa qu’il s’agissait d’un autre nom pour son cher Cernunnos, dieu du monde souterrain. Pour les Romains, Dis Pater. Mais il n’y avait pas d’indice décisif. D’autre part, pourquoi l’interpretatio romana faisait-elle d’Esus un équivalent de Mars ? Manifestement, les Romains ne savaient rien des mythes gaulois. Ils faisaient semblant de croire en l’existence de leurs dieux, puisque l’irréligion était considérée par eux comme un crime. Ils étaient donc obligés, si quelque chose ne cadrait pas, de croire que les autres peuples se faisaient de leurs dieux une idée imparfaite. César dit que le principal dieu des Gaulois est Mercure. Les inscriptions lapidaires gallo-romaines le confirment souvent. Mais il existe autant d’inscriptions qui célèbrent Jupiter, et autant d’autres qui invoquent d’abord Mars comme dieu de la cité. Entre Mars et Mercure existe une confusion, une oscillation, qui montre que l’identification des dieux gaulois et des dieux romains n’allait pas de soi.
Xavier laissa la chose en suspens, mais il retint l’idée d’une triade de dieux principaux, et se souvint du triskell. Il se souvint aussi que Birgit lui avait dit qu’il y avait trois mondes, mais que c’était un peu plus compliqué que : le ciel, la terre et les enfers.
C’est la forme même du triskell qui le mit sur la piste. Le Ciel, la Terre, l’Enfer, on se les représente comme échelonnés, de haut en bas. Le triskell est différent : c’est une spirale triple qui permet à un point mobile de passer d’une spirale à l’autre, de ne revenir au point de départ qu’après avoir parcouru l’entièreté de la figure. Comme s’il s’agissait d’une succession. On était loin, pourtant, d’une simple succession agricole. Il fallait peut-être abandonner l’alternance saison sombre – saison claire. Quel était le troisième terme ? Le troisième monde ?
Lyon, l’ancienne Lugdunum (Lugudunon en gaulois) porte aussi le nom d’un dieu : Lugus. Le panthéon devenait abondant, surabondant même, si l’on voulait ne pas renoncer à la triade. Heureusement, chaque dieu pouvait porter plusieurs noms, sans trop changer d’identité. Durant tous l’Empire, c’est à Lyon que s’est tenue chaque année, le premier août, l’Assemblée des Gaules. Une grande fête, à laquelle participaient des délégués de tous les peuples, sous l’égide du culte impérial. Une fête destinée, donc, à conforter la fidélité de ces nations, dont plusieurs avaient reçu, ou allaient recevoir, la citoyenneté romaine. Ce n’est sans doute pas par hasard que l’occupant avait choisi cette date, et ce lieu. La date était celle d’une solennité celtique, celle du mariage de Lugus. Le lieu, qui portait le nom du dieu lui-même, était intéressant parce qu’il n’appartenait à aucune tribu d’importance (les Ségusiaves, propriétaires du terrain, n’étaient qu’un peuple mineur). La ville de Lugdunum pouvait d’autant mieux passer pour romaine, sans que les croyances ne soient offensées.
Le premier août, pour les Gaulois, n’était pas la date exacte, car ils avaient une autre façon de compter le temps. La véritable date tombait un peu avant, ou un peu après, en fonction des lunaisons. Bon, il leur fallait bien s’adapter. Ce qu’ils firent. C’est à Lyon, au Musée et théâtres romains, que se trouve aujourd’hui le calendrier découvert par hasard dans un champ, à Coligny, dans l’Ain. C’est une plaque de bronze, cassée en plusieurs morceaux dont certains manquent, mais il y en a assez pour que l’on ait pu reconstituer presque complètement le calendrier dont se servaient les druides. Fait frappant, on le date de la moitié du premier siècle après JC, soit de l’époque où les Romains imposèrent à toute la Gaule le calendrier julien.
Cette année-là, les trois jours de la nouvelle lune d’août tombaient les 27, 28 et 29 juillet. Le 27, vers 18h, Xavier venait du Musée et descendait la rue de l’Antiquaille. Il avait, comme d’habitude, la tête ailleurs. Ce qu’il venait de voir accaparait toute son attention : il avait lu, non sur les plaques de cuivre elles-mêmes, mais sur une transcription, les mots TRINOX SAMO SINDIU, interprété (par P. Y. Lambert) comme trinoxtion samoni sindiu : la fête des trois nuits de Samonios aujourd’hui. Samonios était le nom d’un mois, sans doute celui qui correspond à peu près à la période qui va de la fin d’octobre au début de novembre. Les trois nuits seraient, dans ce cas, un équivalent d’Halloween, de la Toussaint et du Jour des Trépassés.
