Blog d’avril 2020: Un sortilège

Voici une autre fiction. Le compte-rendu de mon séjour au Sénégal, ou tout au moins de ses aspects professionnels, a été publié dans deux livres : Le Diable et le bon sens (1994) et La fonction guérisseuse (2016), tous deux chez L’Harmattan (Paris).

Un sortilège (Saint-Louis du Sénégal)

L’île a la forme d’un fruit : un pain de singe, peut-être, qui flotterait paresseusement sur les flots sablonneux du fleuve, entre les marais de Maka Diama et les dunes atlantiques. La pointe nord est chaude, sèche, rôtie par le souffle du désert. La pointe sud, plus effilée, reçoit l’humidité marine, et accueille quelques palmiers, des filaos, des hibiscus et des bougainvilliers. C’est là qu’un jour, on édifia l’Institut Français d’Afrique Noire, entre les fleurs et l’ombre. On n’aurait pas pu choisir mieux, car l’agrément du lieu donne l’envie de bien faire. De grands savants y travaillèrent, comme Théodore Monod ou Cheikh Anta Diop, et je pense qu’ils s’y sentirent bien. En 1971, j’y disposais d’un petit bureau, pour des recherches anthropologiques : un peu de terrain, beaucoup de bibliothèque. Cela me convenait assez.

Tous les matins, je quittais le bungalow qu’on m’avait donné, dans le faubourg de Sor. Je passais en voiture le pont Faidherbe, que Gustave Eiffel destinait à la ville d’Hanoï et au Fleuve Rouge, mais que la paresse coloniale avait abandonné sur ces rivages. Sous les arches de métal, le fleuve brillait de mille vagues, touchées par la lumière d’un soleil rasant. L’eau, qui venait des lointains de Guinée, se mêlait à celle de l’océan, montait et descendait avec la marée, et restait saumâtre. La terre des marais proches, gorgée de sel, portait peu de cultures.

À cette époque, on parlait beaucoup d’une épidémie de choléra qui avait atteint l’Afrique, par la Guinée, précisément, et qui descendait lentement le fleuve. Une ville construite au milieu des marécages, les pieds dans l’eau croupie, une ville dont les égouts n’ont pas été réparés depuis le règne de Napoléon Ier, court évidemment un très grand risque en pareil cas. Elle s’y préparait. Dans les couloirs de l’hôpital général, on ne voyait que des lits de camp percés, rangés en parallèle. Dans les salles vides, les seaux de fonte émaillée s’amoncelaient. Mais ce jour-là, je vis que l’eau avait changé d’aspect. Elle était brune, lourde, chargée d’alluvions, et le niveau du fleuve était haut. Toutes les pluies du Fouta Djalon se rassemblaient ici, après avoir traversé mille kilomètres de sahel et drainé des milliers de villages. Avec la crue, la maladie faisait son entrée dans la ville.

Je ne me suis pas rendu tout de suite à mon bureau : je devais d’abord passer le petit pont Servatius, gagner la langue de Barbarie, c’est-à-dire le cordon dunaire qui sépare le fleuve de l’océan, et aller au nord, en direction de la Mauritanie, pour y rencontrer un informateur. Il n’y avait plus de route, mais une vague piste, et des amas de sable que le vent charriait. À la moindre erreur, c’était l’enlisement. Il fallait aller vite, survoler cette surface instable tout en gardant toujours la maîtrise de la direction. Ne pas quitter la piste, car il eût été impossible de revenir.

L’homme que j’allais rencontrer était un chasseur : un chasseur de sorciers. J’avais trouvé là mon terrain d’anthropologue : un savoir traditionnel, universellement respecté autant que craint, qui devine la présence du mal où il se trouve – c’est-à-dire partout. Ce qui m’intéressait surtout, c’est l’intimité des deux mondes, le bien, le mal, au sein d’une même personne. Celui qui peut sauver peut aussi tuer, s’il veut. Et le veut-il ? Peut-être. Mais rarement. Qu’est-ce qui lie cet homme au bien ? Qu’est-ce qui le rend différent de son semblable, de son frère, qui se contente d’assouvir ses passions ? Je voulais tout connaître de la vocation de ces hommes qu’on appelle, en langue peule, bilèdyo. J’avais pris rendez-vous avec l’un d’eux, l’un des plus réputés de la vallée du Fleuve, qui vivait seul, avec sa femme et quelques poules, dans une concession isolée et presque inaccessible, proche de la frontière. À vrai dire, je ne savais pas de quel côté de la frontière il habitait. Rien ne matérialisait cette ligne fantôme que les bergers passaient, chaque jour, avec leurs bêtes. Les clients du bilèdyo venaient du nord comme du sud, et de l’est. Mais il est vrai que j’aurais pu avoir des ennuis : je n’avais pas le bon visa.

La piste longeait les dunes. Une rangée de filaos plantés tout au sommet, pour retenir le sable, me montrait que la plage était juste à côté. À ma droite, l’eau du fleuve s’insinuait en marigots, d’où venaient les moustiques en nuages, et de petits crocodiles, parfois. Je vis une concession cernée d’une palissade de roseaux pourrissants, ouverte sur l’eau stagnante et sur la zone ordurière qui borde, en général, les établissements humains. La beauté surprenante du site en était à peine affectée : je voyais d’un côté l’océan, de l’autre ce large fleuve chargé de miasmes, au-delà les palmiers de la rive et les mangroves, foisonnantes, impénétrables. Quelques vols migratoires d’échasses blanches, ou d’aigrettes, se reflétaient dans le vaste miroir des eaux grises, parcourues de pirogues. Mais mon regard revenait se porter sur les ordures, qui sont par excellence le lieu où les sorciers aiment vivre, et se rencontrer. J’arrêtai la voiture là où elle risquait le moins de s’enfoncer dans le sable, ou dans la boue, à une centaine de mètres de la concession. Sur le sentier qui y menait, un varan ouvrait une gueule menaçante, comme pour m’empêcher de passer : ce devait être une femelle qui défendait ses œufs, car je ne pus l’effrayer, et dus l’enjamber en évitant, tant bien que mal, ses coups de queue cinglants.

J’hésitais sur le seuil. Une vieille femme me héla, sans ménagements. Mais elle accepta mes salutations, et me fit traverser la cour, où se dressaient trois cases de branches et de roseaux. Branches tordues, car ici le bois est rare et les arbres malingres, excepté le baobab qui ne sert pas à la construction. Roseaux maigres, déplumés de leurs houppes et de leurs feuilles, noircis par le temps, le vent et les pluies saisonnières. Son mari occupait seul la plus grande case. Après m’être annoncé, je dus pousser la porte, un tissu poussiéreux tendu sur un bâton. Dans l’obscurité, j’eus d’abord l’impression d’un espace dense et peuplé, mais il n’y avait là qu’un homme et ses objets : quelques livres anciens en écriture ajami, des peintures sur verre, des coussins brodés, des tapis et, dans un coin sombre, un entassement de choses auxquelles il m’était impossible de donner un nom.

L’homme pouvait avoir une soixantaine d’années. Il était maigre, grand, voûté, vêtu d’un caftan noir et d’un turban grisâtre. Assis en tailleur sur un tapis, tout occupé à manipuler son chapelet, il échangeait les salutations indispensables sans m’accorder un regard.

Le rite des salutations vise à rassurer, car tout contact peut être dangereux, et doit être civilisé, humanisé avec le plus grand soin. L’œil, lucarne de l’âme, laisse passer l’intention mauvaise. Ceux qui ont le malheur d’avoir le mauvais œil font même le mal sans s’en apercevoir. Ce sont les paroles seulement, les mots de la tribu, qui permettent de situer la personne à qui l’on parle et qui, par la répétition des intentions de paix, affaiblissent une haine qu’on doit supposer ubiquitaire, pour ne pas en être victime un jour.

Il me jaugeait. Peut-être hésitait-il sur la suite à donner. Pourtant, je l’avais fait prévenir, et je croyais savoir qu’il avait accepté. Pour sortir de cette méfiance, je crus utile de le flatter. Il se mit alors à débiter ses multiples mérites et qualités, comme sans doute il avait l’habitude de le faire avec ses clients. Je connaissais ce genre de discours par cœur, et n’avais rien à en tirer. Ce que j’attendais de lui, c’est ce qui pouvait le rendre différent des charlatans qui encombraient la ville. Une science profonde, puisant dans l’histoire immémoriale de l’Afrique. Pas ça ! Mais c’était de ma faute : je m’étais comporté comme un homme du commun. Jusqu’à ce qu’il se lasse, je le laissai dire et faire. J’approuvais, mais sans excès. Il fallait que je trouve le moyen de l’intéresser, de le toucher. Qu’il me regarde enfin, car son regard était toujours aussi fuyant, et ça me gênait beaucoup.

