(Bien
qu’inspirée de faits réels, ceci est une fiction)
La ville sans horizon
Mon amie me disait, l’autre jour,
que la garúa était la chose la plus
désespérante du monde. Sur ce point précis, je ne peux pas être d’accord avec
elle. Il y a tant de circonstances où le désespoir vous tombe sur le dos,
s’accroche, vous enfonce ses griffes sous la peau ! Dans la violence, dans
la solitude, dans la maladie, dans la trahison. Alors, la garúa… C’est une bien
petite chose, la garúa. Le problème, c’est que ce n’est pas une chose. Ce
serait là, devant vos yeux, vous les fermeriez, pour regarder à l’intérieur de
votre esprit toutes les beautés qui s’y trouvent… Ou bien, si c’était un gros
coup de cafard, vous pourriez, au contraire, les ouvrir tout grands sur un
monde ensoleillé… Mais la garúa, elle est à l’extérieur comme à l’intérieur,
voyez-vous. Elle fait que le monde est noyé.
Il n’y a plus de couleur, nulle part. Et cela dure, selon l’année,
quatre mois, parfois six… Si vous ne
savez pas ce que c’est, comment vous le dire ? Un brouillard ? Une
pluie ? Mais un brouillard finit par se lever, une pluie tombe, et tôt ou
tard elle s’arrête. La garúa ne s’arrête pas, elle ne tombe pas, elle ne se
lève pas. On la respire comme l’air, comme de l’air froid qui mouille, comme de
l’air visible. Non, je me trompe, on ne la voit pas, la garúa, c’est elle, au
contraire, qui vous empêche de voir au-delà de six mètres, comme un mur de
coton blanc qui se déplacerait, toujours, à la même vitesse que vous.
L’air humide de l’Océan, rafraîchi par les courants
polaires, se tasse en effet sur la côte, et renonce à escalader les sommets
tout proches. Durant l’hiver austral, il stagne indéfiniment, sans jamais se
condenser en gouttes de pluie. À Lima, on peut vivre plusieurs mois sans savoir
qu’on est entouré de collines pierreuses, désertiques. On vit sans horizon,
sans paysages, de sorte que dans cette ville immense, il est particulièrement
difficile de s’orienter. Tout au moins, tant qu’on ne s’est pas constitué sa
liste de repères personnels : tel cireur de bottes, tel marchand d’anticuchos[1],
tel étal de livres à même le trottoir, vous indiquent qu’il est temps de
tourner à gauche, ou à droite. Un trou profond, dans le trottoir, vous rappelle
que c’est là que vous vous êtes pris de bec avec un policier, qu’il s’en
est fallu de peu, d’ailleurs, qu’il ne
vous emmène au commissariat… Une réponse un peu vive, rien de plus : « ¿Y qué le parece a Vd ? ».
Ça y était, vous étiez bon pour une nuit d’enfer et pour un bon tabassage… Mais
vous aviez eu de la chance, ce jour-là. Vous aviez pu continuer votre route, et
prendre un peu plus loin, sur votre droite, l’Avenida Grau qui conduit à la Faculté de Médecine.
Marcher dans cette ouate est déprimant. Vous vous engouffrez
dans un taxi collectif, en espérant retrouver figure humaine en voyant celle de
vos semblables. Mais par malchance, il y en a déjà là sept, de vos semblables,
tous occupés à regarder le tarmac sous leurs pieds, à s’accrocher comme ils
peuvent, qui à la carrosserie, qui à un
ressort du siège, qui à un débris de mousse de vinyle, parce qu’il n’y a pas de
plancher à cette voiture, ¡carajo !
La route défile à une vitesse inimaginable. Vous êtes tellement serrés l’un
contre l’autre, que vous ne pouvez pas vous empêcher de penser quel soulagement
ce serait, si quelqu’un glissait sous les roues… Un rapide coup d’œil aux
autres passagers vous convainc qu’ils y pensent tous, et que la victime
désignée, c’est le dernier arrivé… le gringo, bien sûr. Un autre jour, vous
vous déciderez à prendre plutôt le tram. Une ligne à voie étroite, qui fait
descendre du cœur de la ville à Chorillos, et même jusqu’au Callao, de longues
voitures grises toujours bondées. Elle a l’avantage du prix, et peut-être de la
rapidité. Mais ce tram est mythique. La plus grande concentration de mauvais
garçons au mètre carré de toute la ville, et peut-être même du monde… Les
Liméniens aiment se vanter un peu, mais ils ne le font pas pour rien. Les
voleurs sont légion, et les « navajeros »,
qui vous poignardent pour l’amour du sport, ne sont pas qu’une légende.
Il y a d’autres légendes à Lima, leur caractéristique est
qu’elles sont toutes vraies. À peine un peu arrangées, bien sûr. Il y avait,
par exemple, à l’est de la ville, une barriada
nommée Cerro San Cosme. Au début, ce
n’était qu’une décharge urbaine. Personne, à l’époque, ne triait les ordures.
On ne les enfouissait pas, on les laissait s’entasser, et, très vite, cela
devenait une colline prête à accueillir les sans logis, puis un quartier. À
l’époque, ce quartier avait mauvaise réputation. Il était dominé, disait-on,
par un mendiant, chef de bande incontesté, qu’on appelait Poncho Negro. Le contraste entre la misère affichée et la puissance
réelle parle fort à l’imagination. Victor Hugo s’est servi de ce thème, et R.
L. Stevenson dans L’Île au Trésor. Poncho Negro mendiait, espionnait, envoyait
ses hommes partout dans la ville voler, piller et rançonner. Lorsque la police finit par s’en rendre
maître, ce fut à grands frais.
Laissons là Poncho Negro, que nous retrouverons. Ce jour-là,
en plein dans la garúa, je devais traverser la ville du sud au nord, de
Surquillo, où j’habitais, au quartier de Rímac, dont les maisons décrépites se
dispersent sur les rives d’un fleuve qui, autrefois, était un oracle. Quand ses rives étaient fraîches et son eau
bouillonnante, il suffisait de lui parler pour qu’il vous réponde à sa façon,
torrent de montagne aux notes cristallines. Il fallait interpréter, ce que
d’inévitables prêtres faisaient
parfaitement. Aujourd’hui, grâce à Dieu, la force de ses eaux lui permet
d’entraîner une partie des ordures qui s’y déversent, lui laissant une allure
décente, mais le son du torrent est alourdi par les sanies de la ville, étouffé
par les hydrocarbures. La voix du fleuve-qui-parle est devenue inaudible, alors
même qu’on en aurait besoin plus que jamais.