Xavier descendait la rue de l’Antiquaille, quand il se fit apostropher par une voix connue. Birgit était là. Ce ne pouvait plus être un hasard. C’était un immense bonheur qu’elle soit là, qu’elle l’ait cherché. Il l’embrassa, pour se demander ensuite seulement pourquoi elle avait voulu le rencontrer, précisément ce jour-là, ce soir-là, au moment même où allaient commencer la fête des trois nuits de Lugus. Birgit ne chercha pas de faux prétexte : elle était là pour lui. Quand il lui demanda pourquoi maintenant, elle ne répondit pas. Elle fit seulement de la main un large signe en direction du ciel, du ciel noir et vide de la lune absente. Mais, peut-être était-ce là une réponse.
Au moment même où, dans les siècles barbares, se fêtaient les trois nuits du mariage de Lugus (Lugnasad, lunasa, disent les Irlandais), ils fêtèrent leur propre union. La grande ville moderne sut les accueillir et leur donna un paisible abri sur les bords de la Saône. Ils ne firent aucun projet commun. De mieux en mieux, Xavier se rendait compte que cette histoire, si elle avait un sens, allait bientôt lui échapper. Quant à Birgit, elle le savait mieux que personne. Un soir, ils entendirent des chiens hurler. C’était sans doute un élevage, ou un lieu de dressage. Xavier vit cette femme qu’il aimait, et qui lui avait toujours paru si forte, défaillir de terreur. Elle se reprit avec peine, et refusa de lui expliquer la cause de sa peur. Il comprit cependant que les chiens en étaient la cause. Il y a des gens qui, après avoir été attaqués et mordus par des chiens, en gardent toute leur vie une frayeur mortelle. Il chercha en vain, sur son corps, les traces de leurs dents.
Les semaines qui suivirent, ils parcoururent en amants les chemins du Beaujolais. Birgit était heureuse. Pourtant, Xavier ne pouvait se défaire de l’impression qu’elle fuyait quelque chose, ou quelqu’un. C’était une fêlure qui traversait le cristal le plus pur. Elle était avec lui, aussi proche de lui qu’il se pouvait, elle le regardait avec confiance, droit dans les yeux, mais il lui arrivait de trembler, de baisser la tête. Dès le lendemain, il leur fallait quitter l’hôtel où ils séjournaient, chercher un autre lieu, un autre refuge, une autre cachette. Une nuit, il y eut un orage épouvantable, comme parfois en été, dans les régions montagneuses. Les éclairs étaient blancs, bleus, rouges, le tonnerre craquait, Birgit était recroquevillée sur elle-même et supportait à peine le contact de la peau de Xavier qui, lui-même, commençait à avoir peur.
C’est alors qu’il comprit.
Et comme il avait compris, il l’aida. Il s’agissait de la soustraire aux vues, de la cacher de la lumière, du vent. Il s’agissait de l’enfouir au plus profond des forêts qui, heureusement, ne manquaient pas. Le temps passait. Les vacances étaient finies. Xavier aurait dû rentrer, reprendre son travail : il n’y pensait pas. En septembre, dans les forêts du Livradois où ils avaient fini par trouver un abri précaire, ils eurent à affronter un autre péril. La chasse était ouverte. Xavier avait beau faire, Birgit se considérait comme un gibier chaque fois qu’une meute se faisait entendre. Xavier se souvenait évidemment de la plaque d’argent, la troisième, du chaudron de Gundestrup : elle montrait Taranis, le dieu du ciel et de l’orage, avec sa roue et ses chiens. Les voilà, à présent, qui fuyaient les chiens courants du dieu ! Et le jeune homme qui, aimablement, aidait le vieux Taranis à tenir la roue, ce ne pouvait être que Belenos, le soleil. L’œil. Et Birgit, celle qui fuyait, celle qui portait et emportait avec elle la colère du ciel, ce ne pouvait être que…
Il crut un moment être devenu fou, enchanté par cette histoire dont le sens, peu à peu, se révélait. Mais, fou ou pas, il avait quelqu’un à aider. Ils descendirent vers le sud. Là, la forêt devenait plus claire et plus sèche mais, par contre, il y avait des grottes calcaires. Ils se glissèrent dans les galeries sombres, là où la lumière ne parvenait pas, là où ils pouvaient se croire en sécurité.