Il y avait peut-être un moyen d’y arriver. Je savais qu’il avait reçu plusieurs fois la visite du professeur Slimane. De son vivant, Slimane faisait la gloire de notre Institut. Je le considérais comme un maître. Il était mort un an plus tôt, dans des conditions que tout médecin européen aurait trouvées normales, mais qui avaient beaucoup fait jaser dans le petit monde de l’île. Il était connu de tous, et s’était fait beaucoup d’ennemis. La plupart toutefois l’entouraient d’une vénération presque religieuse, et j’étais du nombre, parce que j’avais eu la chance de n’avoir jamais eu à m’en plaindre. Mais voilà : on racontait qu’il avait été empoisonné. Cette phrase veut tout dire, et rien : par exemple, qu’un ennemi a voulu sa mort. C’est un monde où le seul désir de mort peut suffire. Si ce n’est pas le cas, on fait appel à des « pratiques » où, parmi d’innombrables ingrédients, le cas échéant, il peut entrer ce que nous considérons comme du poison. Que Slimane soit mort d’une crise cardiaque n’y changeait rien. Dans ses nombreux écrits, je n’avais trouvé aucune référence au bilèdyo de Gokhou Mbate. Je pense à présent qu’il voulait réserver les données le concernant, pour un travail que son décès prématuré ne lui a pas permis de mener à bien.

Qu’est-ce qui m’a pris de lui parler de Slimane ? Sans doute manquais-je de confiance en moi, sans doute avais-je besoin de son autorité, incontestée, pour faire sortir le bilèdyo de son monologue. Je profitai d’un moment où il reprenait son souffle, pour lui dire que mon intérêt pour lui était né le jour où le Professeur Slimane avait fait devant moi son éloge. C’est alors, et alors seulement, que j’ai vu ses yeux.

J’aurais préféré ne pas les voir.

Je passe sur ce qui a suivi, ma gêne, ma difficulté à trouver ce qu’il fallait dire pour me sortir d’une situation réellement désastreuse, mais où je devais sauver la face. Je bredouillai quelques mots : que j’avais été heureux de faire sa connaissance, que grâce à moi, ses nombreux talents allaient recevoir la reconnaissance du monde académique… Ou quelque chose d’approchant, car nous parlions en wolof. Tandis que je battais en retraite, il s’approchait doucement de moi, sans me toucher. Son regard avait perdu l’éclat de la haine. Il m’enveloppait.

Dans le voyage de retour, j’enlisai ma voiture dans le sable. Ça m’arrivait rarement, mais là, j’étais troublé. J’avais tout le matériel nécessaire dans le coffre, et pus repartir au bout d’une demi-heure d’efforts, épuisé. Il faisait chaud. Ma fatigue était extrême. Tous mes muscles tremblaient. J’arrivais tant bien que mal dans le quartier de Ndar Toute, où l’on retrouve les rues en damier, où l’on pourrait se croire en ville, bien qu’il n’y ait toujours que des pistes de sable et de pauvres maisons, érodées par le vent du désert et par le sel de l’océan, quand soudain, une masse sombre tombe sur le capot de la voiture avec un bruit flasque, et me force à m’arrêter. Aujourd’hui encore, j’ignore ce que c’était. L’aspect et le volume étaient ceux d’un foie de bœuf, à peu près. La surface, noire, était parcourue de reflets irisés. La consistance devait être molle, presque au point de couler, de s’aplatir, de couvrir une partie toujours plus grande du capot, comme si la chose cherchait à l’envelopper. Le mot me vint, à l’esprit, je m’en souviens, et l’idée était très désagréable. Mais il n’y avait pas que l’aspect de la chose, il y avait aussi son odeur, qui peu à peu s’insinuait à l’intérieur de l’habitacle, qui semblait peser sur tout ce qui s’y trouvait, qui s’accrochait à tout, à moi-même, à mes vêtements. Odeur de charogne, sans aucun doute, mais particulièrement sucrée, étonnamment fétide. Je ne savais quoi faire. Manipuler cette chose me remplissait d’horreur, et tout autant la laisser là. Ce fut un grand vautour qui me tira d’affaire en venant reprendre la pièce, qu’il avait peut-être laissé échapper de ses pattes griffues.

J’étais humilié par l’issue lamentable de ma tentative ethnographique. Je me plongeai dans les livres, qui en principe n’exposent pas au même risque. Quand l’humiliation disparut pour ne revenir que par bouffées, je me rendis compte que j’étais atteint d’une autre façon. C’était un vague dégoût de soi, qui poussait à la paresse, à l’indécision, et me rendait incapable de trouver du plaisir. Au début, je luttais contre cette mollesse avec un certain succès, en me forçant à faire des choses nouvelles. Ainsi, j’apprenais à monter à cheval au club hippique… et puis je sentais que cela m’ennuyait profondément. Vu la menace d’épidémie, il n’était plus question d’aller faire du ski nautique sur le fleuve, sans quoi j’y serais allé, pour patauger dans l’eau saumâtre, avaler des miasmes et m’enduire des déjections que la ville abandonnait au fleuve. Je l’aurais fait, pourtant, comme tant d’autres le faisaient, qui y trouvaient plaisir. Mais il n’y avait plus de partenaires, plus personne même pour conduire les Zodiac. Tout le monde avait peur, de sorte que cette tentative suicidaire avorta. En fait, il n’y avait pas que de la dépression. Il y avait quelque chose dans mon corps. Quelque chose qui cherchait son chemin par les voies lymphatiques, à travers les canaux les plus fins, vers les pores de la peau. En bougeant, surtout la nuit, en me retournant dans mon lit, je faisais avancer cette chose, et parfois, dans la transpiration, j’en sentais l’odeur, et je la reconnaissais.

Beaucoup de gens se sont demandés, cette année-là, pourquoi le choléra s’était arrêté à Richard-Toll, une ville située à cent cinquante kilomètres, vers le nord-est. Il n’y a pas de raison, mais c’est ce qui s’est passé. Peut-être est-ce à cause de la vaccination massive. On sait que ce vaccin protège mal les gens, mais peut-être en était-on arrivé au moment où le nombre de vaccinés devient suffisant pour arrêter la propagation. D’un jour à l’autre, il n’y eut plus que des cas sporadiques, dont certains, cependant, me touchèrent de près. La ville respira. On revit bientôt les voitures chargées de canots pneumatiques et de tentes multicolores, en route vers la plage. On se mit à sentir à nouveau l’odeur des grillades dans les jardins, à entendre des rires de jeunes filles. Moi, j’étais enfermé dans ma chambre, et je ne la quittais que rarement pour m’enfermer dans mon bureau, sans voir personne, ni parler à quiconque. J’étais sûr que mon corps enflait imperceptiblement, par l’accumulation de sanies internes.

Dans ce bureau, où j’essayais vainement de travailler, je sentis un jour une présence dans mon dos. C’était une roussette. Sous mes fenêtres, accrochées aux palmiers du jardin de l’Institut, il y avait depuis toujours une colonie de roussettes d’Égypte que la chaleur faisait dormir. Je les trouvais bien jolies avec leur museau de chiots, leur doux pelage et leurs grandes ailes noires, repliées comme un manteau. Je savais qu’à la tombée du jour elles déployaient leurs ailes, et partaient à la recherche de fruits, qu’elles n’avaient pas à chercher bien loin. Mais c’était la première fois que j’en avais une à deux pas de moi, bien éveillée, qui me fixait de ses petits yeux noirs. Je fus pris d’une peur abjecte que je ne m’explique pas, sinon par le souvenir de mes terreurs d’enfant. Il fallait que cet animal s’en aille, qu’il sorte de la pièce immédiatement. J’ouvris la fenêtre, dans l’espoir qu’elle parte d’elle-même, mais j’ignorais comment elle était entrée, et depuis quand elle était là. Peut-être avait-elle faim ? En tout cas, elle n’avait aucune envie de s’en aller. Je cherchai un bâton pour la pousser vers la sortie, et finis par trouver un manche de brosse cassé. L’animal se terrait dans le coin, enfonçait ses griffes dans le tissu d’un vieux fauteuil, ouvrait sa gueule en montrant ses dents pointues, et surtout, ne cessait pas de me regarder.