Qu’allais-je faire à Rímac ? Y rencontrer quelqu’un
dont le nom m’avait frappé : Pedro Huayna Cápac Hidalgo. Il enseignait le
quechua, ce qui relevait d’une haute folie, car cette langue vénérable était
méprisée par le pouvoir, et par la majorité des citoyens instruits. Je me disais
de cet homme que son patronyme l’avait inspiré, et comme il m’inspirait aussi,
j’avais décidé de suivre son cours.
Toujours dans la garúa, je descendis du colectivo plus tôt que prévu, car j’en avais tout à fait assez de
ces gens qui désiraient ma mort. Je les
abandonnai au coin de San Fernando, et pris par la Colmena Izquierda, en
direction de la place San Martín.
J’aimais traverser la vieille ville à pied. Comme l’Escorial, c’est un gril, orienté vers
le nord-est, où de longues avenues appelées jirones
se croisent tous les cent mètres, à peu près. Chacune des portions est une calle,et porte un nom traditionnel, baroque et savoureux. Les balcons de fer forgé, les porches
ouvragés vous sautent aux yeux tout à coup, à chaque pas ou presque. Invisibles
derrière les moucharabiehs, de jolies femmes vous contemplent. C’est en tout
cas ce genre d’idées que la traversée de la vieille ville m’inspirait, et c’est
pour ça que j’aimais bien la faire à pied. La place d’Armes, de toute façon,
était proche, et de là il n’y avait plus qu’un pas à faire pour atteindre le
pont du Rímac. On changeait alors d’univers : des fastes presque intacts
des Vice-rois à la laideur d’un quartier pauvre, il n’y avait pas deux cents
mètres. Lima nous habitue à ces contrastes, qui sont parfois plus criants
encore, dans d’autres quartiers. De l’autre côté du fleuve, il y avait
toutefois la Plaza de Acho, avec son immense arène tauromachique, héritière
directe des amphithéâtres romains. Elle prend presque toute la place. Autour
d’elle, il n’y a que quelques boutiques et des restaurants populaires. Dans
l’un d’eux, Huayna Cápac m’attendait.
Sapa Inca Huayna Cápac fut le dernier des grands empereurs.
Il mourut de la variole, maladie inconnue à sa cour, apportée par des
« viracochas [2]»
barbus débarqués quelques mois plus tôt à Tumbes, et qui cheminaient lentement
et péniblement par des chemins de montagne, en terre inconnue. Le virus qu’ils
apportaient était allé plus vite qu’eux, et savait où frapper. Après lui, il y
eut la guerre fratricide entre ses deux fils, Huáscar et Atahuallpa, la mort de
l’un et de l’autre, l’écrasement d’une civilisation. Mais comment un Péruvien
d’aujourd’hui peut-il porter le nom d’un empereur ? Je savais que les
conquérants, et notamment les plus nobles d’entre eux, ne dédaignaient pas
d’épouser des princesses de sang royal inca. Mais le nom se transmet par les
hommes, et je croyais les lignées agnatiques éteintes depuis longtemps.
C’était un petit homme sec. Teint sombre, nez busqué, barbe
rare : un véritable indien. Avec ça, vêtu de velours noir, la chemise
blanche au col fermé, sans cravate, le chapeau vissé sur la tête. Ses
chaussures, cirées de frais, prenaient bêtement la poussière du sol de terre
battue. Il buvait une Cusqueña et fumait une cigarette de marque
Nacional : je me dis qu’il était sûrement affilié au parti apriste,
nationaliste, prolétaire et syndiqué. Tout cela était peut-être vrai (je ne lui
ai jamais demandé ses sympathies politiques), mais il était plus que cela. Il
vivait seul sous un toit en terrasse, en été plutôt sur la terrasse
qu’en-dessous, et il y travaillait sur une méchante table de bois blanc, à côté
d’une grande volière vide où les oiseaux sauvages venaient boire et se nourrir.
Il y avait traduit entièrement le Quichotte en quechua, sachant que cet intense
effort ne susciterait que peu de lecteurs. « J’écris pour
l’histoire », disait-il, avec une grandiloquence typiquement péruvienne.
Sans doute aurait-il dû ajouter qu’il le faisait pour prendre à l’Espagne ce
qu’elle avait de meilleur, et le donner aux gens qu’elle avait tant spoliés. Il
aimait que Piki Chaki, le serviteur bouffon d’Ollantay, soit le frère de Sancho
Panza. Il aimait surtout la langue quechua, la runasimi[3],
tellement souple, musicale, et pourtant d’une construction rigoureuse et
parfaite. C’était un érudit, dans un pays où les érudits sont rares, et ne
vivent pas, en général, dans les quartiers pauvres. Les trois pièces sous la
terrasse étaient remplies de livres, dont certains me parurent très anciens.
J’anticipe un peu : ce n’est pas ce jour-là que je vis
sa bibliothèque. Ce jour-là, nous sommes restés dans le caboulot à boire des
Cusqueñas, mais nous avons jeté les bases d’une alliance fondée sur la
sympathie et, en ce qui me concerne, sur la curiosité. Je ne comprenais pas ce personnage
contradictoire. Je me demandais comment il était fait.
Il était tard quand nous nous sommes quittés. J’avais bu pas
mal de bière, mais j’avais l’esprit en feu. Les chauffeurs de colectivos étaient rentrés chez eux, et
je ne pouvais pas me payer le vrai taxi. Ce fut donc une longue marche,
solitaire et dangereuse. A Lima, les gens ne s’attardent pas quand le soleil se
couche. En l’occurrence, il n’y avait pas de soleil, tout se passait donc comme
si la brume s’éteignait. En une demi-heure, il faisait nuit. Et chaque coin de
rue pouvait être le lieu d’une attaque.