Dans les vieilles légendes de Galles et d’Irlande, on trouve, profondément transformées, des traces du mythe disparu que raconte, en images, le chaudron de Gundestrup. Taranis, roi du ciel, avait épousé la Grande déesse, celle qui porte tant de noms qu’on ne sait comment l’appeler : Danu, Dana, Ana … mais aussi Brigantia, Brigid. Elle le quitta. C’était grave, parce que le pouvoir s’acquiert par les femmes : un homme qui n’a pas de femme, ou que sa femme a quitté, le perd. Taranis ne pouvait l’accepter. Il lança sur la fugitive ses chiens féroces, qui la traquèrent tout autour de la terre où elle s’était réfugiée. Là, elle avait trouvé l’aide de Lugus, Toutatir, le Père des hommes. Ils s’aimèrent, et réussirent à échapper aux chiens grâce à l’abondante couverture végétale qui les cachait au regard du Soleil. Un jour, ils durent s’enfouir au plus profond du monde souterrain, où régnait Esus Cernunnos.
Ce qui est consolant, dans ce mythe, c’est que tout va par cycle. Lugus et Esus-Cernunnos ne sont pas différents : ils se transforment l’un dans l’autre. Aussi longtemps que la grande déesse se trouve aux enfers, c’est l’hiver sur la terre. Mais vient le printemps. La déesse se purifie des souillures de l’inframonde et se prépare à revenir à la surface. Son compagnon perd ses cornes de cerf et l’accompagne, redevenant le Père des hommes.
Du haut du ciel (qui pourrait nous tomber sur la tête) Taranis ne se décourage pas. Il continue la chasse, et cette chasse est le mouvement qui donne naissance aux saisons. C’est le mouvement même du Temps.
Brigid, Dana, Ana… elle porte encore bien d’autres noms. Notamment celui de Mères. Au pluriel, car il y en a trois, des Mères, et c’est bien normal puisqu’il y a trois mondes. Le triskell résume, dans sa forme de spirale triple, la succession de ces mondes : celui du Ciel, celui de la Terre, celui des Enfers. Xavier l’avait deviné. Comme Birgit le lui disait, c’est un peu plus compliqué qu’un simple étagement vertical.
Si nous avions été en Germanie, les choses en seraient restées là. Tout se terminerait. Même le monde des dieux périclite et s’effondre, dans un Götterdammerung héroïque et tragique. Mais nous sommes en Gaule. Le mythe, ou ses annexes, nous suggèrent que peut-être, Xavier et Birgit s’en sont tirés, qu’ils sont sortis de leurs cavernes phlégréennes et revenus dans le monde des vivants. Comment ? L’histoire ne le dit pas. Il faut aller chez Pline l’Ancien, d’abord, et lire quelques lignes de son Historia Naturalis, celle que Xavier avait achetée chez un libraire lyonnais.
Lisons : « Il ne faut pas oublier à propos du gui l’admiration que les Gaulois ont pour cette plante. Aux yeux des druides (c’est ainsi qu’ils appellent leurs mages) rien n’est plus sacré que le gui et l’arbre qui le porte, si toutefois c’est un rouvre. Le rouvre est déjà par lui-même l’arbre dont ils font les bois sacrés; ils n’accomplissent aucune cérémonie religieuse sans le feuillage de cet arbre… Tout gui venant sur le rouvre est regardé comme envoyé du ciel: ils pensent que c’est un signe de l’élection que le dieu même a faite de l’arbre … Ils appellent le gui d’un nom qui signifie remède universel… On croit que le gui pris en boisson donne la fécondité à tout animal stérile, et qu’il est un remède contre tous les poisons. Tant, d’ordinaire, les peuples révèrent religieusement des objets frivoles ! ».
Quel est le rapport ? Ceci : du fond du monde d’en-bas, Cernunnos prépare le printemps. Il envoie aux arbres la sève nourricière, et leurs feuilles poussent. Dans les plus hautes branches vient le gui, qui porte déjà ses fruits au cœur de l’hiver, témoignant par là du triomphe futur de la vie. Il pompe l’énergie vitale, et la concentre dans ses baies. Nous savons que ces baies sont du poison. Mais les druides y voyaient l’expression même de la force de vie, et croyaient qu’elles répandaient cette force dans la nature tout entière. Nous pouvons imaginer Xavier et Birgit transfuser par les canaux d’un chêne, remonter le tronc, passer par ses branches… C’est une folie ? Sans doute. Non, c’est un symbole. Nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé. Nous possédons aussi une autre image, celle des trois grues sur le dos du taureau : elles viennent du sud, et remontent vers les terres hivernales en apportant la douceur et la fécondité. « Il en suffit de trois, disait Birgit, pour changer de monde… ». Il est probable que ces trois grues soient la métamorphose de la Grande Déesse, de son compagnon, qui deviendra Lugus-Toutatir, et d’un troisième personnage divin, que nous n’identifions pas encore. Est-ce Smertrios ? Est-ce folie, de nouveau ?
Tout ce que nous en savons de manière certaine, c’est que Xavier, un jour, réapparut. Il était seul. Il ne parla pas de son aventure, mais il vécut désormais comme s’il avait changé de nature.
Seul, triste, et fort.