Devant l’échec de mes tentatives de le pousser vers la sortie d’une manière à peu près civile, la scène versa dans la barbarie. Je ne m’étais jamais trouvé dans un tel état, et depuis lors, jamais plus. C’était comme si ma vie avait été engagée dans une lutte à mort contre une bête monstrueuse, et j’y mis toute la force et toute la ruse dont j’étais alors capable. À la fin, l’animal avait cessé de vivre, et j’émergeais difficilement d’un cauchemar. Je n’osais pas toucher le corps de la roussette, que je finis par balancer par la fenêtre en le piquant de mon bâton.
Si je raconte cette histoire, ce n’est pas que j’y trouve la moindre source de fierté. Je sais que je me suis conduit comme un lâche, et que j’ai manqué du sang-froid le plus élémentaire. Si j’en parle, c’est pour ce qui s’est passé après. Car, très vite, je me suis senti guéri de ce mal étrange, qui m’empuantissait le corps et qui m’empoisonnait l’âme. Dans les jours qui suivirent, une crise de paludisme me laissa faible et languissant, mais aussi, purifié par la fièvre des humeurs qui m’avaient envahi. La convalescence me parut une seconde naissance, et chaque jour était comme un matin de Pâques.

On raconte, dans le pays, que les sorciers prennent souvent la forme d’une chauve-souris, ou d’un oiseau nocturne, pour choisir leur future victime et bien connaître le lieu où elle s’endort. Je le savais. Peut-être cela a-t-il favorisé l’association que j’ai faite, sans nul doute, entre la roussette et le bilèdyo. Je me suis souvent demandé si la haine pouvait tuer de par elle-même, sans l’intervention d’un quelconque instrument de mort. Depuis cet épisode, je crois que oui. Mais ma croyance ne convaincra personne, sauf ceux qui y croient déjà. Peu importe, après tout. Je dis les choses comme elles se sont produites, et chacun en prend ce qu’il veut. Mais il reste une question sans réponse, et une anecdote à raconter pour conclure.

La question, qui jusqu’aujourd’hui me taraude, est celle-ci : pourquoi cette haine ? Qu’avais-je fait, qu’avais-je dit pour la mériter ? Est-ce qu’on tue un homme, simplement parce qu’il a parlé d’un mort ?

L’anecdote, c’est que dans les semaines qui ont suivi ma guérison, une petite tumeur, grosse comme un pois, s’est développée sur ma cheville droite. La peau était rouge, et prurigineuse par moments. Je n’y prêtais guère attention au début. J’étais rentré en Europe, et ne pensais plus trop aux mystères d’Afrique. Jusqu’au moment où la taille de ce kyste, et la gêne qu’il me causait, ne me permirent plus de l’oublier. Je remarquai que la tension, la rougeur et le prurit obéissaient à une rythmicité croissante et décroissante, avec un maximum vers le milieu de chaque mois. Au bout de cinq ans, la peau se rompit, et quelque chose en sortit qui ressemblait à une fourmi, avec des fragments d’aile. Depuis lors, la peau est nette, une petite cicatrice prouve seulement que je n’ai pas rêvé.

La relecture de mon journal m’a récemment appris que j’avais été rendre visite au bilèdyo, dans sa concession de Gokhou Mbate, le 15 juin de l’année 1971.

Blog de mars 2020 En guise d’adieu (porque nunca más)

(Bien qu’inspirée de faits réels, ceci est une fiction)

La ville sans horizon

Mon amie me disait, l’autre jour, que la garúa était la chose la plus désespérante du monde. Sur ce point précis, je ne peux pas être d’accord avec elle. Il y a tant de circonstances où le désespoir vous tombe sur le dos, s’accroche, vous enfonce ses griffes sous la peau ! Dans la violence, dans la solitude, dans la maladie, dans la trahison. Alors, la garúa… C’est une bien petite chose, la garúa. Le problème, c’est que ce n’est pas une chose. Ce serait là, devant vos yeux, vous les fermeriez, pour regarder à l’intérieur de votre esprit toutes les beautés qui s’y trouvent… Ou bien, si c’était un gros coup de cafard, vous pourriez, au contraire, les ouvrir tout grands sur un monde ensoleillé… Mais la garúa, elle est à l’extérieur comme à l’intérieur, voyez-vous. Elle fait que le monde est noyé.  Il n’y a plus de couleur, nulle part. Et cela dure, selon l’année, quatre mois, parfois six…  Si vous ne savez pas ce que c’est, comment vous le dire ? Un brouillard ? Une pluie ? Mais un brouillard finit par se lever, une pluie tombe, et tôt ou tard elle s’arrête. La garúa ne s’arrête pas, elle ne tombe pas, elle ne se lève pas. On la respire comme l’air, comme de l’air froid qui mouille, comme de l’air visible. Non, je me trompe, on ne la voit pas, la garúa, c’est elle, au contraire, qui vous empêche de voir au-delà de six mètres, comme un mur de coton blanc qui se déplacerait, toujours, à la même vitesse que vous.

L’air humide de l’Océan, rafraîchi par les courants polaires, se tasse en effet sur la côte, et renonce à escalader les sommets tout proches. Durant l’hiver austral, il stagne indéfiniment, sans jamais se condenser en gouttes de pluie. À Lima, on peut vivre plusieurs mois sans savoir qu’on est entouré de collines pierreuses, désertiques. On vit sans horizon, sans paysages, de sorte que dans cette ville immense, il est particulièrement difficile de s’orienter. Tout au moins, tant qu’on ne s’est pas constitué sa liste de repères personnels : tel cireur de bottes, tel marchand d’anticuchos[1], tel étal de livres à même le trottoir, vous indiquent qu’il est temps de tourner à gauche, ou à droite. Un trou profond, dans le trottoir, vous rappelle que c’est là que vous vous êtes pris de bec avec un policier, qu’il s’en est  fallu de peu, d’ailleurs, qu’il ne vous emmène au commissariat… Une réponse un peu vive, rien de plus : « ¿Y qué le parece a Vd ? ». Ça y était, vous étiez bon pour une nuit d’enfer et pour un bon tabassage… Mais vous aviez eu de la chance, ce jour-là. Vous aviez pu continuer votre route, et prendre un peu plus loin, sur votre droite, l’Avenida Grau qui conduit  à la Faculté de Médecine.

Marcher dans cette ouate est déprimant. Vous vous engouffrez dans un taxi collectif, en espérant retrouver figure humaine en voyant celle de vos semblables. Mais par malchance, il y en a déjà là sept, de vos semblables, tous occupés à regarder le tarmac sous leurs pieds, à s’accrocher comme ils peuvent, qui à la carrosserie,  qui à un ressort du siège, qui à un débris de mousse de vinyle, parce qu’il n’y a pas de plancher à cette voiture, ¡carajo ! La route défile à une vitesse inimaginable. Vous êtes tellement serrés l’un contre l’autre, que vous ne pouvez pas vous empêcher de penser quel soulagement ce serait, si quelqu’un glissait sous les roues… Un rapide coup d’œil aux autres passagers vous convainc qu’ils y pensent tous, et que la victime désignée, c’est le dernier arrivé… le gringo, bien sûr. Un autre jour, vous vous déciderez à prendre plutôt le tram. Une ligne à voie étroite, qui fait descendre du cœur de la ville à Chorillos, et même jusqu’au Callao, de longues voitures grises toujours bondées. Elle a l’avantage du prix, et peut-être de la rapidité. Mais ce tram est mythique. La plus grande concentration de mauvais garçons au mètre carré de toute la ville, et peut-être même du monde… Les Liméniens aiment se vanter un peu, mais ils ne le font pas pour rien. Les voleurs sont légion, et les « navajeros », qui vous poignardent pour l’amour du sport, ne sont pas qu’une légende.

Il y a d’autres légendes à Lima, leur caractéristique est qu’elles sont toutes vraies. À peine un peu arrangées, bien sûr. Il y avait, par exemple, à l’est de la ville, une barriada nommée Cerro San Cosme.  Au début, ce n’était qu’une décharge urbaine. Personne, à l’époque, ne triait les ordures. On ne les enfouissait pas, on les laissait s’entasser, et, très vite, cela devenait une colline prête à accueillir les sans logis, puis un quartier. À l’époque, ce quartier avait mauvaise réputation. Il était dominé, disait-on, par un mendiant, chef de bande incontesté, qu’on appelait Poncho Negro. Le contraste entre la misère affichée et la puissance réelle parle fort à l’imagination. Victor Hugo s’est servi de ce thème, et R. L. Stevenson dans L’Île au Trésor. Poncho Negro mendiait, espionnait, envoyait ses hommes partout dans la ville voler, piller et rançonner.  Lorsque la police finit par s’en rendre maître, ce fut à grands frais.