Je descendais l’Avenida Grau, quand il y eut un bruit
lointain, d’abord sec puis chuintant, suivi, quelques instants plus tard, d’un
cri étouffé. Il n’y avait rien à faire, il m’était d’ailleurs impossible de
savoir d’où venaient ces bruits. Je continuai, en pressant le pas. Dix minutes
plus tard, au carrefour d’Isabel la Católica et du jirón Huánuco, le même bruit, beaucoup plus proche, fut
suivi d’une sorte de bourdonnement d’abeille, qui me passa par dessus la tête
et fracassa la bordure d’une fenêtre, à ma gauche. Je vis passer, à quelques
mètres, sortant de la nuit et de l’ombre de la garúa, un char sombre et deux
fantômes, sans doute une voiture décapotable, avec un homme debout, à côté du
chauffeur, qui regardait dans ma direction et tenait en main quelque chose, un
fusil. Dans mon souvenir, ses yeux étaient rouge sang. Mais peut-on se fier à
ses souvenirs dans de telles circonstances ?
Il n’y eut pas d’autre incident, sauf que j’eus peur tout au
long du chemin, et même tout au long de la nuit. Le lendemain, les journaux parlaient en long et en large du
« pistolero fantasma », qui avait fait plusieurs victimes, en tirant
au hasard sur les passants. El Comercio croyait même connaître le
coupable : Poncho Negro. Bientôt, on ne parla plus que de cela. Il y eut
encore quelques tirs nocturnes, quelques victimes, puis, brusquement, plus
rien. Le calme habituel, troublé seulement par les habituelles bagarres
d’ivrognes qui se terminaient au dispensaire de la Beneficencia. Par contre, le
terrorisme urbain prenait dans l’opinion des proportions inouïes, et cela dura jusqu’à l’arrestation
de Poncho Negro, quelques mois plus tard. De fait, sa bande, ou ses amis, le
défendirent courageusement contre les forces de police. De fait, il y avait des
armes au Cerro San Cosme. Il en fallait bien un peu, dirent-ils au procès, pour
se défendre contre les nervis des propriétaires…
Le cours se donnait en un lieu improbable : une
dépendance de la Casa de Osambela, dans le vieux centre historique. Pour y
accéder, don Pedro n’avait qu’à traverser le pont du Rímac, prendre à droite,
et passer devant la Cathédrale, où repose la momie de Pizarro, dans un
sarcophage de verre. Il entrait alors dans l’un des palais baroques les plus
somptueux de l’époque virreinale[4],
dont le faste intérieur ne le cède en rien aux célèbres balcons de bois
sculptés. Mais il était tellement étranger à ce cadre, que je ne pouvais pas
l’y voir. En fait, lui-même ne le remarquait pas. Le palais du marquis d’Osambela n’était pour
lui que le siège de la Fondation culturelle Garcilaso de la Vega, un descendant
des Incas. À ce titre, un cours de quechua s’y trouvait à sa place. Et le reste, basta !
Lors de ces cours, nous progressions vite. Le professeur
était bon, et les élèves, semble-t-il, doués. Un jour, don Pedro nous fit faire
une petite rédaction. « Racontez un événement que vous avez
personnellement vécu ». Je me mis à
décrire ma rencontre nocturne avec les hommes de Poncho Negro. Yana
Punchu. Mon texte était court,
simpliste. J’avais volontairement forcé le trait : on ne fait pas dans la
nuance, quand on essaie d’écrire dans une langue mal connue. Telle quelle,
l’histoire eut son petit succès. Les élèves avaient tous vécu cette nuit-là
quelque chose d’extraordinaire. La presse en avait tant parlé ! Don Pedro
ne disait rien. Mais quand le cours fut terminé, il me demanda de rester un
moment avec lui.
« Je ne sais pas si vous avez inventé cette histoire,
dit-il. Mais peu importe. On a dit assez de mal de Poncho Negro. Un jour, il
sera tué, peut-être par un policier, peut-être par un militaire, peut-être
simplement par un de ces imbéciles qui croient tout ce que les journaux racontent.
Cessez d’en rajouter. Cet homme est un ami. Il ne fait pas ce genre de
choses ».
Je savais que mon histoire était vraie, mais j’avais inventé
un coupable. Tout comme la presse populaire, qui avait pour cela des raisons
commerciales et politiques dont je me croyais éloigné. Mais je n’avais pas été capable d’imaginer
Poncho Negro comme un être de chair et de sang, vivant en ce moment même, dans
le même monde, dans la même ville que moi.
Je me confondis en excuses. Il dut les croire sincères, car
il ne m’en parla plus. Jusqu’à ce jour du mois de septembre, où il me dit
brusquement :
« Si vous voulez, je vous le montre ».
« Qui donc ? »
« Celui qui a voulu vous tuer… Quand vous le
connaîtrez, vous cesserez de le prendre pour ce qu’il n’est pas ».
Nous sommes partis pour San Cosme le jour suivant. C’est tout près du centre, en
fait. Il suffit de traverser La Victoria, où se tient un marché permanent sur
le trottoir, et dans la rue, où l’on vient se fournir en vêtement de seconde
main, en sandales de caoutchouc. Ça grouille de monde, et on n’avance pas, mais
c’est un quartier de ville, un quartier
de marchands, de margoulins, de voleurs à la tire. Coloré, sympathique, normal.
Et soudain, devant soi, on voit une pustule ronde couverte de maisonnettes,
minuscules, qui s’appuient les unes sur les autres pour ne pas glisser, et font
ainsi l’ascension de la colline en s’écrasant quelquefois sous leur propre
poids, ou sous le poids des maisons voisines. On ne voit aucune rue. L’espace
est précieux à San Cosme. On circule à pied, dans de petits sentiers qui
serpentent entre les murs. Il n’y a pas de terrain plat. On monte ou on
descend. On monte, puis on descend, sans avoir rien vu du sommet, parce que la
vue est bouchée par le deuxième étage d’une maison de guingois, prête à
s’effondrer. Comment vivent les gens qui habitent là? Ce sont tous des architectes, ils ont
construit eux-mêmes, avec l’aide des voisins. Au début, ils n’avaient que des
cabanes de carton, et les pieds dans les ordures. Quand on sait cela, on se dit
qu’ils se sont bien débrouillés. L’odeur n’est pas si terrible, et les maisons
sont en dur, si l’on peut dire : il y a du torchis, des blocs de béton,
des briques, des bricaillons, de la terre de barre. Les toits sont en tôle,
quelquefois en paille. Il n’y a pas d’électricité bien sûr,
puisqu’officiellement il n’existe ici qu’une décharge publique. Pourtant, la
nuit, la plupart des maisons s’éclairent, et s’il y a quelques lampes à
pétrole, il y a surtout des prélèvements illégaux, des fils montés sur des
échalas. Comme dans la plupart des barriadas[5],
on achète son eau aux marchands d’eau, sans trop se demander où ils vont se
fournir.