Laissons là Poncho Negro, que nous retrouverons. Ce jour-là, en plein dans la garúa, je devais traverser la ville du sud au nord, de Surquillo, où j’habitais, au quartier de Rímac, dont les maisons décrépites se dispersent sur les rives d’un fleuve qui, autrefois, était un oracle.  Quand ses rives étaient fraîches et son eau bouillonnante, il suffisait de lui parler pour qu’il vous réponde à sa façon, torrent de montagne aux notes cristallines. Il fallait interpréter, ce que d’inévitables prêtres  faisaient parfaitement. Aujourd’hui, grâce à Dieu, la force de ses eaux lui permet d’entraîner une partie des ordures qui s’y déversent, lui laissant une allure décente, mais le son du torrent est alourdi par les sanies de la ville, étouffé par les hydrocarbures. La voix du fleuve-qui-parle est devenue inaudible, alors même qu’on en aurait besoin plus que jamais.

Qu’allais-je faire à Rímac ? Y rencontrer quelqu’un dont le nom m’avait frappé : Pedro Huayna Cápac Hidalgo. Il enseignait le quechua, ce qui relevait d’une haute folie, car cette langue vénérable était méprisée par le pouvoir, et par la majorité des citoyens instruits. Je me disais de cet homme que son patronyme l’avait inspiré, et comme il m’inspirait aussi, j’avais décidé de suivre son cours.  Toujours dans la garúa, je descendis du colectivo plus tôt que prévu, car j’en avais tout à fait assez de ces gens qui désiraient ma mort.  Je les abandonnai au coin de San Fernando, et pris par la Colmena Izquierda, en direction de la place San Martín.  J’aimais traverser la vieille ville à pied.  Comme l’Escorial, c’est un gril, orienté vers le nord-est, où de longues avenues appelées jirones se croisent tous les cent mètres, à peu près. Chacune des portions est une calle,et porte un nom traditionnel, baroque et savoureux.  Les balcons de fer forgé, les porches ouvragés vous sautent aux yeux tout à coup, à chaque pas ou presque. Invisibles derrière les moucharabiehs, de jolies femmes vous contemplent. C’est en tout cas ce genre d’idées que la traversée de la vieille ville m’inspirait, et c’est pour ça que j’aimais bien la faire à pied. La place d’Armes, de toute façon, était proche, et de là il n’y avait plus qu’un pas à faire pour atteindre le pont du Rímac. On changeait alors d’univers : des fastes presque intacts des Vice-rois à la laideur d’un quartier pauvre, il n’y avait pas deux cents mètres. Lima nous habitue à ces contrastes, qui sont parfois plus criants encore, dans d’autres quartiers. De l’autre côté du fleuve, il y avait toutefois la Plaza de Acho, avec son immense arène tauromachique, héritière directe des amphithéâtres romains. Elle prend presque toute la place. Autour d’elle, il n’y a que quelques boutiques et des restaurants populaires. Dans l’un d’eux, Huayna Cápac m’attendait.

Sapa Inca Huayna Cápac fut le dernier des grands empereurs. Il mourut de la variole, maladie inconnue à sa cour, apportée par des « viracochas [2]» barbus débarqués quelques mois plus tôt à Tumbes, et qui cheminaient lentement et péniblement par des chemins de montagne, en terre inconnue. Le virus qu’ils apportaient était allé plus vite qu’eux, et savait où frapper. Après lui, il y eut la guerre fratricide entre ses deux fils, Huáscar et Atahuallpa, la mort de l’un et de l’autre, l’écrasement d’une civilisation. Mais comment un Péruvien d’aujourd’hui peut-il porter le nom d’un empereur ? Je savais que les conquérants, et notamment les plus nobles d’entre eux, ne dédaignaient pas d’épouser des princesses de sang royal inca. Mais le nom se transmet par les hommes, et je croyais les lignées agnatiques éteintes depuis longtemps.

C’était un petit homme sec. Teint sombre, nez busqué, barbe rare : un véritable indien. Avec ça, vêtu de velours noir, la chemise blanche au col fermé, sans cravate, le chapeau vissé sur la tête. Ses chaussures, cirées de frais, prenaient bêtement la poussière du sol de terre battue. Il buvait une Cusqueña et fumait une cigarette de marque Nacional : je me dis qu’il était sûrement affilié au parti apriste, nationaliste, prolétaire et syndiqué. Tout cela était peut-être vrai (je ne lui ai jamais demandé ses sympathies politiques), mais il était plus que cela. Il vivait seul sous  un toit  en terrasse, en été plutôt sur la terrasse qu’en-dessous, et il y travaillait sur une méchante table de bois blanc, à côté d’une grande volière vide où les oiseaux sauvages venaient boire et se nourrir. Il y avait traduit entièrement le Quichotte en quechua, sachant que cet intense effort ne susciterait que peu de lecteurs. « J’écris pour l’histoire », disait-il, avec une grandiloquence typiquement péruvienne. Sans doute aurait-il dû ajouter qu’il le faisait pour prendre à l’Espagne ce qu’elle avait de meilleur, et le donner aux gens qu’elle avait tant spoliés. Il aimait que Piki Chaki, le serviteur bouffon d’Ollantay, soit le frère de Sancho Panza. Il aimait surtout la langue quechua, la runasimi[3], tellement souple, musicale, et pourtant d’une construction rigoureuse et parfaite. C’était un érudit, dans un pays où les érudits sont rares, et ne vivent pas, en général, dans les quartiers pauvres. Les trois pièces sous la terrasse étaient remplies de livres, dont certains me parurent très anciens.

J’anticipe un peu : ce n’est pas ce jour-là que je vis sa bibliothèque. Ce jour-là, nous sommes restés dans le caboulot à boire des Cusqueñas, mais nous avons jeté les bases d’une alliance fondée sur la sympathie et, en ce qui me concerne, sur la curiosité.  Je ne comprenais pas ce personnage contradictoire. Je me demandais comment il était fait.

Il était tard quand nous nous sommes quittés. J’avais bu pas mal de bière, mais j’avais l’esprit en feu. Les chauffeurs de colectivos étaient rentrés chez eux, et je ne pouvais pas me payer le vrai taxi. Ce fut donc une longue marche, solitaire et dangereuse. A Lima, les gens ne s’attardent pas quand le soleil se couche. En l’occurrence, il n’y avait pas de soleil, tout se passait donc comme si la brume s’éteignait. En une demi-heure, il faisait nuit. Et chaque coin de rue pouvait être le lieu d’une attaque.

Je descendais l’Avenida Grau, quand il y eut un bruit lointain, d’abord sec puis chuintant, suivi, quelques instants plus tard, d’un cri étouffé. Il n’y avait rien à faire, il m’était d’ailleurs impossible de savoir d’où venaient ces bruits. Je continuai, en pressant le pas. Dix minutes plus tard, au carrefour d’Isabel la Católica et du jirón Huánuco,  le même bruit, beaucoup plus proche, fut suivi d’une sorte de bourdonnement d’abeille, qui me passa par dessus la tête et fracassa la bordure d’une fenêtre, à ma gauche. Je vis passer, à quelques mètres, sortant de la nuit et de l’ombre de la garúa, un char sombre et deux fantômes, sans doute une voiture décapotable, avec un homme debout, à côté du chauffeur, qui regardait dans ma direction et tenait en main quelque chose, un fusil. Dans mon souvenir, ses yeux étaient rouge sang. Mais peut-on se fier à ses souvenirs dans de telles circonstances ?

Il n’y eut pas d’autre incident, sauf que j’eus peur tout au long du chemin, et même tout au long de la nuit. Le lendemain,  les journaux parlaient en long et en large du « pistolero fantasma », qui avait fait plusieurs victimes, en tirant au hasard sur les passants.  El Comercio croyait même connaître le coupable : Poncho Negro. Bientôt, on ne parla plus que de cela. Il y eut encore quelques tirs nocturnes, quelques victimes, puis, brusquement, plus rien. Le calme habituel, troublé seulement par les habituelles bagarres d’ivrognes qui se terminaient au dispensaire de la Beneficencia. Par contre, le terrorisme urbain prenait dans l’opinion des proportions  inouïes, et cela dura jusqu’à l’arrestation de Poncho Negro, quelques mois plus tard. De fait, sa bande, ou ses amis, le défendirent courageusement contre les forces de police. De fait, il y avait des armes au Cerro San Cosme. Il en fallait bien un peu, dirent-ils au procès, pour se défendre contre les nervis des propriétaires…

Le cours se donnait en un lieu improbable : une dépendance de la Casa de Osambela, dans le vieux centre historique. Pour y accéder, don Pedro n’avait qu’à traverser le pont du Rímac, prendre à droite, et passer devant la Cathédrale, où repose la momie de Pizarro, dans un sarcophage de verre. Il entrait alors dans l’un des palais baroques les plus somptueux de l’époque virreinale[4], dont le faste intérieur ne le cède en rien aux célèbres balcons de bois sculptés.  Mais il était tellement  étranger à ce cadre, que je ne pouvais pas l’y voir. En fait, lui-même ne le remarquait pas.  Le palais du marquis d’Osambela n’était pour lui que le siège de la Fondation culturelle Garcilaso de la Vega, un descendant des Incas. À ce titre, un cours de quechua s’y trouvait à sa place.  Et le reste, basta !

Lors de ces cours, nous progressions vite. Le professeur était bon, et les élèves, semble-t-il, doués. Un jour, don Pedro nous fit faire une petite rédaction. « Racontez un événement que vous avez personnellement vécu ».  Je me mis à décrire ma rencontre nocturne avec les hommes de Poncho Negro. Yana Punchu.  Mon texte était court, simpliste. J’avais volontairement forcé le trait : on ne fait pas dans la nuance, quand on essaie d’écrire dans une langue mal connue. Telle quelle, l’histoire eut son petit succès. Les élèves avaient tous vécu cette nuit-là quelque chose d’extraordinaire. La presse en avait tant parlé ! Don Pedro ne disait rien. Mais quand le cours fut terminé, il me demanda de rester un moment avec lui.

« Je ne sais pas si vous avez inventé cette histoire, dit-il. Mais peu importe. On a dit assez de mal de Poncho Negro. Un jour, il sera tué, peut-être par un policier, peut-être par un militaire, peut-être simplement par un de ces imbéciles qui croient tout ce que les journaux racontent. Cessez d’en rajouter. Cet homme est un ami. Il ne fait pas ce genre de choses ».

Je savais que mon histoire était vraie, mais j’avais inventé un coupable. Tout comme la presse populaire, qui avait pour cela des raisons commerciales et politiques dont je me croyais éloigné.  Mais je n’avais pas été capable d’imaginer Poncho Negro comme un être de chair et de sang, vivant en ce moment même, dans le même monde, dans la même ville que moi.

Je me confondis en excuses. Il dut les croire sincères, car il ne m’en parla plus. Jusqu’à ce jour du mois de septembre, où il me dit brusquement :

« Si vous voulez, je vous le montre ».

« Qui donc ? »

« Celui qui a voulu vous tuer… Quand vous le connaîtrez, vous cesserez de le prendre pour ce qu’il n’est pas ».

Nous sommes partis pour San Cosme le  jour suivant. C’est tout près du centre, en fait. Il suffit de traverser La Victoria, où se tient un marché permanent sur le trottoir, et dans la rue, où l’on vient se fournir en vêtement de seconde main, en sandales de caoutchouc. Ça grouille de monde, et on n’avance pas, mais c’est un quartier de ville,  un quartier de marchands, de margoulins, de voleurs à la tire. Coloré, sympathique, normal. Et soudain, devant soi, on voit une pustule ronde couverte de maisonnettes, minuscules, qui s’appuient les unes sur les autres pour ne pas glisser, et font ainsi l’ascension de la colline en s’écrasant quelquefois sous leur propre poids, ou sous le poids des maisons voisines. On ne voit aucune rue. L’espace est précieux à San Cosme. On circule à pied, dans de petits sentiers qui serpentent entre les murs. Il n’y a pas de terrain plat. On monte ou on descend. On monte, puis on descend, sans avoir rien vu du sommet, parce que la vue est bouchée par le deuxième étage d’une maison de guingois, prête à s’effondrer. Comment vivent les gens qui habitent là?  Ce sont tous des architectes, ils ont construit eux-mêmes, avec l’aide des voisins. Au début, ils n’avaient que des cabanes de carton, et les pieds dans les ordures. Quand on sait cela, on se dit qu’ils se sont bien débrouillés. L’odeur n’est pas si terrible, et les maisons sont en dur, si l’on peut dire : il y a du torchis, des blocs de béton, des briques, des bricaillons, de la terre de barre. Les toits sont en tôle, quelquefois en paille. Il n’y a pas d’électricité bien sûr, puisqu’officiellement il n’existe ici qu’une décharge publique. Pourtant, la nuit, la plupart des maisons s’éclairent, et s’il y a quelques lampes à pétrole, il y a surtout des prélèvements illégaux, des fils montés sur des échalas. Comme dans la plupart des barriadas[5], on achète son eau aux marchands d’eau, sans trop se demander où ils vont se fournir.

Dans ce quartier, je ne serais peut-être jamais allé seul. Mais don Pedro y était à l’aise, et connu de tous. Je me laissais conduire. À un moment, il dut parlementer avec deux ou trois hommes, qui me jetaient des regards plus perplexes qu’hostiles. Sait-on jamais ? Ils s’entretenaient à voix basse, mais à cause du rythme des phrases, je suis sûr qu’ils se parlaient en quechua.  Nous nous enfoncions de plus en plus loin dans le dédale des ruelles, et j’étais totalement désorienté. Quelques minutes plus tard, nouveau barrage, nouvelles discussions : « Il faut que je les persuade que vous n’êtes pas dangereux », me dit don Pedro avec un grand sourire. « C’est ce que je crois. Si je me trompe, vous devinez ce qui nous attend ! ».

Poncho Negro, selon la presse le chef des mendiants de Lima, l’organisateur de l’insécurité, Poncho Negro l’envahisseur, celui qui voulait donner à tous un peu de terre où construire sa maison en prélevant l’espace sur les terres désertes ou abandonnées, Poncho Negro nous attendait dans l’obscurité d’une des plus petites cahutes de San Cosme, si petite, si reculée que l’air ne semblait pas y circuler, et que la lumière du soleil ne l’atteignait pas. Don Pedro et lui s’embrassèrent comme des frères. Dix minutes plus tard, je lui parlais comme à un oncle. Qakay Punchu.

Quand ils sont venus l’arrêter, nous étions rentrés depuis longtemps dans notre monde, celui des dorures éteintes et des boulevards empestés, celui où la tuberculose ne tue que rarement. Je n’avais pas oublié mon oncle. Mais les sentiers de San Cosme s’étaient refermés derrière moi, comme le labyrinthe infranchissable qu’ils n’auraient pas dû cesser d’être. Je n’imaginais pas qu’ils pussent être violés un jour par le soleil des projecteurs, les cris, les pleurs, la puanteur lourde de la poudre. Ce fut une petite guerre, dont je ne connaissais pas encore l’enjeu.

Mon oncle ne fut pas tué, mais certains de ses hommes y laissèrent leur vie. On le conduisit à la prison de Lurigancho, où il dut attendre plusieurs mois son procès. Il fut condamné pour des invasions de terre, illégales certes, mais pas pour meurtre. De ce côté, le dossier était vide, et l’opinion publique lui était, curieusement, devenue favorable.

Le surlendemain de l’arrestation, don Pedro me retint à nouveau, après le cours.

«  Vous savez ce qui s’est passé à San Cosme.  Cela nous concerne tous les deux. Moi, parce que je suis l’ami de Poncho Negro. Vous, parce que certains vous suspectent d’avoir donné des informations à la police. Nous ferons bien de nous éloigner quelques temps ».

Une bibliothèque de montagne

C’est ainsi que je quittai, pour la première fois, « Lima la horrible[6] ».  Comme Zoila travaillait à l’Hôpital Dos de Mayo, et gagnait péniblement notre subsistance, je l’avais abandonnée à sa chère garúa. Nous avions pleuré un coup. Le printemps arrivait, le temps changeait, mais la brume était encore là quand notre combi se mit à remonter la Carretera Central. La route suivait la vallée du Rímac en direction de Chosica, et s’élevait sans qu’on s’en aperçoive, dans un monde de coton blanc. Après Chaclacayo, il y eut quelques virages. Le chauffeur naviguait à l’estime. Je savais que la vallée était en contrebas, et je commençais à m’inquiéter d’un accident possible, quand apparurent tout à coup les coupoles brunâtres des collines pierreuses, les cimes des arbres longeant le fleuve, le bleu intense du ciel, puis quelques villages à flanc de montagne, très haut, très loin, surplombant une mer de nuages bas, presque aussi brillante que le soleil. Il y avait à peine une demi-heure que nous avions quitté les barriadas,qui encerclent la capitale de toute part.  C’était la première fois que je voyais la garúa d’en-haut. « Il suffisait de cela », me dis-je, en commençant à revivre.