Dans ce quartier, je ne serais peut-être jamais allé seul.
Mais don Pedro y était à l’aise, et connu de tous. Je me laissais conduire. À
un moment, il dut parlementer avec deux ou trois hommes, qui me jetaient des
regards plus perplexes qu’hostiles. Sait-on jamais ? Ils s’entretenaient à
voix basse, mais à cause du rythme des phrases, je suis sûr qu’ils se parlaient
en quechua. Nous nous enfoncions de plus
en plus loin dans le dédale des ruelles, et j’étais totalement désorienté.
Quelques minutes plus tard, nouveau barrage, nouvelles discussions :
« Il faut que je les persuade que vous n’êtes pas dangereux », me dit
don Pedro avec un grand sourire. « C’est ce que je crois. Si je me trompe,
vous devinez ce qui nous attend ! ».
Poncho Negro, selon la presse le
chef des mendiants de Lima, l’organisateur de l’insécurité, Poncho Negro
l’envahisseur, celui qui voulait donner à tous un peu de terre où construire sa
maison en prélevant l’espace sur les terres désertes ou abandonnées, Poncho
Negro nous attendait dans l’obscurité d’une des plus petites cahutes de San
Cosme, si petite, si reculée que l’air ne semblait pas y circuler, et que la
lumière du soleil ne l’atteignait pas. Don Pedro et lui s’embrassèrent comme
des frères. Dix minutes plus tard, je lui parlais comme à un oncle. Qakay
Punchu.
Quand ils sont venus l’arrêter, nous étions rentrés depuis
longtemps dans notre monde, celui des dorures éteintes et des boulevards
empestés, celui où la tuberculose ne tue que rarement. Je n’avais pas oublié
mon oncle. Mais les sentiers de San Cosme s’étaient refermés derrière moi,
comme le labyrinthe infranchissable qu’ils n’auraient pas dû cesser d’être. Je
n’imaginais pas qu’ils pussent être violés un jour par le soleil des
projecteurs, les cris, les pleurs, la puanteur lourde de la poudre. Ce fut une
petite guerre, dont je ne connaissais pas encore l’enjeu.
Mon oncle ne fut pas tué, mais certains de ses hommes y
laissèrent leur vie. On le conduisit à la prison de Lurigancho, où il dut
attendre plusieurs mois son procès. Il fut condamné pour des invasions de
terre, illégales certes, mais pas pour meurtre. De ce côté, le dossier était
vide, et l’opinion publique lui était, curieusement, devenue favorable.
Le surlendemain de l’arrestation, don Pedro me retint à
nouveau, après le cours.
« Vous savez ce qui s’est passé à San Cosme. Cela nous concerne tous les deux. Moi, parce
que je suis l’ami de Poncho Negro. Vous, parce que certains vous suspectent
d’avoir donné des informations à la police. Nous ferons bien de nous éloigner
quelques temps ».
Une bibliothèque de montagne
C’est ainsi que je quittai, pour la première fois, « Lima
la horrible[6] ». Comme Zoila travaillait à l’Hôpital Dos de
Mayo, et gagnait péniblement notre subsistance, je l’avais abandonnée à sa
chère garúa. Nous avions pleuré un coup. Le printemps arrivait, le temps
changeait, mais la brume était encore là quand notre combi se mit à remonter la Carretera Central. La route suivait la
vallée du Rímac en direction de Chosica, et s’élevait sans qu’on s’en
aperçoive, dans un monde de coton blanc. Après Chaclacayo, il y eut quelques
virages. Le chauffeur naviguait à l’estime. Je savais que la vallée était en
contrebas, et je commençais à m’inquiéter d’un accident possible, quand
apparurent tout à coup les coupoles brunâtres des collines pierreuses, les
cimes des arbres longeant le fleuve, le bleu intense du ciel, puis quelques
villages à flanc de montagne, très haut, très loin, surplombant une mer de
nuages bas, presque aussi brillante que le soleil. Il y avait à peine une
demi-heure que nous avions quitté les barriadas,qui encerclent la capitale de toute
part. C’était la première fois que je
voyais la garúa d’en-haut. « Il suffisait de cela », me dis-je, en
commençant à revivre.
Nous suivions à peu près le tracé du chemin de fer qui va de
Lima jusqu’à Cuzco, et au-delà. Lors de la construction de la ligne, des
milliers d’ouvriers furent atteints d’une maladie souvent mortelle, transmise
par des mouches minuscules qui piquent dès le coucher du soleil. Elles sont
toujours là. Le bruit de l’eau couvre celui de leurs essaims dansants, entre
les feuilles tremblantes des saules, dans la lumière dorée du couchant. Là où
elles ne sont pas, il n’y a que des pierres et de la poussière. Là où elles
sont, la mort attend le promeneur.
Je ne savais pas où don Pedro avait l’intention de
m’emmener, ni comment nous allions vivre, ni combien de temps allait durer
l’absence. Je le regardais, bien calé au fond de son siège, toujours coiffé de
son chapeau noir, les yeux fixés sur le sommet des grands Apu[7],
les monts enneigés, qui, de temps en temps, apparaissaient dans les brèches
entre les collines. Il avait passé sur ses épaules un poncho court, et mis des
lunettes noires. Les autres voyageurs étaient des ouvriers des chemins de fer
de La Oroya, des mineurs, des paysans. Tous avec leurs bagages, dont une grande
partie était arrimée sur le toit, dans un assemblage hétéroclite d’où
dépassaient des têtes et des pattes de poulets vivants, dont le regard
écorchait. Je remarquai le respect que don Pedro inspirait à tous ces gens. Il
n’avait pas eu besoin de leur parler pour l’obtenir, mais, quand il le faisait,
c’était avec une politesse majestueuse, qui n’avait plus rien à voir avec la
gouaille populaire des cafés de la Plaza de Acho, ni même avec le ton
professoral.
En moins de deux cents kilomètres, on monte à plus de 3700
mètres. C’est toute la terre qui s’élève d’un effort lent, tenace et
redoutable. Les hautes montagnes sont là,
mais elles restent inaccessibles, comme la lune. Au début, je me sentais
moins essoufflé que notre pauvre combi.
J’en étais fier, mais à La Oroya, dans les vapeurs de soufre et d’arsenic de la
ville la plus polluée du monde, on dut
me donner à mâcher des feuilles de coca…
Don Pedro ne pouvait pas quitter la ville sans avoir pris
quelques contacts. Une dizaine de personnes lui firent fête, dans une cantine
de la calle Junín. Pour la plupart, c’étaient des ouvriers des usines métallurgiques, mais il y avait aussi des
paysans de la vallée du Mantaro. Là, je vis clairement cet homme passer d’une
personnalité à l’autre. Aux ouvriers, il parlait un espagnol truffé
d’expressions argotiques, celles des rues des grandes et des petites villes de
la côte. Aux campesinos, il ne
parlait qu’en quechua, sans jamais y mettre un mot de castillan. Bien que je
sois incapable d’en juger, tout me faisait croire qu’il s’agissait d’une langue
très pure. Ceux qui ne parlaient qu’un seul idiome ne percevaient pas la
différence de ton. Les autres ne l’en admiraient que davantage. Aujourd’hui que
je connais mieux don Pedro, je peux affirmer qu’il ne jouait pas. Il était,
avec la même sincérité, deux personnages différents. À chacune des deux langues,
il avait associé une manière d’être, cette manière d’être avec une culture, et
il se sentait à l’aise dans l’une et dans l’autre, sans jamais les mélanger.
Surtout, il avait associé la langue avec une façon d’agir. Quand il parlait
castillan, il était, comme je l’avais supposé dès la première rencontre, un
leader ouvrier, un activiste social. Quand il parlait quechua, il était
l’héritier d’une tradition séculaire, un curaca[8].
Nous sommes partis avec les paysans du Mantaro : le curaca prit le pas sur le
syndicaliste. Après quelques défilés
creusés dans la montagne, la vallée s’élargit, permettant la culture du maïs,
de papas[9] blanches, jaunes, violettes, et de nombreux
légumes qui allaient bientôt nourrir la capitale. J’avais dû monter au sommet
de la cargaison d’un vieux camion, et m’y accrocher de mon mieux, en y
cherchant un creux rassurant entre deux entassements. Don Pedro, lui, voyageait
à la place d’honneur, à côté du conducteur.
Le soleil brillait. Des amoncellements de nuages sombres, en amont,
annonçaient une pluie à venir. De part
et d’autres de la vallée, les montagnes s’élevaient, de plus en plus haut,
jusqu’aux sommets inaccessibles. Le vent des neiges me transperçait.
L’orage nous atteignit en fin de journée. La pluie était si violente que le chargement
se mit à ressembler au lit d’un torrent. L’eau se déversait par malheur dans le
creux où j’avais cru bon de me réfugier. Heureusement, ce qui n’était pas bon
pour moi ne l’était pas non plus pour la marchandise. Le camion s’arrêta. Je vis que nous étions arrivés dans
un village d’une quinzaine de maisons, où nous fûmes logés, et où l’on fit du
feu pour que je puisse me sécher.
La terre du Mantaro est riche. De tous temps, elle attira
les convoitises. Les paysans ont dû se battre pour en rester maîtres. Ils y ont
réussi : la plupart des terres appartiennent aux communautés indiennes,
organisées en ayllu, système de
propriété collective qui existait déjà, longtemps avant les Incas. C’est le
pays des Huancas, héritiers des Chancas qui furent des guerriers terribles,
eux-mêmes successeurs de l’empire Huari. Ce sont surtout des paysans, tenaces
et habiles.
Dans la maison voisine, un homme était malade. Je vis une
femme demander aux enfants d’aller chercher des herbes dans la montagne. Peu
après, ils revinrent avec des fleurs sauvages.
Je m’étais attendu à voir des feuilles, des racines… Les enfants d’ici
connaissent bien les plantes et leurs propriétés : ils ne s’étaient pas trompés.
La femme mit les fleurs sur le corps du malade, et tout autour. Elle le lava,
le parfuma avec cette eau de Cologne médiocre qu’on trouve ici sur les marchés.
J’avais l’impression d’une cérémonie funèbre, et cela me choquait beaucoup
qu’on traitât un homme vivant comme s’il était mort. Mais il ne s’agissait pas
de cela. La femme se mit à lui crachoter sur le visage de gros postillons verts
qui étaient des feuilles de coca mâchouillées, tout en prononçant des paroles
où je pouvais reconnaître, de temps en temps, le nom de saints catholiques. Puis
elle alluma un long cigare, et souffla la fumée tout autour du corps. Elle
répandit sur le sol de la chicha[10]
et de l’alcool de grain. L’homme était immobile, mais conscient, les yeux
ouverts, et ne semblait perdre aucun détail de la cérémonie.
De son coin, don Pedro me regardait d’un air narquois. Je
m’en voulais de ne pas oser lui demander d’explications, et lui, il
m’observait, sans vouloir m’en donner.
Je me dis que j’avais quand même eu beaucoup de chance d’être tombé, dès mon
arrivée, sur un tel rituel. Le lendemain, un jeune homme se fit un plaisir de
m’expliquer que l’homme avait éprouvé une grande peur, seul dans la montagne.
Du coup, son âme l’avait quitté, pour flotter seule dans l’espace. Si on ne
réussissait pas à la convaincre de réintégrer le corps, il mourrait, dit-il, en quelques jours ou en quelques mois.
« D’où les fleurs ? » dis-je.
« Oui, l’âme est comme une fille, il faut la séduire,
sinon elle s’en va. Si le corps sent bon,
elle aura envie de revenir. S’il sent la maladie, c’est fichu ».
Il souriait, de cet air timide et salace qu’ont les jeunes
gens pour parler des choses de l’amour. Je me demandais si je pourrais avoir un
jour avec mon âme, et pour autant que j’en aie une, la même relation d’érotique
séduction.