Nous suivions à peu près le tracé du chemin de fer qui va de Lima jusqu’à Cuzco, et au-delà. Lors de la construction de la ligne, des milliers d’ouvriers furent atteints d’une maladie souvent mortelle, transmise par des mouches minuscules qui piquent dès le coucher du soleil. Elles sont toujours là. Le bruit de l’eau couvre celui de leurs essaims dansants, entre les feuilles tremblantes des saules, dans la lumière dorée du couchant. Là où elles ne sont pas, il n’y a que des pierres et de la poussière. Là où elles sont, la mort attend le promeneur.

Je ne savais pas où don Pedro avait l’intention de m’emmener, ni comment nous allions vivre, ni combien de temps allait durer l’absence. Je le regardais, bien calé au fond de son siège, toujours coiffé de son chapeau noir, les yeux fixés sur le sommet des grands Apu[7], les monts enneigés, qui, de temps en temps, apparaissaient dans les brèches entre les collines. Il avait passé sur ses épaules un poncho court, et mis des lunettes noires. Les autres voyageurs étaient des ouvriers des chemins de fer de La Oroya, des mineurs, des paysans. Tous avec leurs bagages, dont une grande partie était arrimée sur le toit, dans un assemblage hétéroclite d’où dépassaient des têtes et des pattes de poulets vivants, dont le regard écorchait. Je remarquai le respect que don Pedro inspirait à tous ces gens. Il n’avait pas eu besoin de leur parler pour l’obtenir, mais, quand il le faisait, c’était avec une politesse majestueuse, qui n’avait plus rien à voir avec la gouaille populaire des cafés de la Plaza de Acho, ni même avec le ton professoral.

En moins de deux cents kilomètres, on monte à plus de 3700 mètres. C’est toute la terre qui s’élève d’un effort lent, tenace et redoutable. Les hautes montagnes sont là,  mais elles restent inaccessibles, comme la lune. Au début, je me sentais moins essoufflé que notre pauvre combi. J’en étais fier, mais à La Oroya, dans les vapeurs de soufre et d’arsenic de la ville la plus polluée du monde,  on dut me donner à mâcher des feuilles de coca…

Don Pedro ne pouvait pas quitter la ville sans avoir pris quelques contacts. Une dizaine de personnes lui firent fête, dans une cantine de la calle Junín. Pour la plupart, c’étaient des ouvriers des usines  métallurgiques, mais il y avait aussi des paysans de la vallée du Mantaro. Là, je vis clairement cet homme passer d’une personnalité à l’autre. Aux ouvriers, il parlait un espagnol truffé d’expressions argotiques, celles des rues des grandes et des petites villes de la côte. Aux campesinos, il ne parlait qu’en quechua, sans jamais y mettre un mot de castillan. Bien que je sois incapable d’en juger, tout me faisait croire qu’il s’agissait d’une langue très pure. Ceux qui ne parlaient qu’un seul idiome ne percevaient pas la différence de ton. Les autres ne l’en admiraient que davantage. Aujourd’hui que je connais mieux don Pedro, je peux affirmer qu’il ne jouait pas. Il était, avec la même sincérité, deux personnages différents. À chacune des deux langues, il avait associé une manière d’être, cette manière d’être avec une culture, et il se sentait à l’aise dans l’une et dans l’autre, sans jamais les mélanger. Surtout, il avait associé la langue avec une façon d’agir. Quand il parlait castillan, il était, comme je l’avais supposé dès la première rencontre, un leader ouvrier, un activiste social. Quand il parlait quechua, il était l’héritier d’une tradition séculaire, un curaca[8].

Nous sommes partis avec les paysans du Mantaro : le curaca prit le pas sur le syndicaliste.  Après quelques défilés creusés dans la montagne, la vallée s’élargit, permettant la culture du maïs, de papas[9]  blanches, jaunes, violettes, et de nombreux légumes qui allaient bientôt nourrir la capitale. J’avais dû monter au sommet de la cargaison d’un vieux camion, et m’y accrocher de mon mieux, en y cherchant un creux rassurant entre deux entassements. Don Pedro, lui, voyageait à la place d’honneur, à côté du conducteur.  Le soleil brillait. Des amoncellements de nuages sombres, en amont, annonçaient une pluie à venir.  De part et d’autres de la vallée, les montagnes s’élevaient, de plus en plus haut, jusqu’aux sommets inaccessibles. Le vent des neiges me transperçait.

L’orage nous atteignit en fin de journée.  La pluie était si violente que le chargement se mit à ressembler au lit d’un torrent. L’eau se déversait par malheur dans le creux où j’avais cru bon de me réfugier. Heureusement, ce qui n’était pas bon pour moi ne l’était pas non plus pour la marchandise. Le camion  s’arrêta. Je vis que nous étions arrivés dans un village d’une quinzaine de maisons, où nous fûmes logés, et où l’on fit du feu pour que je puisse me sécher.

La terre du Mantaro est riche. De tous temps, elle attira les convoitises. Les paysans ont dû se battre pour en rester maîtres. Ils y ont réussi : la plupart des terres appartiennent aux communautés indiennes, organisées en ayllu, système de propriété collective qui existait déjà, longtemps avant les Incas. C’est le pays des Huancas, héritiers des Chancas qui furent des guerriers terribles, eux-mêmes successeurs de l’empire Huari. Ce sont surtout des paysans, tenaces et habiles.

Dans la maison voisine, un homme était malade. Je vis une femme demander aux enfants d’aller chercher des herbes dans la montagne. Peu après, ils revinrent avec des fleurs sauvages.  Je m’étais attendu à voir des feuilles, des racines… Les enfants d’ici connaissent bien les plantes et leurs propriétés : ils ne s’étaient pas trompés. La femme mit les fleurs sur le corps du malade, et tout autour. Elle le lava, le parfuma avec cette eau de Cologne médiocre qu’on trouve ici sur les marchés. J’avais l’impression d’une cérémonie funèbre, et cela me choquait beaucoup qu’on traitât un homme vivant comme s’il était mort. Mais il ne s’agissait pas de cela. La femme se mit à lui crachoter sur le visage de gros postillons verts qui étaient des feuilles de coca mâchouillées, tout en prononçant des paroles où je pouvais reconnaître, de temps en temps, le nom de saints catholiques. Puis elle alluma un long cigare, et souffla la fumée tout autour du corps. Elle répandit sur le sol de la chicha[10] et de l’alcool de grain. L’homme était immobile, mais conscient, les yeux ouverts, et ne semblait perdre aucun détail de la cérémonie.

De son coin, don Pedro me regardait d’un air narquois. Je m’en voulais de ne pas oser lui demander d’explications, et lui, il m’observait,  sans vouloir m’en donner. Je me dis que j’avais quand même eu beaucoup de chance d’être tombé, dès mon arrivée, sur un tel rituel. Le lendemain, un jeune homme se fit un plaisir de m’expliquer que l’homme avait éprouvé une grande peur, seul dans la montagne. Du coup, son âme l’avait quitté, pour flotter seule dans l’espace. Si on ne réussissait pas à la convaincre de réintégrer le corps,  il mourrait, dit-il, en quelques jours  ou en quelques mois.

« D’où les fleurs ? » dis-je.

« Oui, l’âme est comme une fille, il faut la séduire, sinon elle s’en va. Si le corps sent bon,  elle aura envie de revenir. S’il sent la maladie, c’est fichu ».

Il souriait, de cet air timide et salace qu’ont les jeunes gens pour parler des choses de l’amour. Je me demandais si je pourrais avoir un jour avec mon âme, et pour autant que j’en aie une, la même relation d’érotique séduction. 

Le lendemain, le temps s’était remis au beau, et le malade allait mieux. Le camion reprit la route, cette fois par des chemins de traverse. Les champs de maïs et de pommes de terre s’éloignaient, formant un camaïeu vert pâle tout au long du Mantaro, tandis que nous montions vers d’incertaines solitudes de roches nues d’où, parfois, descendait un troupeau de lamas, avec son berger. Le soroche me prit brusquement, sans prévenir. J’étais toujours au sommet de la cargaison, bien enfoncé entre deux baules[11]. Heureusement, car je le jure, si j’avais pu, j’aurais sauté du camion pour mourir plus vite. Mais cela m’aurait demandé une énergie que je n’avais pas. Le corps se défait, part en lambeaux,  l’esprit se débilite et se traîne. Il est difficile de se sentir plus misérable. Je compris, plus tard, que nous étions à ce moment-là au sommet d’un col : dès que la descente s’amorça, le malaise disparut, sans laisser la moindre trace.