Le lendemain, le temps s’était remis au beau, et le malade
allait mieux. Le camion reprit la route, cette fois par des chemins de
traverse. Les champs de maïs et de pommes de terre s’éloignaient, formant un
camaïeu vert pâle tout au long du Mantaro, tandis que nous montions vers
d’incertaines solitudes de roches nues d’où, parfois, descendait un troupeau de
lamas, avec son berger. Le soroche me
prit brusquement, sans prévenir. J’étais toujours au sommet de la cargaison,
bien enfoncé entre deux baules[11].
Heureusement, car je le jure, si j’avais pu, j’aurais sauté du camion pour
mourir plus vite. Mais cela m’aurait demandé une énergie que je n’avais pas. Le
corps se défait, part en lambeaux,
l’esprit se débilite et se traîne. Il est difficile de se sentir plus
misérable. Je compris, plus tard, que nous étions à ce moment-là au sommet d’un
col : dès que la descente s’amorça, le malaise disparut, sans laisser la
moindre trace.
Au bout d’une longue journée d’un voyage éprouvant, nous
sommes arrivés dans un village, dont je préfère taire le nom. Don Pedro était
chez lui. Sur un éperon rocheux, qui pouvait donner trois cents mètres de
terrain plat, se tassaient les maisons : blocs de pierre et toits de
paille. D’un côté, une falaise abrupte montait jusqu’à la hauteur du col où
j’avais cru terminer ma vie. De l’autre, un précipice descendait jusqu’à une
rivière, dont on apercevait au loin le scintillement. Une ligne électrique
escaladait, Dieu sait comment, ces pentes vertigineuses, en bondissant d’une
terrasse à l’autre, d’un poteau à l’autre, pour apporter de quoi faire briller
quelques ampoules et témoigner, par là, de l’existence d’un État moderne.
« Il y a beaucoup de peur par
ici, dit enfin Don Pedro. Beaucoup de raisons d’avoir peur. La nature est dure,
et les hommes le sont encore plus. Et les dieux qui nous entourent ne sont pas
tendres non plus ».
« Pourquoi les
dieux ? » dis-je. Je comprenais ce qu’il disait de la nature et des
hommes. La lutte entre les latifundistas et
les comuneros[12]
avait duré des siècles et n’était pas finie encore, que déjà apparaissait une
nouvelle violence, avec la guérilla. Récemment, la presse avait annoncé le
massacre d’un village par l’armée régulière. Mais les dieux ?
« Les dieux viennent de la
terre et du ciel et, surtout, de là où la terre touche au ciel. Ce sont des
forces ».
A Lima, don Pedro faisait partie de
la Hermandad du Señor de los Milagros. Si nous n’avions pas dû partir, il se
serait bientôt retrouvé dans les rues bondées, tout habillé de mauve, portant
le dais de l’image miraculeuse. Ce
Dieu-là n’est pas dangereux. Il est, au contraire, toute tendresse. Un esclave
noir l’avait peint pour oublier sa condition, pour être protégé, et depuis lors
il n’avait pas cessé de protéger la ville…
« N’est-il pas une force, lui
aussi ?, dit don Pedro en réponse à ma question. As-tu déjà vu le dragon
de la foule avancer dans les rues étroites, se répandre, s’étrangler ?
Sais-tu qu’il y a chaque année des gens qui meurent écrasés, étouffés ou
piétinés ? »
Je le savais. Toutefois, je ne pouvais
pas abandonner si vite ma croyance en un Dieu bon. En quoi était-Il responsable
de ces morts ? La chose méritait réflexion.
Dans ce village, dont je tais le
nom, il y avait une bonne vingtaine d’habitants. Quelques maisons avaient été
abandonnées récemment, quand leurs occupants cessèrent de s’accrocher à leurs
rochers, et partirent pour la côte. Don Pedro, lui aussi, était parti, un jour.
Il restait actuellement trois familles, réparties en sept, huit chozas[13].
Trois lignées, du reste apparentées entre elles, et dont les noms ne pouvaient
que surprendre. L’une, bien sûr, portait le nom de don Pedro : Huayna
Cápac. La deuxième famille s’appelait Yáhuar Huaca, et c’est aussi le nom d’un
Inca. La troisième s’appelait Quispe. Il n’y a pas eu de souverain de ce nom,
même si une certaine princesse, mariée à Pizarro, portait le nom de Quispe Sisa. C’est, d’ailleurs, un des noms quechuas
les plus répandus de nos jours. Plus tard, j’eus l’explication de tout cela:
« Au XVIIIème siècle, après la défaite et la mort de
Condorcanqui, Túpac Amaru II, nos
familles se sont réfugiées dans ce village, parce qu’il semblait sûr. Déjà, aux
temps de la conquête, les descendants des Incas ont dû se disperser, pour ne
pas être massacrés. Certains se sont cachés à Vilcabamba, d’où ils ont été
finalement chassés. Ils se sont regroupés dans différents villages autour de
Cuzco, notamment à Sicuani, où mes ancêtres ont vécu pendant deux cents
ans. Condorcanqui était un cousin. Quand
il a levé la bannière, nos ancêtres l’ont rejoint. Plusieurs sont morts avec
lui ».
Ce discours trop sobre ne raconte pas ce qui s’est
réellement passé. Il ne dit pas qu’on a tranché la langue et le nez de ces
gens, avant de les écarteler. Il ne dit pas que le père devait voir supplicier
ses enfants, sa femme, avant de connaître le même sort qu’eux. Et pourtant, il
y eut des survivants, et leurs descendants vivent encore parmi nous.
Je pus connaître le père et la mère de Don Pedro, et sa
famille. Comme on pense, ils étaient tous cousins dans le village. Pourtant,
les mariages ne se faisaient pas toujours entre voisins. Ils obéissaient à une
logique simple, qu’on peut appeler dynastique : lorsque les liens entre
deux branches de la famille des anciens Sapa Incas tendaient à se distendre
trop, un mariage venait les resserrer. Ce qui voulait dire qu’à chaque moment,
dans ce lieu de relégation du bout du monde, on se souciait de ce que
devenaient de lointains cousins vivant à plusieurs dizaines, centaines ou
milliers de kilomètres, et qu’on savait les naissances et les décès de lignées
divergeant parfois depuis des siècles.
Je fis amitié avec la vieille maman. Elle s’appelait Ana
Hidalgo, mais n’avait rien d’espagnol, ou alors c’était d’il y a longtemps. Un
visage de vieille pomme, des yeux pétillants de finesse, un sourire qui pouvait
être aussi bien celui d’une jeune fille que celui d’une diablesse. Le matin,
elle préparait un cañihuazo avec
l’eau de la source ou, exceptionnellement, avec du lait de chèvre ou de lama.
C’était une bouillie, dont j’appris à aimer le goût de son. Le soir, elle préparait des légumes avec du chuño, la pomme de terre gelée, séchée,
déshydratée, devenue éternelle dans l’eau pure des torrents et l’air sec des
glaciers. On mâchonnait de la viande séchée, parfois on sacrifiait un des
nombreux cochons d’Inde qui partageaient l’espace domestique. On parlait peu. Mais elle regardait tout le
monde, et rien ne pouvait lui échapper, même les états d’âme d’un gringo. Je ne
l’ai jamais entendu parler qu’en quechua, mais je suis sûr qu’elle comprenait
tout ce que je pouvais lui dire en castillan, et je crois qu’elle aurait
compris tout aussi bien si j’avais parlé allemand. C’est elle qui me montra les
qipu, d’où je compris comment se
conservait le souvenir des événements familiaux : des liasses de
cordelettes à nœuds, dont chacun représentait une personne dans sa lignée, la
couleur des fils ajoutant une information codée qui jusqu’ici m’est restée inconnue.
On parlait peu. À part la vieille maman, on montrait peu les
sentiments. Je me suis longtemps demandé s’il y avait là un signe d’hostilité
vis-à-vis de l’étranger que j’étais. Même don Pedro avait changé. Peut-être
pour se conformer à l’ambiance et à la tradition locale, mais aussi, peut-être,
parce qu’il était responsable de ma présence au sein de sa famille. Comment
pouvais-je en être sûr ?
J’avais beau savoir que ces
gens avaient un passé, je les considérais comme des paysans : ils
vivaient de la terre et du travail de leurs mains. De leurs ancêtres, ils
savaient ce que la mémoire peut contenir, ce que les récits peuvent transmettre
à la veillée, quand il fait trop sombre pour encore travailler, quand la
fatigue n’est pas trop écrasante. Pas grand-chose, me semblait-il, et toujours
les mêmes histoires depuis des siècles. En quoi je me trompais. D’abord, parce
que la mémoire peut contenir beaucoup quand elle est exercée. Mais aussi pour
une autre raison : ils lisaient.
Il me fallut longtemps pour remarquer qu’une des « maisons
abandonnées » ne l’était pas vraiment. Certes, personne n’y vivait, mais
elle était entretenue avec plus de soin que les maisons occupées. Il y avait
toujours quelqu’un pour désherber le chemin qui y menait, ou rajouter une botte
d’ichu[14]
sur le toit. Chose plus surprenante, la porte était neuve, faite de planches
épaisses et de madriers solides, et fermée d’un gros cadenas de cuivre, acheté
à la ville. Il y avait là un trésor. Aussitôt, à ma honte, je pensai à l’or.
L’or que les Espagnols n’avaient pas eu, une partie du moins, ne pouvait-il pas
être là, aux mains de ces descendants d’Incas, au lieu d’avoir été déversé dans
une quelconque lagune, et perdu ? Non, je ne pensais pas au vol. Je rêvais
seulement.
Don Pedro s’en rendit compte. Il vit sans doute les regards
coulissants que je jetais en direction de cette maison, sans pouvoir m’en
empêcher. Il me détrompa sans le savoir, et j’en fus soulagé.
« C’est la bibliothèque du Padre Valdes, le curé de
Sicuani. Ma famille en a hérité ».
Sur le moment ce fut tout mais, bien sûr, je ne pouvais en
rester là. J’ai donc su que Valdes, Antonio Valdes, était lié à José Gabriel
Condorcanqui, et qu’il avait sauvé ses manuscrits en les cachant dans la
sacristie de Sicuani, avec les Bibles et les Ordinaires chrétiens. J’ai su qu’à
Vilcabamba, durant toute la période d’indépendance, il existait un véritable scriptorium, comme dans une abbaye
bénédictine. Certes, l’empire inca ne connaissait pas l’écriture. Mais les
souverains de Vilcabamba avaient appris à parler et à lire le castillan. Ils
avaient aussi compris qu’il fallait sauvegarder leur tradition littéraire orale
en la couchant sur le papier. On se récitait les anciennes chroniques, les
poèmes, les drames épiques, et on les écrivait en adaptant un peu. De ce labeur
considérable, le seul exemplaire connu est le texte d’Apu Ollantay, celui qui se trouve au couvent de Santo Domingo, à
Cuzco. Il provient de Sicuani. Mais la plus grande partie des textes qui ont
échappé à la destruction se trouvait ici, dans une choza, soigneusement
protégée, de ce village dont je tais le nom.
Condorcanqui lui-même, qui avait reçu une éducation soignée,
parlait latin. Il était aussi marquis d’Oropesa, avant sa
« trahison ». Les vice-rois en avaient eu tellement peur, qu’à sa
mort, en 1781, on supprima tous les privilèges accordés jusque-là aux
descendants de l’aristocratie indigène. Il faut dire, que l’Inca Túpac Amaru II[15]
avait été jusqu’à décréter la suppression de l’esclavage, non seulement pour
les Indiens, mais aussi pour les Noirs !
Quand la méfiance disparut, je pus entrer dans la
bibliothèque. Il y avait là, soigneusement rangés, plusieurs dizaines,
peut-être deux cents volumes. Je vis d’abord le soin qu’on avait pris, qu’on
prenait toujours pour les protéger d’une altération, pourtant inévitable. Mais
l’altitude et la sécheresse de l’air tuaient la moisissure, et limitaient
fortement la présence des rats. C’étaient de gros volumes, reliés de cuir (peau
de vache ou de lama, certains même – les plus précieux, me dit-on, ceux qui
avaient été touchés par l’Inca – étaient
en cuir de vigogne ou d’alpaca). Ils étaient manuscrits, sauf un petit nombre,
écrits en espagnol, qui avaient été publiés avant la grande rébellion. Parmi
ceux-ci, se trouvaient des ouvrages de Garcilaso, de Guaman Poma Ayala :
des originaux, disparus des rayons des grandes bibliothèques d’Europe et
d’Amérique. On me cita aussi des tas
d’œuvres classiques de la littérature orale quechua, aussi importantes
qu’Ollantay. Mais comment aurais-je pu, sans les connaître, sans en avoir
jamais entendu prononcer le nom, retenir tous ces titres ? Il me reste le
souvenir ébloui d’un trésor, infiniment plus précieux que l’or, infiniment plus
fragile aussi.