Au bout d’une longue journée d’un voyage éprouvant, nous sommes arrivés dans un village, dont je préfère taire le nom. Don Pedro était chez lui. Sur un éperon rocheux, qui pouvait donner trois cents mètres de terrain plat, se tassaient les maisons : blocs de pierre et toits de paille. D’un côté, une falaise abrupte montait jusqu’à la hauteur du col où j’avais cru terminer ma vie. De l’autre, un précipice descendait jusqu’à une rivière, dont on apercevait au loin le scintillement. Une ligne électrique escaladait, Dieu sait comment, ces pentes vertigineuses, en bondissant d’une terrasse à l’autre, d’un poteau à l’autre, pour apporter de quoi faire briller quelques ampoules et témoigner, par là, de l’existence d’un État moderne.

« Il y a beaucoup de peur par ici, dit enfin Don Pedro. Beaucoup de raisons d’avoir peur. La nature est dure, et les hommes le sont encore plus. Et les dieux qui nous entourent ne sont pas tendres non plus ».

« Pourquoi les dieux ? » dis-je. Je comprenais ce qu’il disait de la nature et des hommes. La lutte entre les latifundistas et les comuneros[12] avait duré des siècles et n’était pas finie encore, que déjà apparaissait une nouvelle violence, avec la guérilla. Récemment, la presse avait annoncé le massacre d’un village par l’armée régulière. Mais les dieux ?

« Les dieux viennent de la terre et du ciel et, surtout, de là où la terre touche au ciel. Ce sont des forces ».

A Lima, don Pedro faisait partie de la Hermandad du Señor de los Milagros. Si nous n’avions pas dû partir, il se serait bientôt retrouvé dans les rues bondées, tout habillé de mauve, portant le dais de l’image miraculeuse.  Ce Dieu-là n’est pas dangereux. Il est, au contraire, toute tendresse. Un esclave noir l’avait peint pour oublier sa condition, pour être protégé, et depuis lors il n’avait pas cessé de protéger la ville…

« N’est-il pas une force, lui aussi ?, dit don Pedro en réponse à ma question. As-tu déjà vu le dragon de la foule avancer dans les rues étroites, se répandre, s’étrangler ? Sais-tu qu’il y a chaque année des gens qui meurent écrasés, étouffés ou piétinés ? »

Je le savais. Toutefois, je ne pouvais pas abandonner si vite ma croyance en un Dieu bon. En quoi était-Il responsable de ces morts ? La chose méritait réflexion.

Dans ce village, dont je tais le nom, il y avait une bonne vingtaine d’habitants. Quelques maisons avaient été abandonnées récemment, quand leurs occupants cessèrent de s’accrocher à leurs rochers, et partirent pour la côte. Don Pedro, lui aussi, était parti, un jour. Il restait actuellement trois familles, réparties en sept, huit chozas[13]. Trois lignées, du reste apparentées entre elles, et dont les noms ne pouvaient que surprendre. L’une, bien sûr, portait le nom de don Pedro : Huayna Cápac. La deuxième famille s’appelait Yáhuar Huaca, et c’est aussi le nom d’un Inca. La troisième s’appelait Quispe. Il n’y a pas eu de souverain de ce nom, même si une certaine princesse, mariée à Pizarro, portait le nom de Quispe  Sisa. C’est, d’ailleurs, un des noms quechuas les plus répandus de nos jours. Plus tard, j’eus l’explication de tout cela:

« Au XVIIIème siècle, après la défaite et la mort de Condorcanqui, Túpac Amaru II,  nos familles se sont réfugiées dans ce village, parce qu’il semblait sûr. Déjà, aux temps de la conquête, les descendants des Incas ont dû se disperser, pour ne pas être massacrés. Certains se sont cachés à Vilcabamba, d’où ils ont été finalement chassés. Ils se sont regroupés dans différents villages autour de Cuzco, notamment à Sicuani, où mes ancêtres ont vécu pendant deux cents ans.  Condorcanqui était un cousin. Quand il a levé la bannière, nos ancêtres l’ont rejoint. Plusieurs sont morts avec lui ».

Ce discours trop sobre ne raconte pas ce qui s’est réellement passé. Il ne dit pas qu’on a tranché la langue et le nez de ces gens, avant de les écarteler. Il ne dit pas que le père devait voir supplicier ses enfants, sa femme, avant de connaître le même sort qu’eux. Et pourtant, il y eut des survivants, et leurs descendants vivent encore parmi nous.

Je pus connaître le père et la mère de Don Pedro, et sa famille. Comme on pense, ils étaient tous cousins dans le village. Pourtant, les mariages ne se faisaient pas toujours entre voisins. Ils obéissaient à une logique simple, qu’on peut appeler dynastique : lorsque les liens entre deux branches de la famille des anciens Sapa Incas tendaient à se distendre trop, un mariage venait les resserrer. Ce qui voulait dire qu’à chaque moment, dans ce lieu de relégation du bout du monde, on se souciait de ce que devenaient de lointains cousins vivant à plusieurs dizaines, centaines ou milliers de kilomètres, et qu’on savait les naissances et les décès de lignées divergeant parfois depuis des siècles.

Je fis amitié avec la vieille maman. Elle s’appelait Ana Hidalgo, mais n’avait rien d’espagnol, ou alors c’était d’il y a longtemps. Un visage de vieille pomme, des yeux pétillants de finesse, un sourire qui pouvait être aussi bien celui d’une jeune fille que celui d’une diablesse. Le matin, elle préparait un cañihuazo avec l’eau de la source ou, exceptionnellement, avec du lait de chèvre ou de lama. C’était une bouillie, dont j’appris à aimer le goût de son.  Le soir, elle préparait des légumes avec du chuño, la pomme de terre gelée, séchée, déshydratée, devenue éternelle dans l’eau pure des torrents et l’air sec des glaciers. On mâchonnait de la viande séchée, parfois on sacrifiait un des nombreux cochons d’Inde qui partageaient l’espace domestique.  On parlait peu. Mais elle regardait tout le monde, et rien ne pouvait lui échapper, même les états d’âme d’un gringo. Je ne l’ai jamais entendu parler qu’en quechua, mais je suis sûr qu’elle comprenait tout ce que je pouvais lui dire en castillan, et je crois qu’elle aurait compris tout aussi bien si j’avais parlé allemand. C’est elle qui me montra les qipu, d’où je compris comment se conservait le souvenir des événements familiaux : des liasses de cordelettes à nœuds, dont chacun représentait une personne dans sa lignée, la couleur des fils ajoutant une information codée qui  jusqu’ici m’est restée inconnue.

On parlait peu. À part la vieille maman, on montrait peu les sentiments. Je me suis longtemps demandé s’il y avait là un signe d’hostilité vis-à-vis de l’étranger que j’étais. Même don Pedro avait changé. Peut-être pour se conformer à l’ambiance et à la tradition locale, mais aussi, peut-être, parce qu’il était responsable de ma présence au sein de sa famille. Comment pouvais-je en être sûr ?

J’avais beau savoir que ces  gens avaient un passé, je les considérais comme des paysans : ils vivaient de la terre et du travail de leurs mains. De leurs ancêtres, ils savaient ce que la mémoire peut contenir, ce que les récits peuvent transmettre à la veillée, quand il fait trop sombre pour encore travailler, quand la fatigue n’est pas trop écrasante. Pas grand-chose, me semblait-il, et toujours les mêmes histoires depuis des siècles. En quoi je me trompais. D’abord, parce que la mémoire peut contenir beaucoup quand elle est exercée. Mais aussi pour une autre raison : ils lisaient.

Il me fallut longtemps pour remarquer qu’une des « maisons abandonnées » ne l’était pas vraiment. Certes, personne n’y vivait, mais elle était entretenue avec plus de soin que les maisons occupées. Il y avait toujours quelqu’un pour désherber le chemin qui y menait, ou rajouter une botte d’ichu[14] sur le toit. Chose plus surprenante, la porte était neuve, faite de planches épaisses et de madriers solides, et fermée d’un gros cadenas de cuivre, acheté à la ville. Il y avait là un trésor. Aussitôt, à ma honte, je pensai à l’or. L’or que les Espagnols n’avaient pas eu, une partie du moins, ne pouvait-il pas être là, aux mains de ces descendants d’Incas, au lieu d’avoir été déversé dans une quelconque lagune, et perdu ? Non, je ne pensais pas au vol. Je rêvais seulement.

Don Pedro s’en rendit compte. Il vit sans doute les regards coulissants que je jetais en direction de cette maison, sans pouvoir m’en empêcher. Il me détrompa sans le savoir, et j’en fus soulagé.

« C’est la bibliothèque du Padre Valdes, le curé de Sicuani. Ma famille en a hérité ».

Sur le moment ce fut tout mais, bien sûr, je ne pouvais en rester là. J’ai donc su que Valdes, Antonio Valdes, était lié à José Gabriel Condorcanqui, et qu’il avait sauvé ses manuscrits en les cachant dans la sacristie de Sicuani, avec les Bibles et les Ordinaires chrétiens. J’ai su qu’à Vilcabamba, durant toute la période d’indépendance, il existait un véritable scriptorium, comme dans une abbaye bénédictine. Certes, l’empire inca ne connaissait pas l’écriture. Mais les souverains de Vilcabamba avaient appris à parler et à lire le castillan. Ils avaient aussi compris qu’il fallait sauvegarder leur tradition littéraire orale en la couchant sur le papier. On se récitait les anciennes chroniques, les poèmes, les drames épiques, et on les écrivait en adaptant un peu. De ce labeur considérable, le seul exemplaire connu est le texte d’Apu Ollantay, celui qui se trouve au couvent de Santo Domingo, à Cuzco. Il provient de Sicuani. Mais la plus grande partie des textes qui ont échappé à la destruction se trouvait ici, dans une choza, soigneusement protégée, de ce village dont je tais le nom.

Condorcanqui lui-même, qui avait reçu une éducation soignée, parlait latin. Il était aussi marquis d’Oropesa, avant sa « trahison ». Les vice-rois en avaient eu tellement peur, qu’à sa mort, en 1781, on supprima tous les privilèges accordés jusque-là aux descendants de l’aristocratie indigène. Il faut dire, que l’Inca Túpac Amaru II[15] avait été jusqu’à décréter la suppression de l’esclavage, non seulement pour les Indiens, mais aussi pour les Noirs !

Quand la méfiance disparut, je pus entrer dans la bibliothèque. Il y avait là, soigneusement rangés, plusieurs dizaines, peut-être deux cents volumes. Je vis d’abord le soin qu’on avait pris, qu’on prenait toujours pour les protéger d’une altération, pourtant inévitable. Mais l’altitude et la sécheresse de l’air tuaient la moisissure, et limitaient fortement la présence des rats. C’étaient de gros volumes, reliés de cuir (peau de vache ou de lama, certains même – les plus précieux, me dit-on, ceux qui avaient été touchés par l’Inca –  étaient en cuir de vigogne ou d’alpaca). Ils étaient manuscrits, sauf un petit nombre, écrits en espagnol, qui avaient été publiés avant la grande rébellion. Parmi ceux-ci, se trouvaient des ouvrages de Garcilaso, de Guaman Poma Ayala : des originaux, disparus des rayons des grandes bibliothèques d’Europe et d’Amérique.  On me cita aussi des tas d’œuvres classiques de la littérature orale quechua, aussi importantes qu’Ollantay. Mais comment aurais-je pu, sans les connaître, sans en avoir jamais entendu prononcer le nom, retenir tous ces titres ? Il me reste le souvenir ébloui d’un trésor, infiniment plus précieux que l’or, infiniment plus fragile aussi.

Après trois mois, don Pedro estima que le danger était passé, pour lui comme pour moi. Poncho Negro avait été jugé. Il était sorti de prison sous les acclamations. Il était temps de partir. On fit une fête, pour la  despedida[16]. Des musiciens vinrent de villages voisins, à plusieurs heures de marche, avec leurs grandes flûtes de Pan, leurs quenas, leurs tambourins. Pour la première fois on but, de la chicha préparée sur place les jours précédents et mâchée par les femmes, dont la vieille maman, et aussi le « vinito de los caballeros », fait d’alcool, de sang, et d’autres ingrédients que j’ignore. Les rythmes étaient ceux des Huancas, habitants des environs, mais, parfois, pour faire honneur à la famille qui les recevait, les musiciens jouaient des airs du Cuzco. A ce moment, les gens s’arrêtaient un instant de danser. Le silence laissait entendre alors un vent de tristesse, soufflant du sud au nord de l’Ande, et qui apportait des parfums disparus. Puis, les droits de la musique emportaient dans la danse les jeunes et les vieux, et nous tournions, tournions,  jusqu’à ce que le cœur nous fasse défaut et que nous nous effondrions sur le sol, le soleil, la lune et les étoiles en tourbillon devant les yeux.

Partir en été

Le retour se fit de la même façon qu’à l’aller, à ceci près que j’avais à présent le droit de m’asseoir entre don Pedro et le conducteur. Ce que je laissais derrière moi, le trésor de ces livres, le trésor de cette vie partagée, c’est un lien qui sans se rompre, s’étirait sur le sol. La compagnie de don Pedro me laissait pourtant croire que le trésor, d’une certaine façon, m’accompagnait. Hélas, don Pedro devait bientôt changer de peau, comme un lézard, et redevenir le citadin des quartiers pauvres, le professeur besogneux que j’avais d’abord rencontré. Cet homme-là, je l’aimais aussi. Mais de temps en temps, je le regardais avec incrédulité, cherchant à retrouver à travers lui l’image de sa mère, la lumière incisive des hauteurs, et les traits inaltérés de José Gabriel Condorcanqui.

La ville ne ressemblait plus à celle que j’avais quittée. À présent, on voyait tout le cours des grandes avenues qui mènent à la mer, jusqu’aux falaises de Miraflores, jusqu’au reflet de l’Océan. De l’autre côté, on était oppressé par les cerros pelados, ces collines caillouteuses qui sont les avant-postes du désert. Il faisait chaud, terriblement : marcher sur un trottoir, exposé au soleil de midi  et à la réverbération des façades, donnait l’impression de cuire, de craquer et de résonner comme une céramique dans un four.  Heureusement, cette éventualité était rare, puisqu’en ces heures chaudes, on faisait la sieste. Cette habitude m’avait toujours parue absurde durant les mois d’hiver. À présent, c’était une bénédiction.  Vers les quatre heures, la ville se réveillait, les marchands sortaient leurs cargaisons de mangues, de citrons verts, pressaient leurs jus de fruits, vendaient des sorbets de granadillas, de chirimoyas, de lúcumas.

J’avais retrouvé Zoila. Je sais bien, je n’ai pas été très juste avec elle dans ce récit, et, qui sait, dans la réalité non plus. Mais je l’aime beaucoup, Zoila. Peut-être est-ce pour cela que j’en parle peu. Elle avait travaillé, et mis de l’argent de côté. Grâce à elle, nous pouvions même prendre un billet d’avion, quitter cette ville, infernale et merveilleuse, pour un pays normal où il pleut, pour un pays où il fait assez froid l’hiver pour qu’on pense à y chauffer les maisons…

Dans l’avion, l’air et les paroles d’une des chansons à danser de l’autre jour me sont revenus en mémoire :

Color Color punchituchay

Amamá kutinkichu

Qosqo p’asñakunata

Sumaramunay kama

Color color unkhuñachay

Amamá kutinkichu

Qosqo maqt’achakuna

Suwaramunay kama

P’istuysi kapuwan

Yanachitamanta

Pukaraq yuraqraq

Qhawapakunaypaq

Pituysi kapuwan

Yanatullumanta

Pukaraq yuraqraq

Qhawapakunaypaq

Ce n’est pas facile à traduire. Si l’on veut tout y mettre, la forme devient bien lourde. En voici le sens, à peu près :

Mon petit poncho rouge    

Jamais tu ne reviendras

Jusqu’à ce qu’à Cuzco les filles

Se soient faites belles

Ma petite chemisette colorée

Jamais tu ne reviendras

Jusqu’à ce que les aient prises

Les garçons de Cuzco

Bien cachées sous le voile

Se cherchent un amant

Tantôt rouge, tantôt blanc

Les autres les regardent

En couple sous le voile

Ils font l’amour ( ?)

Tantôt rouge, tantôt blanc

Et les autres regardent

L’air est très gai, et la chanson cynique, comme le narrateur de cette histoire. La traduction n’est pas garantie. Mais elle le dit, et je le savais en partant : Jamais tu ne reviendras !


[1] Brochettes de cœur de bœuf.

[2] Les Indiens avaient donné aux envahisseurs le nom d’un de leurs dieux !

[3] Simi : langue ; runa : homme.

[4] Castillanisme voulu : concerne les vice-rois.

[5] Bidonvilles.

[6] Expression courante d’origine littéraire.

[7] Apu veut dire dieu, et aussi sommet.

[8] Chef indien.

[9] Pommes de terre.

[10] Bière de maïs.

[11] Malles.

[12]Les grands propriétaires et les cultivateurs indiens des terres collectives.

[13] Maisons indiennes en terre sèche.

[14] Herbe dont on fait un chaume pour couvrir les toits.

[15] Condorcanqui.

[16] Fête d’adieu.