Après trois mois, don Pedro estima que le danger était
passé, pour lui comme pour moi. Poncho Negro avait été jugé. Il était sorti de
prison sous les acclamations. Il était temps de partir. On fit une fête, pour
la despedida[16].
Des musiciens vinrent de villages voisins, à plusieurs heures de marche, avec
leurs grandes flûtes de Pan, leurs quenas, leurs tambourins. Pour la première
fois on but, de la chicha préparée sur place les jours précédents et mâchée par
les femmes, dont la vieille maman, et aussi le « vinito de los caballeros »,
fait d’alcool, de sang, et d’autres ingrédients que j’ignore. Les rythmes
étaient ceux des Huancas, habitants des environs, mais, parfois, pour faire
honneur à la famille qui les recevait, les musiciens jouaient des airs du
Cuzco. A ce moment, les gens s’arrêtaient un instant de danser. Le silence
laissait entendre alors un vent de tristesse, soufflant du sud au nord de
l’Ande, et qui apportait des parfums disparus. Puis, les droits de la musique
emportaient dans la danse les jeunes et les vieux, et nous tournions,
tournions, jusqu’à ce que le cœur nous
fasse défaut et que nous nous effondrions sur le sol, le soleil, la lune et les
étoiles en tourbillon devant les yeux.
Partir en été
Le retour se fit de la même façon qu’à l’aller, à ceci près
que j’avais à présent le droit de m’asseoir entre don Pedro et le conducteur.
Ce que je laissais derrière moi, le trésor de ces livres, le trésor de cette
vie partagée, c’est un lien qui sans se rompre, s’étirait sur le sol. La
compagnie de don Pedro me laissait pourtant croire que le trésor, d’une
certaine façon, m’accompagnait. Hélas, don Pedro devait bientôt changer de peau,
comme un lézard, et redevenir le citadin des quartiers pauvres, le professeur
besogneux que j’avais d’abord rencontré. Cet homme-là, je l’aimais aussi. Mais
de temps en temps, je le regardais avec incrédulité, cherchant à retrouver à
travers lui l’image de sa mère, la lumière incisive des hauteurs, et les traits
inaltérés de José Gabriel Condorcanqui.
La ville ne ressemblait plus à celle que j’avais quittée. À
présent, on voyait tout le cours des grandes avenues qui mènent à la mer,
jusqu’aux falaises de Miraflores, jusqu’au reflet de l’Océan. De l’autre côté,
on était oppressé par les cerros pelados,
ces collines caillouteuses qui sont les avant-postes du désert. Il faisait
chaud, terriblement : marcher sur un trottoir, exposé au soleil de
midi et à la réverbération des façades,
donnait l’impression de cuire, de craquer et de résonner comme une céramique
dans un four. Heureusement, cette éventualité
était rare, puisqu’en ces heures chaudes, on faisait la sieste. Cette habitude
m’avait toujours parue absurde durant les mois d’hiver. À présent, c’était une
bénédiction. Vers les quatre heures, la
ville se réveillait, les marchands sortaient leurs cargaisons de mangues, de
citrons verts, pressaient leurs jus de fruits, vendaient des sorbets de
granadillas, de chirimoyas, de lúcumas.
J’avais retrouvé Zoila. Je sais bien, je n’ai pas été très
juste avec elle dans ce récit, et, qui sait, dans la réalité non plus. Mais je
l’aime beaucoup, Zoila. Peut-être est-ce pour cela que j’en parle peu. Elle
avait travaillé, et mis de l’argent de côté. Grâce à elle, nous pouvions même
prendre un billet d’avion, quitter cette ville, infernale et merveilleuse, pour
un pays normal où il pleut, pour un pays où il fait assez froid l’hiver pour
qu’on pense à y chauffer les maisons…
Dans l’avion, l’air et les paroles d’une des chansons à
danser de l’autre jour me sont revenus en mémoire :
Color
Color punchituchay
Amamá
kutinkichu
Qosqo
p’asñakunata
Sumaramunay
kama
Color
color unkhuñachay
Amamá
kutinkichu
Qosqo
maqt’achakuna
Suwaramunay
kama
P’istuysi
kapuwan
Yanachitamanta
Pukaraq
yuraqraq
Qhawapakunaypaq
Pituysi
kapuwan
Yanatullumanta
Pukaraq
yuraqraq
Qhawapakunaypaq
Ce n’est pas facile à traduire. Si l’on veut tout y mettre,
la forme devient bien lourde. En voici le sens, à peu près :
Mon petit poncho rouge
Jamais tu ne reviendras
Jusqu’à ce qu’à Cuzco les filles
Se soient faites belles
Ma petite chemisette colorée
Jamais tu ne reviendras
Jusqu’à ce que les aient prises
Les garçons de Cuzco
Bien cachées sous le voile
Se cherchent un amant
Tantôt rouge, tantôt blanc
Les autres les regardent
En couple sous le voile
Ils font l’amour ( ?)
Tantôt rouge, tantôt blanc
Et les autres regardent
L’air est très gai, et la chanson
cynique, comme le narrateur de cette histoire. La traduction n’est pas
garantie. Mais elle le dit, et je le savais en partant : Jamais tu ne
reviendras !
[1]
Brochettes de cœur de bœuf.
[2]
Les Indiens avaient donné
aux envahisseurs le nom d’un de leurs dieux !
[3]
Simi : langue ;
runa : homme.
[4]
Castillanisme voulu :
concerne les vice-rois.
[5]
Bidonvilles.
[6]
Expression courante
d’origine littéraire.
[7]
Apu veut dire dieu, et
aussi sommet.
[8]
Chef indien.
[9] Pommes de terre.
[10]
Bière de maïs.
[11]
Malles.
[12]Les grands propriétaires et les
cultivateurs indiens des terres collectives.
[13] Maisons indiennes en terre
sèche.
[14] Herbe dont on fait un chaume
pour couvrir les toits.
[15]
Condorcanqui.
[16]
Fête d’adieu.